• Aucun résultat trouvé

L E DIALOGUE DE R ICŒUR AVEC L EVINAS

1. Le soi comme ipséité

Comme nous avons commencé à le montrer en évoquant La philosophie de la volonté, la question de la compréhension de soi traverse véritablement toute l’œuvre de Ricœur. Toute l’herméneutique de Ricœur vise en effet à éclaircir la question de la compréhension de soi. Bien entendu, entre un texte plus ancien comme « Existence et herméneutique » (1969) et Soi-même comme un autre (1990) où Ricœur pose explicitement

la question « Qui suis-je ? », sa conception même du soi va évoluer, passant d’une compréhension du soi comme « existence » à une compréhension du soi comme « ipséité ». Cependant, ultimement, c’est toujours la compréhension de soi que vise l’herméneutique. Dans « Existence et herméneutique », Ricœur écrit ainsi que :

[t]oute interprétation se propose de vaincre un éloignement, une distance, entre l’époque culturelle révolue à laquelle appartient le texte et l’interprète lui- même. En surmontant cette distance, en se rendant contemporain du texte, l’exégète peut s’approprier le sens : d’étranger, il veut le rendre propre, c’est-à- dire le faire sien, c’est donc l’agrandissement de la propre compréhension de soi-même qu’il poursuit à travers la compréhension de l’autre. Toute herméneutique est ainsi, explicitement ou implicitement, compréhension de soi- même par le détour de la compréhension de l’autre218.

Mais justement, comment se comprend-il ce sujet ?

Le soi que Ricœur découvre au fil des études de Soi-même comme un autre est un soi qui se sait notamment toujours déjà pétri d’altérité. Voilà en quoi il vient rompre avec les conceptions du soi et de l’autre envisagées dans leur toute puissance et ouvrir « des possibilités d’inter-communication entre des soi certes distants, mais pas incomparables »219. Ce soi qui reconnaît la part d’altérité qui le constitue, Ricœur nous le donne à voir, plus particulièrement, à travers la dialectique de l’ipséité et de l’altérité : le soi ne peut être pensé sans l’autre. Soi et autre : les deux sont inextricablement liés. Ils entretiennent un rapport dialectique, terme à entendre comme supposant une relation au sein de laquelle « certaines choses n’existent ou ne sont connues que si une autre chose opposée existe ou est connue en même temps »220. L’altérité apparaît comme inhérente à l’ipséité. Pour mieux voir l’ipséité, il ne s’agit pas d’écarter l’altérité – comme le fait, par exemple, Husserl dans la réduction au propre221. C’est plutôt en considérant l’altérité que l’on va voir l’ipséité apparaître.

218 P. Ricœur, « Existence et herméneutique », p. 20, nous soulignons.

219 R. Kearney, « Entre soi-même et un autre : l’herméneutique diacritique de Ricœur », p. 59. 220 P. Ricœur cité par Olivier Abel dans son ouvrage Paul Ricœur. La promesse et la règle, p. 91.

221 Le premier geste que pose Husserl dans la Cinquième méditation afin de tenter de répondre à l’objection

du solipsisme est d’opérer une nouvelle réduction. Cette « réduction au propre » consiste à faire abstraction de tout ce qui est étranger et de ne considérer plus que ce qui est propre à l’ego transcendantal. Sur la base de la réduction transcendantale, il s’agit donc de déterminer ce qui appartient en propre à l’ego transcendantal, ce qui lui est spécifique, ce qui implique de mettre entre parenthèses tout ce qui se rapporte aux autres, que ce soit directement ou indirectement par le biais de médiations (culture, langage). « La première exigence méthodique, écrit Husserl, est […] de commencer par accomplir à l’intérieur de la sphère universelle transcendantale une épochè thématique d’un type spécifique. Nous excluons hors du champ thématique tout ce qui est maintenant en question, c’est-à-dire nous excluons du regard toutes les opérations constitutives de

À ce point de l’analyse, il est important de saisir que c’est avec l’ipséité que l’altérité entretient ce type de rapport dialectique222. En effet, cette dialectique de l’ipséité et de l’altérité repose sur la distinction fondamentale que fait Ricœur dans Soi-même comme un autre, à savoir la distinction entre moi et soi, entre l’idem et l’ipse. Ainsi, écrit Ricœur dans la préface de Soi-même comme un autre :

Tant que l’on reste dans le cercle de l’identité-mêmeté, l’altérité de l’autre que soi ne présente rien d’original : « autre » figure, comme on a pu le remarquer en passant, dans la liste des antonymes de « même », à côté de « contraire », « distinct », « divers », etc. Il en va tout autrement si l’on met en couple l’altérité avec l’ipséité. Une altérité qui n’est pas – ou pas seulement – de comparaison est suggérée par notre titre, une altérité telle qu’elle puisse être constitutive de l’ipséité elle-même. Soi-même comme un autre suggère d’entrée de jeu que l’ipséité du soi-même implique l’altérité à un degré si intime que l’une ne se laisse pas penser sans l’autre, que l’une passe plutôt dans l’autre, comme on dirait en langage hégélien. Au « comme », nous voudrions attacher la signification forte, non pas seulement d’une comparaison – soi-même semblable à un autre –, mais bien d’une implication : soi-même en tant que… autre223.

Et encore, dans un autre texte : « “Soi” est immédiatement structuré par l’altérité. Dans Soi- même comme un autre, j’ai voulu montrer que l’ipséité – la propriété réflexive du soi – était essentiellement liée à sa capacité réceptive à l’égard de l’altérité »224.

Pour bien saisir la dialectique de l’ipséité et de l’altérité, il convient de préciser cette distinction entre ipséité et mêmeté et d’éclaircir la relation que ces deux facettes de l’identité entretiennent avec l’altérité. En effet, la mêmeté et l’ipséité entretiennent toutes les deux un rapport à l’altérité, mais un rapport qui est différent.

Nous l’avons déjà évoqué : toute la philosophie ricœurienne est traversée par la quête du soi, mais c’est véritablement dans Soi-même comme un autre qu’il attaque de front cette question en prenant comme fil directeur de son travail la question « Qui suis-je ? ». Dans les chapitres centraux de l’ouvrage (études cinq et six), il établit la distinction majeure entre

l’intentionnalité qui se réfère immédiatement ou médiatement à la subjectivité étrangère » (Méditations cartésiennes, § 44).

222 Ce que Johann Michel souligne également quand il écrit que : « L’introduction de l’identité-ipse […]

scelle le […] tournant intersubjectif. Qu’il s’agisse de l’identité narrative ou du caractère, de l’autre entre assurément dans la constitution du même, si l’on considère, d’une part, que la narration de soi-même s’enchevêtre avec la coprésence d’autrui, d’autre part, que les dispositions acquises du caractère intègrent des opérations d’identification à des personnes, des personnages, des héros. Mais ce qu’apporte en supplément l’identité-ipse concerne la médiation éthique d’autrui au cœur de soi-même » (J. Michel, Paul Ricœur. Une

philosophie de l’agir humain, p. 94).

223 SA, p. 13-14.

deux facettes de l’identité : l’identité-idem ou mêmeté et l’identité-ipse ou ipséité auxquelles Ricœur accole deux modèles paradigmatiques que sont respectivement le caractère et la promesse. Caractère et promesse traduisent deux façons de se reconnaître comme étant soi-même. Le caractère et la promesse se trouvent chacun à un pôle du concept d’identité225. En effet, le caractère marque le recouvrement de l’ipse par l’idem alors que dans le cas de la promesse, l’ipséité s’affranchit de la mêmeté. D’un côté, idem et ipse coïncident, alors que de l’autre côté l’ipse est irréductible à l’idem. Mais comment le caractère et la promesse nous permettent-ils de prendre la mesure de la mêmeté et de l’ipséité ?

Le caractère, tout d’abord, est ce qui nous permet de dire d’une personne que c’est bien elle. Plus précisément, Ricœur le définit comme « l’ensemble des marques distinctives qui permettent de réidentifier un individu comme étant le même »226 ou encore comme « l’ensemble des conditions durables à quoi on reconnaît une personne »227. Or, ces marques distinctives ou ces conditions durables qui traduisent la constance, la stabilité du caractère sont plus exactement des dispositions qui relèvent de l’habitude ou d’identifications acquises. Ces deux concepts – habitude et identifications acquises – sont particulièrement intéressants pour notre questionnement dans la mesure où 1) ils requièrent, pour se construire, le recours à l’altérité et où 2) ils nous permettent de voir dans quelle mesure l’idem vient recouvrir et en quelque sorte fixer ou figer l’ipse.

En effet, ce que traduisent l’habitude et les identifications acquises, c’est premièrement que l’identité d’un individu se forme en grande partie grâce à l’identification aux normes, valeurs, attitudes du groupe auquel il appartient, qu’elle se façonne donc par des emprunts extérieurs. L’altérité est donc bien présente dans la formation du caractère sous les traits de ce à quoi le soi s’identifie. Le soi, c’est-à-dire l’ipse, participe en effet du caractère. Plus précisément, il se laisse deviner dans le moment où l’individu s’identifie ou se reconnaît dans des personnes, personnages, figures héroïques, valeurs ou autres. L’ipse se laisse déceler dans le moment de la réflexion, et plus précisément de la réflexion telle que l’entend Ricœur, c’est-à-dire médiatisée par l’altérité. Mais avant d’en venir au

225 Plus précisément, ils entretiennent une relation dialectique dont la narration est le terme médiateur. Nous

n’abordons pas cet aspect, c’est-à-dire la question de l’identité narrative, ici dans la mesure où c’est la distinction de la mêmeté et de l’ipséité qui s’avère pertinent pour notre propos plus que leur mise en relation.

226 SA, p. 144. 227 Ibid., p. 146.

moment de la médiation, nous tenons à insister sur le fond du caractère, à savoir l’ipséité. Comme nous avons commencé à le voir, avant tout, l’ipse traduit le geste réflexif. L’ipse, c’est le « se » plutôt que le « je ». C’est le « s’ » de s’identifier à. L’ipse, c’est le « soi » qui, nous dit Ricœur, en français « est défini d’emblée comme pronom réfléchi »228. Par ailleurs, rapprocher « soi » du terme « se » permet de lever l’obstacle consistant à considérer le pronom « soi » comme n’étant le pronom réfléchi que de la troisième personne. En effet, le « se » tant qu’il est rapporté à des verbes du mode infinitif, « désigne alors le réfléchi de tous les pronoms personnels, et même de pronoms impersonnels, tels que “chacun”, “quiconque”, “on” »229. Ainsi, le fait de se reconnaître dans des valeurs, de s’identifier à des figures héroïques qui sont le propre du caractère portent la marque de l’ipse qui en est même au fondement. L’ipse est bien présente dans la formation du caractère.

Cependant, il convient encore de rappeler que, pour Ricœur, le retour à soi de la réflexion ne se fait pas dans l’immédiateté, mais toujours par le biais d’un détour. Le retour à soi nécessite un intermédiaire, un terme médiateur. Dans le cas du caractère, ce sont toutes les figures, mais aussi toutes les valeurs, les normes, les idéaux pour reprendre des termes que Ricœur lui-même emploie230 qui nous servent de modèles dans l’enfance et encore à l’âge adulte pour advenir à nous-même. Ce sont tous les modèles par lesquels se construit notre caractère. Ces modèles représentent une forme d’altérité qui entre en relation avec le caractère. De l’autre entre dans le même. Mais il faut immédiatement préciser qu’il entre en relation sur le mode de l’intégration. En effet, le caractère autre de ces différents modèles est intériorisé, ce qui a pour effet, au final, d’annuler précisément l’altérité. Pour le dire autrement, l’autre est devenu même. L’altérité a été transformée en mienneté. Ainsi, ce processus dynamique de réflexion médiatisée qui intériorise l’altérité aboutit à l’acquisition et à la sédimentation dans le même de ces traits autres et cela sous la forme de dispositions que l’on rassemble sous le vocable de caractère. De cette façon, le caractère acquiert une stabilité. Ainsi, « en tant même que seconde nature, mon caractère

228 Ibid., p. 11.

229 Idem. « “Soi” est un réflexif de toutes les personnes, écrit Ricœur. C’est par ce chemin, précise-t-il par

ailleurs, que je me suis efforcé de quitter les ornières d’un certain solipsisme, d’un certain idéalisme que j’ai moi-même traversé alors que j’étais plus proche que je ne le suis maintenant de Husserl, et surtout du Husserl des Méditations cartésiennes » (P. Ricœur, « Entretien », p. 24)

c’est moi, moi-même, ipse; mais cet ipse s’annonce comme idem. Chaque habitude ainsi contractée, acquise et devenue disposition durable, constitue un trait – un trait de caractère précisément –, c’est-à-dire un signe distinctif à quoi on reconnaît une personne, on la réidentifie comme étant la même, le caractère n’étant pas autre chose que l’ensemble de ces signes distinctifs »231.

Un tout autre rapport à l’altérité se dessine dès lors que l’on considère l’identité-ipse, c’est-à-dire cette forme d’identité où l’ipséité est mise à nu sans le support de la mêmeté232. L’exemple que Ricœur considère comme paradigmatique dans le cas de l’identité-ipse est celui du maintien de la parole donnée, autrement dit celui de la promesse. Promettre, c’est s’engager à faire ce que l’on a dit que l’on ferait. Définition qui rend relativement bien compte de ce qu’est la promesse, mais qui cache cependant, en son sein, un élément essentiel qu’il convient de faire apparaître si l’on ne veut pas passer à côté de ce qu’elle est vraiment. En effet, si l’on prend cette définition telle quelle, sans en faire apparaître la dimension dialogale, c’est-à-dire sans dé-couvrir la part de l’autre qui lui est inhérente, un danger guette l’auteur de la promesse. Péril de l’enfermement sur soi. Si l’on ne fait pas explicitement ressortir que la promesse est avant tout promesse faite à quelqu’un, si l’on occulte l’autre à qui la promesse est faite, alors cet engagement qui la caractérise n’est plus, finalement, qu’engagement envers soi : ne maintenir sa promesse que parce qu’on s’est engagé à le faire. Promesse qui n’est alors plus qu’une obligation envers soi-même. Cependant, Ricœur nous rappelle que « l’engagement est […] premièrement “envers l’allocutaire” »233. C’est donc seulement si l’on reconnaît que la promesse est avant toute chose engagement envers l’autre234, autrement dit si l’on fait ressortir explicitement la dimension dialogale de la promesse que l’on peut venir contrer l’enfermement du soi. Ricœur nous dit ainsi que

l’obligation de se maintenir soi-même en tenant ses promesses est menacée de se figer dans la raideur stoïcienne de la simple constance si elle n’est pas irriguée par le vœu de répondre à une attente, voire à une requête venue d’autrui. C’est en vérité, dès le premier stade, celui de l’intention ferme, que

231 Ibid., p. 146. 232 Ibid., p. 148.

233 P. Ricœur, « La promesse d’avant la promesse », p. 27.

234 Ricœur nous rappelle d’ailleurs la force du rapport à l’autre dans la promesse (Parcours de la

l’autre est impliqué : un engagement qui ne serait pas de faire quelque chose que l’autre pourrait choisir ou préférer pourrait n’être qu’un pari stupide235.

Ainsi, alors que dans le cas de l’identité-idem, l’altérité est intériorisée pour finalement devenir mienneté, au contraire, quand l’altérité est en couple avec l’ipséité, les deux, bien qu’intimement liés trouvent leurs marques propres. Le rapport à l’autre qui est celui de l’ipséité implique certes un lien, mais également une mise à distance, une distanciation à partir de soi, alors que, au contraire, le même tend à ramener l’autre à lui, à l’intégrer en lui. Le modèle de la promesse est vraiment éclairant à cet égard : le rapport à l’altérité est tel que cette dernière nécessite d’être déployée, d’être distinguée pour justement contrer l’enfermement sur soi qui viendrait nier le sens même de la promesse, n’en faisant « qu’un pari stupide ». Ainsi, alors que la mêmeté est fermeture, l’ipséité est ouverture.

Mêmeté et ipséité traduisent donc deux mouvements inverses quant au rapport à l’autre : la mêmeté ramène à elle-même, alors que l’ipséité distingue d’elle-même. Cela ressort avec beaucoup de clarté dans l’analyse croisée que fait Marlène Zarader du concept ricœurien de « promesse » et du film des frères Dardenne intitulé La promesse. Zarader fait par ailleurs très bien ressortir un aspect que nous avons encore relativement peu évoqué, à savoir que c’est l’appel de l’autre, d’autrui qui permet à l’ipse de se distinguer de l’idem. Mais avant de détailler cette analyse, rappelons, avec Zarader, l’intrigue du film :

Dans une banlieue désolée […], un homme sans scrupule (Roger) exploite des travailleurs immigrés clandestins, qu’il loge dans une bâtisse insalubre. Il est aidé dans cette tâche par son fils d’une quinzaine d’années, Igor. À l’occasion d’un contrôle de l’inspection du travail, un ouvrier burkinabé, Hamidou, tombe d’un échafaudage et se blesse grièvement. La veille, il avait accueilli sa femme (Assita) et son bébé (Tiga), venus du pays. Pendant qu’Igor tente de le secourir, Hamidou, presque qu’inconscient, lui demande de « s’occuper » de sa femme et de son fils. Et comme l’adolescent acquiesce en silence, il insiste : « Dis-le ». Igor promet. Quelques minutes plus tard, le père arrive. Igor […] suggère de transporter [Hamidou] à l’hôpital, [mais] Roger […] s’emploie [plutôt] à camoufler l’agonisant sous un empilement de planches. Le soir, […] les deux hommes ensevelissent [le corps] sous un mélange de béton et de gravats. La suite du film montre comment Igor – confronté à des situations chaque fois nouvelles […] – « improvise » au jour le jour pour ne pas trahir sa promesse. Cela le conduit, par-delà les gestes mineurs auxquels il croyait pouvoir se tenir au début (couper du bois, donner de l’argent), à se détacher graduellement du père, selon une progression qui apparaît comme inévitable : le quitter […], l’attacher […], enfin le dénoncer236.

235 SA, p. 311.

Ce dont il est entre autres question dans ce film, c’est, pour reprendre les mots de Ricœur, du « devenir humain et adulte »237 d’Igor, de la façon dont Igor advient à lui-même. Or, comme le remarque Zarader, le film illustre particulièrement bien la tension qui se joue entre un advenir à soi qui voit le soi arriver à se tenir sans le secours du même, et un advenir à soi comme enfermement dans le même. L’enfermement dans le même est ici représenté par l’identification à la figure du père. Zarader relève ainsi fort justement que « c’est la même bague que Roger offre à Igor, le même tatouage qu’il dessine sur son épaule, la même chanson enfin qu’ils chantent en chœur dans l’inoubliable scène du karaoké »238. Avant la promesse à Hamidou, c’est à la manière du père, à la manière du même qu’Igor était en train d’advenir à lui-même. Mais par cette parole donnée à l’autre, à Hamidou, Igor va justement se détacher d’un père qui voulait l’enfermer dans le lieu du même pour au contraire se révéler comme soi, c’est-à-dire autre que lui-même. Igor advient à lui-même comme un autre plutôt que de devenir le même que l’autre. C’est, en effet, en tenant sa promesse, en tenant sa parole, coûte que coûte, envers et contre son père, qu’Igor se maintient ainsi lui-même et, ce faisant, se détache de son père pour advenir à lui-même.

Certes, le moment d’« identification-à des valeurs, des normes, des idéaux, des modèles, des héros, dans lesquels la personne, la communauté se reconnaissent »239 est nécessaire dans la construction de l’identité, mais elle nécessite également un moment de mise à distance pour que finalement le soi puisse se tenir sans le secours du même; dans le film, sans le secours du père. Par ailleurs, comme le montre fort bien Zarader grâce au film des frères Dardenne, cette advenue à soi est rendue possible grâce à un autre, un étranger. Mêmeté et ipséité sont ainsi traversées de part en part par l’altérité, mais de façon