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Conclusion partielle

C. Immobilisme créatif

Échappatoires artificiels et ouverture à l’autre

À travers ses fugues, Redvers équilibre le mouvement et l’immobilisme afin de se créer – et se recréer – des identités. Cette pathologie se rapproche de la démence, état qui permet de se bâtir un foyer de résistance où la réalité créée est la seule à même de s’approcher de ce qui, pour le dément, constitue la vérité de son existence :

la démence du personnage est un foyer de résistance et de vérité. Le délire paraît inventer ce qui n’est pas mais il est seul adéquat dans son excès même pour révéler ce qui excède l’être et son appréhension ordinaire : la prééminence du Soi irréductible, qui se pose en s’opposant à tout, dont la grandeur et l’altitude se mesurent à sa capacité de négation et d’écart395.

Ainsi, c’est afin de s’opposer que Jason développe sa pathologie : échapper aux limitations de son enveloppe charnelle, au regard des autres, aux limites de sa propre vie. De la même manière, d’autres personnages trouvent des échappatoires (un « refuge », comme

395 Laurent Mattuissi. Fictions de l’ipséité : Essai sur l’invention narrative de soi. Genève : Librairie Droz, 2002,

dirait Camilo Conceição [BF 59]) à travers des substances permettant d’atteindre un état de conscience modifiée : l’alcool et l’opium.

On peut voir ici encore l’influence des poètes de la Décadence. La présence de Baudelaire – que son nom soit cité ou son héritage simplement ressenti – ne fait pas de doute. Brennan voit dans les excès de Swan l’inspiration baudelérienne : « Baudelaire, the poet of excess who (like Swan) explored the world of alcohol, opium and sexual experimentation »396. Mais c’est de manière plus générale que les drogues permettent aux personnages d’ouvrir leurs esprits à de nouvelles possibilités et de nouvelles réflexions, comme c’est le cas chez Darcy Damon.

En résonance avec la scène précédemment étudiée dans laquelle Fitzpatrick et Seamus essaient de dialoguer, le personnage de Darcy présente des similitudes avec celui de Clancy. Ils sont tout d’abord pareillement australiens et ancrés dans leur sol. Leur masculinité les pousse à avoir des comportements brusques envers les femmes, tout en les inscrivant dans une identité australienne très forte. Ils sont aussi suspects des étrangers. Tout comme Clancy, Darcy s’inscrit dans le sillage des bushmen, et véhicule l’image de l’Australien « typique » de son époque. C’est un personnage direct, brut, valorisant le travail physique (GB 19-20), loin des mondanités et de l’étiquette (GB 75), fier gardien de la civilisation australienne, de son identité, et de sa pureté, comme le souligne – non sans ironie – le narrateur : « His honesty. His solidity. The destiny of the white race was to be the guardian of civilisation » (GB 112).

Gardien de la « civilisation » – comprendre anglo-saxon blanche, et principalement masculine –, il véhicule des pensées racistes et racialisantes tout au long du roman397. Pourtant attiré par la Chine depuis toujours, Damon devrait être à même de comprendre la différence puisque lui aussi a vécu la position d’étranger lors de son voyage en Chine (GB 79). C’est grâce à l’opium que Darcy atteint un état d’ouverture de l’esprit qui lui permet de passer outre les différences en retrouvant les qualités humaines partagées par tous : « The Chinamen were pleased I had discovered a common balm to prejudice. We were human together » (GB 31). C’est donc à travers un stupéfiant que Darcy arrive à dilater son expérience et se mettre à la place des autres. Il devient lui aussi Autre à son retour en Australie : ayant perdu ses repères, il se sent déplacé et différent des « autres » – qui étaient auparavant les « siens » – et fait à son tour l’expérience de l’étrangéité. Mais ce sentiment

396 Bernadette Brennan. « Unpacking Castro’s Library, or Detours and Return in The Garden Book ». JASAL Special Issue (2007): 28.

passe bien vite – peut-être car il se retrouve ainsi face à ses propres faiblesses ou sa propre altérité – et la politique nationale le ramène à des considérations plus tranchées vis-à-vis des étrangers. Il s’engage dans une organisation appelée White Guard qui se positionne contre les étrangers de manière radicale : « Things were becoming very clear for Darcy: the nation had to be mobilised against foreigners, utmost attention given to selective breeding. […] He published pamphlets » (GB 131). Il devient un « patriote radical » (GB 151) et s’engage dans les forces de l’armée A.N.Z.A.C en protecteur d’une Australie en danger398.

La fugue permise par l’opium n’est finalement qu’un court instant d’expérience modifiée. De la même manière, l’alcool semble faire office d’outil permettant d’atteindre des sphères de réflexion en dehors des balises. Échappatoire identitaire, l’alcool permet à Swan Hay de trouver un refuge dans une vie trop étriquée. C’est certainement la raison qui pousse Camilo Conceição à boire dans The Bath Fugues, et peut-être aussi celle d’Edna Birds of

Passage. La trajectoire antérieure à l’arrivée de Seamus n’est pas racontée dans ce roman, et lors de son adoption, Edna et Jack Grove sont déjà alcooliques. L’alcool permet à Edna des échappées mentales proches de la révélation. Elle exhorte d’ailleurs Seamus dans une scène surprenante de la manière suivante :

And suddenly Edna interrupted me, saying in a hoarse voice, “Make the journey! Make the journey!” Then she smiled at ma, and I didn’t know whether she was being deliberately enigmatic or aphoristically wise, or even striving to be impressive. But I had a great respect for age, and thought no more of it than as advice gained and given perhaps too easily on the vaporous edge of alcohol (BP 44).

D’un caractère aussi obscur que cryptique, on peut pourtant présager que ce message a valeur d’oracle. L’alcool lui permet d’atteindre un état modifié de conscience qui lui confère une vision différente des choses. Cette exclamation annonce la prépondérance du motif du voyage, central à la vie de Seamus : il entreprend un voyage mental et temporel afin de recouvrir son passé pour pouvoir composer son présent.

398 Son patriotisme le transforme par ailleurs en un animal qui ne parle même plus mais « grogne », soulignant le caractère primitif d’un positionnement fondé sur la violence et le rejet. Darcy passe donc de l’ouverture à l’autre à l’exclusion la plus totale : « Darcy is a mass of contradiction. Only in contradiction can he resist us. We are his violence » (GB 151).

Immobilité de la page

Nous avons vu à travers le personnage de Jason que l’immobilisme et la frénésie pouvaient cohabiter dans un même élan, celui de la réinvention de soi à travers l’imaginaire. Cet élément est central à l’étude des personnages de Seamus, Norman et Swan et de leur relation à leur identité. Les pathologies, l’opium, l’alcool semblent ouvrir des voies permettant la dissociation du corps et de l’esprit. Pourtant, ces personnages n’ont pas recours à ces états modifiés de conscience pour entreprendre leur quête personnelle : ils utilisent leur imaginaire.

Contrairement à Horace et à Swan qui ne peuvent pas se déplacer hors de l’Australie, Seamus possède un passeport, objet qui occupe une place prépondérante dans le récit. Apparu dès la page trois, c’est la présence de ce document qui détermine l’existence de Seamus. Il est les mots inscrits sur ces pages – et tous les aspects manquants seront rajoutés de sa main, puisqu’il se sert de son passeport comme d’un journal qu’il griffonne continuellement (il devra même refaire une demande de passeport une fois le premier rempli). Son voyage principal ne sera pas tant physique que mental : « My passport lies open on the table. Its empty pages marked with the word VISAS tease my imagination » (BP 3).

Le passeport est un outil permettant de voyager. Or, au fil de Birds of Passage, Seamus opte pour un immobilisme qui lui confère un espace de réflexion nécessaire à sa quête d’identité. Il décide peut-être de s’arrêter pour ne pas se perdre, et part à la recherche de ses origines à travers les pages jaunies de l’histoire de Shan. Il ne se cherche donc plus dans l’espace mais dans ses pensées.

Contrairement à Shan ou à You, Seamus n’a pas subi de déplacement voulu ou contraint. Il est né sur le sol australien mais entretient un rapport à celui-ci tout aussi complexe – puisque vu comme illégitime par les regards extérieurs : il a été adopté. N’ayant pas de racines, il est exilé de son passé, de ses origines : « I am a refugee, an exile. My heart and my head are in the wrong places. There was no country from which I came, and there is none to which I can return »(BP 8). Il possède alors un lien à son identité des plus alambiqués qui fausse ses rapports aux autres. Son aspect physique est la première chose qui dénote une forme d’altérité chez lui399, altérité que ne manque pas de souligner chaque personne qu’il rencontre :

Seamus O’Young. It’s not my real name. I’m not Irish. I am in fact an ABC400; that is, an Australian-born Chinese. Yes and No. I find your questions infuriating. People are always very curious about nationality. They will go to great lengths to pigeonhole someone. They think this knowledge gives them power (BP 8).

La réponse « oui et non » à une question muette interpelle le lecteur, qui comprend très rapidement que la nationalité de Seamus déborde d’une simple question telle que « D’où venez-vous ? » et nécessite plusieurs « questions » qui deviennent irritantes à force d’être constamment posées. Utiliser l’italique sur le mot « pouvoir » met en avant le rapport de force qui s’établit entre Seamus – le supposé étranger – et les autres – les supposés autochtones. Le regard de l’autre est gage de validité d’appartenance. Seamus n’obtient pas cette acceptation, et doit justifier son identité à chaque rencontre, qui n’exclut pas celle avec le lecteur à qui il montre un extrait de son passeport :

NAME: O’YOUNG, SEAMUS

Nom

Place and Date of Birth

Lieu et Date de Naissance

Height

Taille

Colour of Eyes

Couleur des Yeux

Colour of Hair

Couleur des Cheveux

Visible peculiarities

Signes Particuliers (BP 3)

Son passeport est un sauf-conduit lui permettant de valider ses dires. Par cette présentation, le lecteur est lui aussi assimilé à un contrôleur d’identité – douane, police, autre institution officielle. « My name is Seamus O’Young » devient une sorte de mantra que Seamus répète à plusieurs reprises tout au long du roman, talisman lui permettant à la fois de justifier son identité, mais aussi d’une certaine manière de s’assurer qu’elle existe. Par la parole – et l’écrit –, il affirme être – être ce paradoxe entre son nom et son aspect physique. Cet écart reste irréconciliable, puisque son nom d’origine irlandaise et son phénotype asiatique semblent fausser toutes ses relations sociales et son rapport à lui-même, l’amenant finalement à fuir la société et à se replier sur lui-même – aussi bien dans l’espace clos de sa chambre que dans son imaginaire.

That is why I could not be completely Chinese. […] One day I asked my best friend in the playground to describe me. This is how he saw me: “You have a moonface,” he said, “with black hair sticking out of the tope and your eyes are slits. Your nose is flat and your have yellow skin.” » (BP 10).

Le mouvement n’a donc pas été imposé à Seamus ; pour autant il subit les effets des mouvements passés traversés par ses ancêtres, ce qui explique pourquoi il finit par se tourner vers le passé afin d’y trouver des réponses – et peut-être une réponse à la question lancinante « D’où venez-vous ? ». C’est donc à un mouvement temporel que Seamus s’applique, collectionnant, recoupant, traduisant, les bribes de vies de Shan, afin d’y trouver peut-être une réponse à sa propre différence. La filiation supposée qui relie Seamus à Shan semble être confirmée par les noms. Le lien entre les deux personnages s’établit à travers les sonorités de leurs noms, qui laisse supposer que Shan serait l’ancêtre de Seamus. En effet, Mary Young et Lo Yun Shan donnent naissance à un enfant, qui pourrait être le père de Seamus. Dès la page 8 du roman, Seamus annonce qu’il pense en fait s’appeler, avant anglicisation de son nom, « Sham Oh Yung », mélange très proche des prénoms Mary Young et Shan – Shan étant d’ailleurs évoqué sous le nom de « Sham » par Mrs Bernhard (BP 126) (sa voisine) afin de renforcer la confusion entre ces deux prénoms. Filiation directe ou spirituelle, le doute reste en suspens, mais prouvée ou non, l’identification de Seamus à la vie de Shan semble être proche de la pathologie, et l’amène à la stasis, l’immobilité complète.

Figure d’ermite, il s’isole dans sa chambre et opte pour une vie d’ascèse (BP 86-87). C’est sa femme, Fatima, qui s’en inquiète et fait part au lecteur de la situation physique et psychique de Seamus à travers son entretien avec le docteur Z. Pathologique ou non, l’immobilité de Seamus lui permet une plus grande liberté de mouvement à travers le temps et son imaginaire. Cela lui offre une possibilité de réappréhender son présent, un présent qu’il cherche à légitimer par un passé reconquis.

La filiation entre Shan et Seamus se forme avant toute chose à travers les mots. Seamus, par l’acte de traduction, s’approprie la vie de Shan et la fait un peu sienne, y inscrivant entre les lignes originelles ses propres mots :

I have read and re-read those words, translated and re-translated them, deciphering the strokes of the Chinese characters, building up their meaning, constructing and re-constructing their sense. I feel the closeness of the situation the author is describing; I feel I am the counterpart of this man who was writing more than a century ago. The similarity of his situation to mine does not disturb me as much as the almost complete identification of his style, choice of words and tonality with my own (BP 3-4).

C’est à travers l’écriture que Seamus se recrée. Son immobilisme physique laisse place à une grande amplitude de mouvement de l’esprit : il adopte et adapte sa version du journal de Shan afin qu’elle corresponde à son propre « style », ses propres « mots », sa propre « tonalité » : sa

propre voix. Nous devons souligner dès à présent un problème majeur dans cette filiation : même si des indices auraient pu laisser penser que Seamus est bien un descendant de Shan, son travail de traduction et de « re-traduction », de « construction et re-construction » n’est pas sans soulever un problème d’authenticité. Ce ne sont finalement plus les mots de Shan qui nous sont donnés à lire mais ceux projetés par Seamus401.

Le voyage de Seamus est donc circulaire : dans son isolement, il fuit son présent afin d’enquêter sur son passé, mais c’est finalement son imaginaire qui prend le dessus et lui permet de se construire un passé et un présent en accord avec ses besoins. La quête des origines n’est pas réellement le résultat nécessaire au sentiment de « déplacement » de Seamus. C’est à travers le pouvoir de son imaginaire et de ses mots qu’il peut se réinventer.

La quête identitaire via le voyage de l’esprit est aussi un motif récurrent chez un personnage presque invisible et pourtant très présent de The Garden Book. Tout comme Seamus, Norman Shih s’inscrit parmi les personnages à l’identité métissée et au passé lacunaire. La quête de Norman ne l’amène pas à un immobilisme total, puisqu’il continue ses recherches documentaires au gré du roman. Pourtant, la plus grande partie du roman nous livrel’image d’un personnage isolé qui consacre la plupart de son temps à ses livres. Il est lui aussi proche de la stasis qui permet la réflexion des autres personnages. Il énonce d’ailleurs clairement que le voyage physique ne semble pas satisfaisant :

Travel is not freedom; travel is an annihilation of self, a game of hide-and-seek between suspicion and identity; above all, travel is guilt, representing something that doesn’t represent you, play-acting at innocence when you might as well be a criminal, trying not to out-guess everything when all the signs are saying you’ve no right to exist (GB 284-285).

Il est donc conscient que le déplacement physique ne peut pas apporter un recentrage sur soi, puisque le mouvement déplace, décentre, éloignant finalement l’être de toute possibilité d’introspection.

Contrairement à Seamus cette fois-ci, il ne trouve pas dans son passeport la possibilité d’affirmer son identité. Loin d’être un talisman, Norman ironise sur son autorité à authentifier une quelconque identité :

In Paris I dropped my passport in the gutter while it was raining hard […] By the time I recovered it, the pages were soaked with slime and dogshit and the plastic

was starting to peel away, deconstructing visas and birthplaces and all the fancy laser logos they use to guarantee selfhood. I am nothing but a plastic sheet (GB 284).

Norman « déconstruit » le mécanisme national du passeport et souligne par là-même la difficulté intrinsèque de définir les contours d’un être.

Norman ne fait donc pas confiance aux documents officiels. Pourtant, le papier semble tapisser sa vie, construite autour des livres. Bibliothécaire spécialisé dans les livres rares, Norman collectionne plus particulièrement les livres anciens et semble préférer la compagnie des ouvrages à celle des hommes : « The secret of my origin remains with me. The staff and students have given up trying to discover anything about me. I have built a wall of books between the world and myself » (GB 255). C’est ce que Seamus lui aussi met en place dans

Birds of Passage en s’isolant avec les feuillets de Shan. Pour Norman, les livres s’avèrent être ce qui le protège de l’extérieur et lui permet d’entrer en contact avec son passé. Tout comme Seamus, on comprend au fil de la lecture que Norman enquête sur ses origines afin de compléter une histoire familiale lacunaire. Norman a été pris à sa mère lorsqu’il était enfant, puis adopté (GB 272, 306). Ses recherches l’ont amené à considérer Swan Hay comme sa mère et Jasper Zhenlin comme son père. Norman ressent le besoin de s’associer à une famille, de retracer ses origines réelles, malgré les nombreuses incertitudes qui planent :

There are no other records of her son, and even though the Legacy organization kept detailed files on my adoption, nothing in them mentions Swan. Privacy was their motto. But I found out who my father was when I interviewed Ruth Back some years ago. Soon after, I changed my adopted name by deed poll to Shih Zhenlin, after a noted scholar and poet in eighteenth-century China. Having examined all the dates, both of my birth and of Darcy’s disappearances, there is little doubt Jasper was my father. Then again, borrowing a name is of little consequence. I can hardly prove my heredity. But those who know me just call me Norman. I live in no-man’s land and I like it that way (GB 310).

Cette citation résume les éléments essentiels qui dirigent la vie de Norman : la solitude, sa quête identitaire et sa filiation littéraire. Il est conscient que prendre le nom de Jasper ne