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La structure est bien l’unité d’une forme et d’une signification.

Jacques Derrida, L’Écriture et la différence499.

Nous avons jusqu’ici esquissé des parallèles entre les choix auctoriaux de Brian Castro et sa volonté de déstabiliser les catégories, qu’elles soient littéraires, génériques ou identitaires. Il semble désormais pertinent de se tourner vers la construction des romans afin d’analyser comment l’esthétique de la fugue s’y reflète. Nous avons établi que les romans de Castro sont écrits sur le mode mineur. Il semble qu’une telle littérature mette l’accent sur sa propre composition, comme l’expliquent Deleur et Guattari : « [La littérature mineure est] une machine d’expression capable de désorganiser ses propres formes, et de désorganiser les formes de contenus, pour libérer de purs contenus qui se confondront avec les expressions dans une même matière intense »500. Il convient de se questionner sur les mécanismes inhérents à ces romans instaurant une poétique501 de la fugue.

Nous commencerons par étudier comment les voix narratives forment une polyphonie qui déstabilise l’apport d’information et détruit toute forme d’authenticité. Les textes se transforment en palimpsestes qui font vaciller les limites entre réalité et fiction. Dans ces conditions, il devient difficile d’obtenir une certitude, ce qui est renforcé par le traitement de la temporalité, qui subit des déformations, transformant la linéarité narrative en contrepoints temporels au sein desquels la mémoire devient moteur du récit. La narration est alors traversée par un mouvement centrifuge, qui vise à éloigner le lecteur de la fin de l’histoire en formant des boucles de digressions. Ces circonvolutions font partie d’une circularité générale

499 Jacques Derrida. L’Écriture… Op. cit., p. 25.

500 Gilles Deleuze, et Félix Guattari. Kafka: Pour une littérature mineure. Paris : Les Éditions de Minuit, 1975, p. 51.

501 Nous utiliserons la définition que fait Genette de ce terme : « théorie des formes littéraires – ou, plus brièvement, poétique ». Étudier la poétique de ces textes équivaut à analyser les procédés internes du texte littéraire. Gérard Genette. Figures III. Op. cit., p. 13.

qui forme la structure502 même des romans et essaie de contenir ces forces de dispersion dans un tout cohérent.

C’est ainsi que la construction des romans se met au service du contenu afin de renforcer cette double tension entre cohésion et dispersion. L’emploi de répétitions et d’échos au sein des romans et entre les romans permet de créer des motifs récurrents qui rappellent le principe de variations de la fugue musicale. De la même manière, les textes sont emplis d’une musicalité qui fait montre d’une volonté de construction narrative au service de la fugue. Le rythme, la tonalité et l’improvisation vocale sont au cœur de la dynamique des textes et confèrent une densité à la structure narrative. À l’inverse, des processus de déstabilisation de cette structure sont aussi en jeux, s’immisçant dans les failles de cet arrangement afin d’en déconstruire les fonctionnements. La déconstruction se retrouve donc sur un plan métaphorique à travers l’architecture des bâtiments dépeints dans les romans, formant ainsi un écho aux édifices narratifs mis en œuvre. Cette dynamique déstructurante est, d’autre part, renforcée par le recours à la métafiction, outil essentiel dans l’analyse de l’entreprise esthétique de l’auteur.

I. Fugue narrative et temporelle

La fugue musicale est une forme musicale qui, pour en dessiner synthétiquement les caractéristiques, fait appel à des techniques d’imitation, de reprise et de réarrangement contrapuntiques d’un thème originel exposé au début de la pièce. Le personnage de Jason dans The Bath Fugues est donc le paroxysme du fugueur parmi les personnages de Castro, puisque, comme nous l’avons vu, il n’est lui-même qu’au travers des autres, pastiche démultiplié qui ne nous permet plus de retrouver la « version originale » de lui-même, le « modèle » (terme que nous empruntons au vocabulaire musical pour définir la version d’origine). Le modèle peut, par extension, être modelé, et c’est bien l’utilisation qu’en fait le fugueur en brouillant l’originel. La recherche d’authenticité est donc mise à mal à travers des

502 Nous employerons « structure » comme étant « l’unité d’une forme et d’une signification », ce qui justifie l’intérêt d’une analyse de la forme, afin d’en comprendre la signification. Jacques Derrida. L’Écriture… Op. cit., p. 25.

personnages déracinés, fragmentés, instables, qui, afin de fuir les stigmatisations, démultiplient leurs identités.

Ce processus de démultiplication se retrouve au niveau des voix que le lecteur est amené à entendre à travers ces œuvres. Ce sont tout d’abord les voix narratives qui seront analysées dans leur complexité. Les narrateurs de ces quatre romans sont des entités fuyantes, alternant divers niveaux de narration (extradiégétique et intradiégétique) et encore différents types de narration (homodiégétique, autodiégétique et hétérodiégétique)503. Le lecteur est finalement immergé dans une polyphonie de voix narratives parfois proche de la cacophonie, enchevêtrant d’autres voix à celles des narrateurs telles des thèmes mineurs.

Cet amalgame soulève évidemment un problème de fiabilité qui laisse le lecteur perplexe face à des imitations, des variations infinies, sans jamais avoir accès à la voix du modèle original. Castro utilise la fugue narratoriale pour questionner la notion d’authenticité à travers l’emploi d’un réseau dense de références hypertextuelles. L’œuvre d’origine n’existe plus et les romans se muent en palimpsestes.

Une fois le caractère fugué de la narration établi, nous verrons comment la polyphonie s’accompagne de la technique du contrepoint temporel, car l’instabilité du contenu des romans provient d’un élément majeur : une temporalité bouleversée. La nature peu fiable des narrateurs se retrouve dans un processus de mémoire qui est, de par son essence, inauthentique et sujet à variations. L’omniprésence du passé, à travers ce processus, envahit le présent. Cela construit un contrepoint temporel qui pervertit le caractère unique de l’instant en montrant toute sa multiplicité et sa subjectivité. La temporalité n’est plus cette force linéaire qui permet d’avancer vers l’avant, mais un réseau de circulations, d’échos et d’associations, qui projette la parole dans toutes les directions, la réfractant, la fragmentant, dans des entrelacs contrapuntiques sans fin. Seront mises en évidence les deux forces qui sous-tendent la réalisation de ces fugues littéraires : un mouvement centrifuge, qui vise à éparpiller les sons dans l’espace, et un mouvement centripète, qui cherche à créer un ensemble cohérent. La cohésion de la structure narrative repose sur l’utilisation d’un paratexte qui renforce la circularité de la construction des récits, ainsi que sur un réseau de prolepses qui cherche à contrebalancer les circonvolutions de la mémoire. Apparaissent alors deux forces contraires qui se complètent pour fourmer un ensemble harmonique.

503 Nous nous appuierons sur les travaux de Gérard Genette concernant le statut du narrateur (son niveau narratif et sa relation à l’histoire) qu’il définit dans : Figures III. Op. cit., pp. 255-256.

1. Chefs d’orchestre et questionnement de l’autorité

La meilleure façon d’imaginer le pluriel classique est alors d’écouter le texte comme un échange chatoyant de voix multiples, posées sur des ondes différentes et saisies par moments dans un fading brusque, dont la trouée permet à l’énonciation de migrer d’un point de vue à l’autre, sans prévenir : l’écriture s’établit à travers cette instabilité tonale […] qui fait d’elle une moire brillante d’origines éphémères.

Roland Barthes, S/Z504.

Helen Daniel, s’appuyant sur Godel, Escher, Bach: An Eternal Golden Braid de Douglas Hofstadter, explique que la fugue utilise un assortiment complexe de voix :

In the fugue, there are two modes. We can either follow one individual voice at a time or listen to the total effect of all together, without trying to disentangle one from another. Each mode shuts out the other, and we flip back and forth from one to the other, involuntarily. But each independent voice fuses with the others to make a graceful totality, so that the whole is more than the sum of its parts and the choice is not simply between listening to the totality or following component voices. Within the fugue each new voice sets up complex consequences through several layers of structure505.

Nous nous appliquerons alors à écouter ces différentes voix, d’abord de manière séparée afin d’en relever les particularités, tout en gardant à l’esprit leurs points communs attestant d’une esthétique fuguée générale. Nous montrerons alors que ces instances narratives forment une polyphonie qui aboutit à la présence d’un narrateur fugueur, et dont l’un des principaux effets est de remettre en cause toute forme d’authenticité. Ce questionnement se retrouve dans le réseau dense d’emprunts hypertextuels, qui transforme les écrits en véritables palimpsestes.

504 Roland Barthes. S/Z. Op. cit., p. 49.

A. Narrateur fugueur d’une « somptueuse polyphonie »

506

Mais il est impossible d’écrire la vérité sur soi-même. On écrit et on se cache. On se vêt de langage

Tomas Espedal, Marcher (ou l’art de mener une vie déréglée et poétique)507.

Cette première partie s’attachera à montrer en quoi les instances narratives de ces quatre romans peuvent être qualifiées de fuguées. En montrant comment, dans chacun de ces romans, le pacte de lecture est brouillé dès l’incipit afin de mettre en avant une dualité – et finalement une multiplicité – des voix énoncées, nous démontrerons que c’est finalement une seule et même voix, celle du « narrateur fugueur », qui narre chaque récit. Pour autant, cette apparente unité reste multiple car elle s’éloigne de toute idée d’authenticité et donc d’origine en n’étant elle-même que le reflet de ces autres voix. C’est la polyphonie qui traverse les romans qui permet d’en créer l’unité.

Narrateur et polyphonie

Nous savons que le texte littéraire, contrairement à la parole échangée dans un contexte de communication « présentiel », n’est qu’un « pseudo-énoncé »508, pour reprendre le terme de Dominique Maingueneau. En ce sens, il « ne communique qu’en pervertissant les contraintes de l’échange linguistique »509, complexifiant le rapport entre le locuteur et le destinataire. La tension que l’on retrouve dans les romans de Brian Castro se situe au niveau du contexte dans lequel cet acte de communication est réalisé. Sachant que le cadre du roman est par définition mouvant, il permet des innovations infinies, et Castro n’hésite pas à utiliser les possibilités de ce genre pour déstabiliser l’élément central à une communication réussie : le narrateur.

506 Jacques Chailley. L’Art… Op. cit., p. 5.

507 Tomas Espedal. Marcher (ou l’art de mener une vie déréglée et poétique). Trad. Terje Sinding. Arles : Actes

Sud, 2012, p. 51.

508 Dominique Maingueneau. Éléments de linguistique pour le texte littéraire. Paris : Nathan, 2000, p. 10.