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Recherche d’un « non–positionnement » auctorial et romans marginaux romans marginaux

Déstabilisation des positionnements et catégories

I. Recherche d’un « non–positionnement » auctorial et romans marginaux romans marginaux

1. Un auteur mineur ?

La littérature australienne est composée d’une variété de productions formant une mosaïque d’écrits allant de la littérature nationale à la littérature multiculturelle, en passant par la littérature policière, jeunesse, féminine, gay, lesbienne et transgénérique etc. – et nous verrons par la suite que ces catégories ne sont pas exemptes de limites et posent de nombreux questionnements. L’existence de ces catégories et sous-catégories illustre un besoin de classer, étiqueter, pour mieux « cerner » l’ouvrage à des fins bien souvent commerciales44. Il est évident que le genre d’un livre permet aussi d’en baliser la lecture et l’étude. Pourtant, si l’on s’arrête un instant sur l’appellation « fiction », son caractère générique souligne un problème évident de précision. La fiction est, pour ainsi dire, un signifiant vide auquel peuvent être associé tous les genres précédemment cités, étant donné que sa définition même le confirme. Du latin fictus qui veut dire imaginé, la fiction est alors une invention de l’esprit, par

43 Brian Castro. « The Private and the Public: A Meditation on Noise ». Island Magazine 16 (Winter 1991): 17.

44Il suffit pour cela d’observer le choix des couvertures des livres (couleurs, typographie) pour voir à quel point ce balisage par genre permet de cibler un lectorat précis aux attentes prédéterminées par ces codes.

opposition à la « réalité » – encore que nous pourrions longuement débattre sur ce point si l’on approche la réalité comme une projection de notre esprit, auquel cas elle devient subjective et n’a donc plus de réelle « réalité » intrinsèque45. Ainsi, policier, roman sentimental, littérature jeunesse, littérature classique et autres font partie de l’ensemble « fiction ».

Pourtant, une précision semble s’être imposée d’elle-même. Parce qu’il est évident qu’une histoire pour enfants et un écrit de Kafka présentent des différences, la sous-catégorie « fiction littéraire »46 semble dissocier la littérature contemporaine que nous qualifierons de « littéraire » d’une littérature plus grand public – que Georg Lukács nomme « littérature de loisir »47. Il est toutefois bien difficile de définir ce qui rend une œuvre « littéraire », puisque cela implique de juger la valeur que l’on donne à la littérature, sujet hautement polémique et souvent difficile lorsqu’il s’agit d’œuvres contemporaines. D’ailleurs, dans le panorama de fiction australienne contemporaine After the Celebration : Australian Fiction 1989-2007, Ken Glender et Paul Salzman consacrent un chapitre à la « fiction littéraire », annonçant qu’ils vont, avant de rentrer dans les exemples concrets qui figurent dans la catégorie, définir les contours de cette catégorie problématique : « there does need to be a brief preliminary discussion of the way in which this kind of writing has been identified and positioned »48. Pour autant, aucune définition n’est jamais avancée dans l’ouvrage. Nous pouvons toutefois relever des pistes permettant d’esquisser ce qui dissocie la fiction littéraire de la « simple » fiction à travers les exemples proposés, mais aussi à partir de l’analyse que ces auteurs font de la situation des maisons d’édition indépendantes en Australie. La fiction littéraire sort des

45 Cette réflexion nous amène à penser à l’ « effet de réel » tel qu’il est définit par Roland Barthes dans son article du même nom (Communication 11 [mars 1968] : 88) : « C’est là ce que l’on pourrait appeler l’illusion

référentielle. La vérité de cette illusion est celle-ci : supprimé de renonciation réaliste à titre de signifié de dénotation, le “réel” y revient à titre de signifié de connotation ; car dans le moment même où ces détails sont réputés dénoter directement le réel, ils ne font rien d’autre, sans le dire, que le signifier […]. [C]’est la catégorie du “réel” (et non ses contenus contingents) qui est alors signifiée; autrement dit, la carence même du signifié au profit du seul réfèrent devient le signifiant même du réalisme : il se produit un effet de réel […] ». Roland Barthes. « L’effet de réel ». Œuvres complètes, T. II : 1966-1973. Paris : Éditions du Seuil, 1994, p. 484. Inversement, la réalité ne serait alors qu’un « effet de fiction », puisqu’elle serait une projection de notre esprit. Cette pensée a aussi été développée par Lacan, résumée dans la célèbre formule : « la réalité a une structure de fiction ». Chez Lacan, la réalité est donc médiatisée et coproduite par l’écran du fantasme et, par extension, par celui du langage.

46 Nous emploierons le terme de « fiction littéraire » pour rester fidèle à la catégorie anglophone « literary fiction ». Parler de « littérature classique » ne s’emploierait pas pour de la littérature contemporaine en français, et la catégorie « roman contemporain » limite bien évidemment au genre du roman, ce qui serait aussi problématique.

47 Notre traduction de « mere entertainment literature ». Georg Lukács. The Theory of the Novel. 1963. Trad. Anna Bostock. London: Merlin Press, 1971, p. 71.

48 Ken Gelder, and Paul Salzman. After the Celebration: Australian Fiction 1989-2007. Melbourne: Melbourne University Press, 2009, p. 95.

circuits classiques de l’édition, représentés par les grandes maisons d’éditions aux filiales internationales, qui fonctionnent par lignes d’éditions visant un lectorat précis – ou si l’on veut par « genre ». La fiction littéraire dépasserait donc des limites des autres genres plus « balisés », en mettant généralement en avant une recherche esthétique ou stylistique, une écriture plus expérimentale.

Il semble dès lors pertinent de se questionner sur les romans de Brian Castro. Après avoir été publié chez Allen & Unwin et Random House, Castro s’est finalement tourné vers une maison d’édition indépendante, Giramondo, pour ses trois derniers romans. D’ailleurs, Castro explique ce changement lors de la publication de Shanghai Dancing. Les maisons d’édition n’en voulaient pas car son genre n’était pas assez facilement discernable : « Some said it was too difficult, others could not work out whether it was a memoir, an autobiography, or a novel, so confined within all these genres that they couldn’t see beyond the conventional comforts of ordinary narration to the annoying effects of innovation »49. C’est bien l’« innovation » qui semble poser problème aux éditeurs, et, refusant de réécrire son livre pour se plier à une contrainte anti-créative, Castro s’est alors tourné vers des maisons d’édition indépendantes50.

Brian Castro se présente comme un auteur atypique sur la scène littéraire australienne. Nous pourrons nous demander en quoi sa littérature correspond ou non à une littérature que l’on pourrait qualifier d’« australienne », tout en questionnant les caractéristiques d’une telle catégorie aux contours vaporeux et sans cesse remodelés en fonction des époques et des contextes. Nous montrerons alors en quoi, malgré la présence indéniable d’un contexte australien dans les romans à l’étude (que ce soit sur un aspect thématique ou historique), ces derniers ne sont pas seulement des romans nationaux d’après la définition que nous ferons de ce terme, et suivraient la tendance multiculturelle qui oriente la vie socio-culturelle australienne. Nous essayerons alors de voir en quoi la littérature d’écrivains migrants a permis le développement d’une littérature multiculturelle aux contours et aux caractéristiques

49 Notre retranscription. Brian Castro. « Dancing to Difficulty: The Origins of a Novel ». Conférence donnée à l’Institut Confucius de Lyon, 19 mars 2010. Disponible sur : <http://www.lyonconfucius.eu/pages/fr/m4i1_archi ves.php> (Dernière consultation le 24 avril 2010).

50 Voici son témoignage de cette expérience de publication, recueilli par Jane Sullivan pour The Age : « I have to put it baldly: I was being forced to dumb down […]. People wanted things “clarified”. The word that was used was “signpost”. I thought, hang on, this book is about dissociation! So I walked away before I was kneecapped ». Sullivan ajoute : « Castro says he sent the manuscript out to agents – “I think I was the bottom of the pile as far as they were concerned” – and was involved in negotiations with at least two major publishers. He felt he was in a “Bermuda triangle” where everyone was speaking only of cash, “how much you were worth, how much you could sell” ». Jane Sullivan. « Castro and the Friction of Fiction ». The Age 22 March 2003: n. pag.

mouvantes et sujettes à controverse – comme l’est la politique multiculturelle elle-même. Castro s’inscrit dans cette trajectoire d’échanges trans-culturels permettant de mettre à jour la définition d’une littérature australienne dans un contexte de multiplicité des voix s’exprimant sur la scène littéraire. Toutefois, les romans de Castro semblent aller au-delà du multiculturalisme dans leur approche humaniste de l’expérience humaine. Ce travail d’enquête nous amènera finalement à envisager la voix de cet auteur en tant que « mineure » sur la scène littéraire australienne, non pas dans un rapport d’importance, mais en prenant, dans un premier temps, appui sur les travaux de Deleuze et Guattari, pour mieux, dans un second temps, s’approprier ce concept et l’adapter à une écriture en clé mineure.