• Aucun résultat trouvé

A LA RECHERCHE DE L ’ ESPRIT DU PROTESTANTISME

D EUXIEME PARTIE : LE MINISTERE GENEVOIS

VII. A LA RECHERCHE DE L ’ ESPRIT DU PROTESTANTISME

Les Amis de la pensée protestante

En 1921, à l’occasion de la parution posthume des Lettres intimes de Gaston Frommel1, l’abbé Journet montrait son agacement devant la tendance des protestants à canoniser leurs penseurs :

« C’est un simple chrétien, un bon chrétien, luttant contre son orgueil, sentant la toute- puissance des prévenances de la grâce, dont il parle très bien plusieurs fois (…) Mais de grâce, qu’on ne fasse pas de lui quelque chose comme un saint »2.

Malgré certains aspects positifs à ses yeux, comme l’appel à une philosophie de l’obéissance pour remplacer la philosophie de la liberté, l’œuvre l’avait laissé insatisfait :

« Le malaise qu’on éprouve à lire les protestants modernes vient de ce que l’équivoque leur est devenue comme un invincible besoin. Frommel peut parler du Christ pendant des pages, et c’est à peine si l’on réussit à découvrir que le Christ n’est pas pour lui le Fils de Dieu, consubstantiel au Père ».

Regrettant l’effort de Frommel « d’acheminer la dogmatique protestante vers l’étude psychologique de l’expérience religieuse », il se fâcha contre une phrase du théologien genevois mise en épigraphe par les éditeurs selon laquelle il valait mieux « conquérir la vérité » que de l’avoir reçue « toute faite » de Dieu. Loin d’être un théologien immobiliste, Journet pensait que la recherche de la vérité était la conséquence de l’accueil de la vérité :

« Il faudra retenir les doctrines immuables qui nous sont communiquées, parce qu’elles sont une expression du divin, supérieure à toutes celles que, livrés à nos seules forces, nous aurions pu découvrir. Mais il n’y aura pas qu’à les retenir ; il faudra essayer d’en approfondir toujours mieux le sens, car elles ne sont qu’une traduction analogique des réalités surnaturelles, et qu’un point de départ pour une vie nouvelle de l’esprit ».

L’article sera relevé par René Guisan :

« Nous sommes en présence d’un homme sérieux qui poursuit une véritable enquête sur la pensée protestante. C’est redoutable à bien des égards, car nous n’avons rien de pareil pour nous défendre ni porter l’offensive… Je ne peux pas prendre mon parti de la perte de forces que représente la multiplicité de nos Facultés de théologie ; nous devrions avoir en Suisse romande un ou deux professeurs exclusivement consacrés à l’étude de l’histoire de la réforme protestante et un autre à celle du catholicisme contemporain »3.

1

Gaston FROMMEL, Lettres intimes, 2 t., Attinger frères, Neuchâtel, 1921.

2

JOURNET, « Les voies décevantes. Gaston Frommel », art. cit. (1921).

3

Le théologien vaudois avait approuvé sans réserve

« les jugements que l’abbé Journet port[ait] sur l’ignorance des protestants en philosophie et la pauvreté d’une pensée théologique, avant tout psychologique et qui a[vait] perdu le contact avec les grands courants philosophiques »4.

Trois éléments sont à retenir de cette analyse. René Guisan se rendait compte que Journet se livrait à une analyse méthodique du protestantisme, il constatait son défaut d’unité et il déplorait son anémie intellectuelle : « Les succès du catholicisme sont, avant tout, le fait de notre faiblesse »5. On comprend pourquoi ce théologien entrera dans le groupe des Amis de la pensée protestante.

Le groupe des Amis de la pensée protestante (les A.P.P.), fondé à Paris en 1922 et organisé en Suisse l’année suivante, voulait redonner confiance au protestantisme et plaidait la cause de la haute culture en son sein. Son appel de mai 1923 désirait prévenir un double danger, « la victoire d’une pensée chrétienne complètement catholicisée ou, au contraire, d’une pensée moderne plus ou moins déchristianisée »6. Il réclamait l’échange d’informations, la coordination dans la diffusion des œuvres protestantes, le soutien à apporter aux vocations scientifiques chez les pasteurs et les laïcs.

« Non, s’écriait le pasteur Marion, signataire, il n’est pas vrai que toutes les religions soient bonnes ; il en est qui enchaînent, il en est d’autres qui libèrent ; il en est qui endorment, il en est d’autres qui réveillent ; il en est qui engourdissent, il en est d’autres qui stimulent »7.

L’appel des Amis de la pensée protestante fut pour Journet l’occasion de reprendre la plume dans la controverse confessionnelle :

« Il est bien réconfortant pour nous d’entendre le protestantisme condamner à son tour la pensée et la société modernes, de le voir se mettre ainsi en les dispositions, oh ! très “éloignées”, requises pour lire fructueusement le Syllabus. D’aucuns trouveront qu’il a pris du temps. Le plus étrange, c’est qu’il y ait encore un protestantisme capable de nier ses responsabilités dans la formation de cette pensée et de cette société modernes (…). Il est dur d’avoir à répudier publiquement ses enfants »8.

Puis venaient ces mots que l’on n’oubliera pas de placer dans leur contexte :

« Les Amis de la Pensée protestante, en luttant contre le catholicisme, disent lutter contre une force humaine. Nous n’aimons pas les méprises, et nous précisons leurs intentions : ils luttent contre le mystère de la Sainte-Trinité, contre le mystère de l’Incarnation et la divinité de Jésus, l’infaillible vérité de chacune de ses paroles, la vertu de son humanité et de ses sacrements pour conférer la grâce, son droit d’exiger l’obéissance totale en la façon choisie par lui ».

4

Guisan était cependant « étonné que l’abbé Journet n’ait compris ni la grandeur dramatique, ni la beauté religieuse, de cette carrière pastorale et professorale… » (ibid.).

5

René Guisan à Maurice Schaller, 24 août 1925 (ibid., p. 340).

6

Aux Amis de la pensée protestante – Appel, La Concorde, Lausanne, 1923, p. 8.

7

Emile MARION, « Pour la pensée protestante », Semeur vaudois, 12 janvier 1924 (suite de l’article au 26 janvier 1924). Sur les A.P.P., voir encore sa rétrospective : Les Amis de la pensée protestante. Vingt ans d’activité

(1923-1943), Association des Amis de la pensée protestante, Genève, 1943 et également : William CUENDET, « Les Amis de la pensée protestante », Les Cahiers protestants, octobre-novembre 1927, t. 11, pp. 444-451.

8

Charles JOURNET, « Inquiétude protestante », CG, 14 juin 1923 (article repris, sans le premier paragraphe, sous le titre : « L’inquiétude de nos frères séparés », L’Echo, 23 juin 1923).

Marie-Agnès Cabanne semble rassembler les adversaires de l’abbé Journet sous la bannière des Amis de la pensée protestante9. Plusieurs des signataires de l’association, Georges Fulliquet et Georges Berguer, Edouard Claparède, Eugène Choisy, Auguste Lemaître, Maurice Neeser, Arnold Reymond, se signalèrent effectivement par leurs débats avec le théologien catholique. En outre, les responsables de journaux et de revues qui accueillaient des articles protestants, les directeurs du Journal de Genève, de la Gazette de Lausanne, de la Revue de théologie et de philosophie (René Guisan en l’occurrence), de La Semaine littéraire et de La Revue de Genève avaient apposé leur paraphe au manifeste. Nous ne pensons pas cependant à une riposte méthodique et structurée. Si les A.P.P. étaient les adversaires de Journet, c’est parce qu’ils regroupaient ce qu’il y avait de mieux en fait de penseurs protestants romands. Le réseau des A.P.P. véhiculait néanmoins un climat combatif et stimulait des énergies. Le pasteur Neeser, dans sa recension de L’esprit du protestantisme en Suisse, évoque le manifeste des A.P.P.10 et en 1926 le pasteur Bridel prononcera sous les auspices de l’association une conférence intitulée « L’esprit du protestantisme »11, titre qui fait allusion à l’ouvrage de Journet paru quelques mois auparavant. On ne s’étonnera pas non plus d’apprendre que Pierre Jaccard fut, à une date indéterminée, le président central de l’Association romande du groupement12.

Quelques tentatives de définition du protestantisme

L’historien Bernard Reymond a signalé la parution à l’époque d’« un nombre particulièrement élevé de livres et de brochures destinées à persuader leurs lecteurs de la supériorité culturelle ou spirituelle du protestantisme sur le catholicisme »13. Nous aimerions ajouter que cette volonté apologétique se conjuguait avec un effort de définition du protestantisme.

En février et mars 1922, trois professeurs de l’Université de Lausanne prononçaient dans leur ville des conférences sur le sujet14. En relisant son histoire, Aimé Chavan décrivait le protestantisme comme un organisme jeune, dynamique, préoccupé non pas de dominer le monde comme l’Eglise catholique, mais de faire naître l’esprit du Christ dans les âmes. Son confrère Aloïs Fornerod affirmait que « le contact direct de l’âme avec Dieu » constituait « la molécule centrale du protestantisme »15. Gabriel Chamorel opposait « l’intérêt suprême de l’Eglise catholique » placé dans la recherche de son propre

9

Marie-Agnès CABANNE, « La “mêlée thomiste” en Suisse romande (1925-1930) », Evangile et mission, 6 décembre 1984, 825-833, notamment p. 831.

10

Maurice NEESER, « De l’ordre catholique et de l’ordre protestant, à propos d’un récent livre de controverse »,

La Semaine littéraire, 4 et 11 juillet 1925, 313-317 et 327-331, p. 331.

11

Philippe BRIDEL,« L’esprit du protestantisme », Revue de théologie et de philosophie, n.s. t. 14 (1926), pp. 5- 32.

12

Albert Theophil BRUCKNER (éd.), Neue Schweizer Biographie – Nouvelle biographie suisse – Nuova Biografia

svizzera, Buchdruckerei zum Basler Berichthaus, Basel, 1938, p. 261.

13

BLANC – REYMOND, Catholiques et protestants, op. cit., pp. 76-77.

14

Elles furent rassemblées en une brochure : CHAVAN – FORNEROD – CHAMOREL, Le protestantisme, son histoire – son principe – sa valeur sociale, op. cit.

15

salut et « l’intérêt suprême de l’esprit de Jésus-Christ », que suivait le protestantisme : le salut de l’humanité16. Il poursuivait par diverses analyses sur le protestantisme et la modernité. A notre connaissance, Charles Journet n’écrivit aucun article à ce propos, mais deux points d’exclamation dans une lettre à Maritain en disaient long sur l’appréciation de l’exposé du professeur Fornerod en visite à Genève :

« Saudan [le docteur Paul Saudan, très actif dans le groupe des Etudiants catholiques de Genève, qui entrera à l’abbaye de Saint-Maurice] a assisté à une Conférence sur le Protestantisme faite à l’Aula de l’Université par le Pasteur Fornerod de Lausanne et qui a donné en 4 points les différences spécifiques du Protestantisme :

progressiste en doctrine anticlérical en ecclésiologie laïque en morale

libéral en politique ! ! »17

Du côté protestant aussi, un article fut un peu ironique pour Aimé Chavan et sa croyance au progrès, reprocha à Aloïs Fornerod le vague de sa molécule centrale, et releva une contradiction entre la dénonciation de la modernité par Gabriel Chamorel et son rapprochement avec le protestantisme18. La conférence tenue en septembre 1923 par le pasteur Maurice Neeser devant ses confrères de la Société pastorale suisse19 représentait une tentative plus originale. Cette étude sera souvent citée dans L’esprit du protestantisme de Journet. Professeur ordinaire de psychologie religieuse dans la jeune Université de Neuchâtel, Maurice Neeser appartenait encore à la théologie de l’expérience, avant de connaître, nous le verrons, une évolution dans sa pensée20. Maurice Neeser enseigna aussi la théologie systématique et la morale. Pasteur en divers endroits du canton de Neuchâtel (La Brévine, Fenin, Auvernier), il fut président de la Commission théologique de la Fédération des Eglises protestantes de la Suisse. Dans son rapport de 192321, le pasteur plaçait la spécificité du catholicisme sur deux points, l’infaillibilité pontificale et l’eucharistie. Ces éléments étaient rattachés à « la croyance à l’Incarnation continuée »,

16

Ibid., p. 66.

17

Journet à Maritain, 18 février [erreur, lire plutôt janvier] 1923 (CJM I, p. 154).

18

Albert KOHLER, « Le protestantisme », L’Eglise nationale, 5 mai 1923. Cf. ce jugement sur la brochure : « Leur style était trop académique et leur ton trop pondéré pour rencontrer beaucoup d’audience auprès d’un public qui cherchait avant tout à être rassuré » (BLANC –REYMOND, Catholiques et protestants, op. cit., p. 77).

19

Pour un historique de cette association fondée en 1838 : Roger BORNAND, « La Société pastorale suisse »,

Semeur vaudois, 18 août 1923.

20

Sur Maurice Neeser : Jean-Daniel BURGER, « Maurice Neeser (1883-1955) », Revue de théologie et de

philosophie, 3e série t. 5 (1955), pp. 298-300 ; Gottfried HAMMAN – Roselyne RIGHETTI, « La faculté de théologie », dans : Histoire de l’Université de Neuchâtel, Université de Neuchâtel – Ed. Gilles Attinger, Neuchâtel – Hauterive, t. 3, 2002, 577-618, p. 592).

21

Maurice NEESER, « La force d’expansion du catholicisme et ses limites » (premier rapport), dans : Actes de la

Société pastorale suisse, 74e assemblée à Lausanne (3-5 septembre 1923), La Concorde, Lausanne, 1923, pp. 38- 80. Existe aussi sous forme de brochure, La Concorde, Lausanne, 1923.

« qui fai[sait] de la pensée du pape en matière de doctrine une présence réelle du cerveau de Dieu, et du sacrement de l’autel une présence réelle du corps et du sang de Dieu »22.

Pour Maurice Neeser, le fait de rendre visible ce qui ne l’était pas ne pouvait être que dommageable. Le catholicisme renouvelait la faute de Psyché envers Eros : induite à contempler le visage de son amant qui ne la rejoignait que de nuit, la mortelle Psyché avait provoqué sa fuite. Par opposition, le pasteur revendiquait comme spécificité du protestantisme le primat de l’invisible et des valeurs morales.

Dans L’Echo, l’abbé Maurice Zundel manifesta sa déception devant la pensée de Neeser :

« Nous n’éprouvons aucune joie à déclarer à un homme loyal qu’il s’est trompé. Nous ne pouvons cependant taire nos réserves. Aussi bien, si le catholicisme était ce qu’en dit M. Neeser, nous ne serions pas catholiques.

Sur quoi portent donc ces réserves ? D’abord sur la manière même d’envisager le problème. Il nous est impossible d’admettre que l’on définisse les éléments essentiels du catholicisme, en fonction de ses seules différences à l’égard des confessions étrangères à sa propre conception du Divin »23.

De son côté, Charles Journet fut particulièrement heurté par la fébrilité de Neeser à faire du cerveau pontifical l’incarnation de la pensée de Dieu24, idée à laquelle le pasteur tenait puisqu’il y revint, d’une manière atténuée certes, dans son ouvrage sur la psychologie des conversions :

« L’Eglise a donc Dieu, et elle seule. Sous les espèces, si l’on peut dire, des décisions doctrinales de la papauté, elle a la substance même de la pensée divine ; et sous les espèces de l’hostie consacrée, elle a la substance même du corps, du sang de Dieu »25.

Une cinquantaine d’années plus tôt, le Journal de Genève avait déjà transformé une déclaration de Mgr Mermillod selon lequel « Notre-Seigneur a[vait] perpétué son autorité d’enseigner et l’a[vait] incarnée dans la personne de son vicaire ». La déclaration était devenue « une troisième incarnation de Notre-Seigneur dans la personne d’un vieillard » et le journal en question avait affirmé ailleurs que Pie IX, pour l’évêque d’Hébron, était « Dieu manifesté en chair »26. Cette mauvaise compréhension de la pensée de Gaspard Mermillod influença-t-elle Maurice Neeser ? Un confrère vaudois en tout cas, le très polémique Albert-Olivier Dubuis, en avait parlé dans un article contemporain du Semeur vaudois27.

22

Maurice NEESER, « La force d’expansion du catholicisme et ses limites », art. cit., p. 78.

23

Maurice ZUNDEL, « La force d’expansion du catholicisme devant l’assemblée pastorale suisse », L’Echo, 29 mars 1924.

24

JOURNET,L’esprit du protestantisme, op. cit., p. 133, note 2.

25

Maurice NEESER, Du protestantisme au catholicisme, du catholicisme au protestantisme. Essai de psychologie des conversions confessionnelles, Victor Attinger, Paris – Neuchâtel, 1926, p. 188 (l’essai avait été « rédigé en 1925 sur la base d’études antérieures »).

26

Lettre de rectification adressée au Journal de Genève, 24 février 1870, dans : Œuvres du cardinal Mermillod, t. 2, œuvres pastorales de Genève (1864-1873), Delhomme et Briguet, Lyon – Paris, 1893 (Alexandre GROSPELLIER éd.), 409-412, pp. 409-410.

27

Une autre brochure parut en 1924, assez tôt pour que Journet puisse la citer en note dans son Esprit du protestantisme. Il s’agissait de La valeur du protestantisme écrite par Jules Breitenstein28. Reconnaissant que l’on assistait à un « incontestable réveil du catholicisme » et que le protestantisme vivait « une période d’anémie et d’affaissement », l’auteur opposait protestantisme et catholicisme, dont « la déviation fondamentale » était la reprise de la division entre prêtres et laïcs. Le protestant « agi[ssait] en homme, tandis que le catholique agi[ssait] en enfant », soumis à l’autorité d’autrui :

« Homme, enfant, telle est, en effet, l’opposition principielle entre le protestantisme et le catholicisme. Le protestantisme aspire à forger des hommes, le catholicisme s’applique à maintenir l’humanité à l’âge paisible et bienheureux de l’enfance »29.

Journet critiqua la volonté de l’auteur de considérer le protestantisme comme un courant correspondant aux aspirations humaines. Pour lui, le christianisme était autre chose :

« Ce sont, déclare saint Paul, “des choses que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a point entendues, et qui ne sont pas montées au cœur de l’homme” que Dieu a préparées pour ceux qui l’aiment »30.

L’apogée de la polémique confessionnelle (1924-1925)

Selon Guy Boissard, les années 1924-1925 ont été assez agitées en matière de polémique. L’auteur compte vingt-six articles de Journet dans le Courrier de Genève, « dont une quinzaine constituent des répliques à des auteurs protestants »31. La canonisation du champion de la Contre-Réforme, le bienheureux Pierre Canisius, avait peut-être avivé certaines tensions32, ainsi que la préparation de l’Année sainte de 1925 :

« Sommes-nous si loin des temps héroïques de Luther et de Calvin pour que cela nous laisse sceptiques ? Nous voulons espérer que non. Nous avons à proclamer un jubilé autrement grand et efficace : le pardon de Christ offert sans oboles et sans pèlerinages aux âmes qui cherchent humblement leur salut »33.

Journet se lança dans la polémique pour une autre raison toutefois : il défendit le congrès eucharistique international d’Amsterdam, qui avait entraîné un large mécontentement dans la calviniste Hollande et causé des vagues jusqu’en Suisse34. Face aux accusations protestantes (« Jésus allait nu-pieds et il était pauvre »), Journet légitima dans un tract le droit de l’Eglise à déployer ses fastes35, transposant au

28

Jules BREITENSTEIN,La valeur du protestantisme, La Concorde, Lausanne, 1924.

29

Ibid., pp. 3 ; 4 ; 9 ; 16.

30

JOURNET,L’esprit du protestantisme, op. cit., p. 211, note 1.

31

BOISSARD, Charles Journet, op. cit., p. 102.

32

« Après les promotions successives d’une collégiale et d’un bienheureux, Fribourgeois tous les deux, que va-t- il se produire encore ? (…) / Est-ce que, finalement, le nonce apostolique présentera tantôt au Conseil fédéral un troisième cardinal helvétique ? » (C. D., « Saint Canisius », Semeur vaudois, 27 juin 1925). Les deux premiers cardinaux suisses avaient été Matthieu Schiner, évêque de Sion au XVIe siècle, et Gaspard Mermillod.

33

Pasteur BALMUS,« Le jubilé 1925. “L’année sainte” », L’Eglise nationale, 3 janvier 1925.

34

Roger BORNAND, « Le congrès eucharistique à Amsterdam », Semeur vaudois, 2 août 1924.

35

Charles JOURNET, Pompe romaine et pauvreté évangélique. Une digression sur le congrès d’Amsterdam (imprimatur : 2 septembre 1924). Egalement dans : SC, 16 octobre 1924, pp. 658-663 (extraits dans : L’Echo, 13

niveau surnaturel les deux sortes de grandeurs dont parlait Blaise Pascal, « les grandeurs d’établissement et les grandeurs naturelles ».

« A la grandeur de hiérarchie la splendeur et la soumission ; à la grandeur de sainteté le désir et l’imitation. Pompe romaine et pauvreté évangélique, ce sont les deux hommages que nous voulons rendre aux richesses du Christ éternel ; le premier, aux richesses inimitables par lesquelles il reste par son Eglise CAUSE de notre salut ; le second aux richesses imparfaitement imitables par lesquelles il nous est EXEMPLE de sainteté »36.

Cette distinction entre grandeurs de hiérarchie et grandeurs de sainteté, la première étant au service de la seconde, avait été formulée dès 1917 lorsque le vicaire de Carouge mentionna « deux sortes de grandeurs, la grandeur de sainteté et la grandeur du pouvoir »37. Elle sera très importante pour Journet38. On la retrouve par exemple dans Théologie de l’Eglise39.

Nous ne nous arrêterons pas sur chacune des controverses des années 1924-1925, sur la critique de la position œcuménique d’Eugène Choisy et la réaction de Journet face à Aimé Chavan à propos de la justification40, ainsi que sur l’article très polémique de juin 1925 où Journet protestait contre la tendance à confondre sincérité et vérité. Citons néanmoins l’envolée suivante :

« Saint Jean Hus, martyr ! brûlé pour avoir travaillé obstinément à répandre les quarante-cinq erreurs de son maître Wiclef ; saint Wiclef, Confesseur non pontife, le saint du fatalisme, du panthéisme, et qui travaillait à détruire dans les âmes la foi en la Toute-puissance divine ; saint Wiclef, ancêtre des finitistes ! … Qu’on y ajoute encore saint Luther, et saint Zwingli, puisque le goût des saints renaît dans le protestantisme… Tout ce martyrologe, nous l’abandonnons à qui veut le prendre »41.

Précisons aussi que la controverse anonyme contre le pasteur Carmagnola42, qui dénonçait une « véritable lettre de Jésus-Christ » contenant des prières assurant automatiquement le salut et publiée à Florence avec la permission du pape, ne doit pas être attribuée à Journet43, mais à Mgr Besson44.