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T ROISIEME PARTIE : LE DIRECTEUR DE N OVA ET VETERA

IX. U N PROFESSEUR DE SEMINAIRE

Une nomination de dernière minute

L’abbé Journet fut appelé au Grand Séminaire de Fribourg en raison de la nomination d’Hubert Savoy, son ancien professeur de dogme, au poste de recteur du Collège Saint-Michel. Ce dernier remplaçait le célèbre Jean-Baptiste Jaccoud qui avait dirigé l’établissement depuis 1888.

Le nouveau recteur ayant été désigné tardivement1, la venue de Journet à Fribourg se fit de manière précipitée. On la contesta fortement du côté de Genève ou du moins on s’affaira pour garder l’ancien vicaire le plus longtemps possible chaque semaine2. Citons ce passage plein d’emphase d’Eugène Petite devant le refus du supérieur du Séminaire à laisser partir l’abbé Journet pour le catéchisme à l’école secondaire de Genève le vendredi après-midi :

« Je tiens à protester très solennellement contre ce mépris des intérêts spirituels de Genève et j’en appelle au Tribunal de Dieu, je charge votre conscience du mal qui résultera pour de nombreuses âmes de l’obstination à ne pas vouloir comprendre notre situation »3.

L’intéressé ne semblait pas non plus enthousiasmé et souhaitait garder des liens avec sa ville natale, comme l’indique cette lettre du vicaire général à l’évêque :

« Il désire que vous lui écriviez vous-même votre volonté de lui voir assurer la suite de son ministère à Genève où il se rendra du jeudi après midi au dimanche soir car il ne veut pas avoir l’air d’imposer sa volonté à M. Dalbard [le supérieur du Séminaire], il entend obéir. De son côté il nous promet de nous informer si, après expérience, ce double service le fatigue et nuit à son ministère auprès des séminaristes »4.

Besson sera d’accord pour une continuation de l’apostolat de Journet à Genève, sans pour autant lui permettre d’y rester la moitié de la semaine.

Avec l’automobile des Porte, l’ancien vicaire arriva à Fribourg le 6 octobre 1924, laissant son curé et « tout le monde » en pleurs5. On ne présentera pas une nouvelle fois la cité des bords de la Sarine. Le Fribourg du professeur Journet ressemblait à celui du collégien et du séminariste qu’il avait été. Georges Python siégeait toujours au Conseil d’Etat même s’il n’en était plus le chef, la ville était toujours une citadelle catholique, et Joseph Piller allait devenir le nouvel homme fort du gouvernement. Deux ans après son entrée au Conseil d’Etat il écrivait ces lignes caractéristiques de l’entre-deux-guerres sur la « mission de Fribourg » :

« Nous nous souviendrons que nous devons ne rien négliger pour que le canton de Fribourg reste ce qu’il est : un pays de foi et de progrès ; le rempart de l’ordre, le phare de la vérité qui

1

Il fut nommé le 6 septembre 1924 (d’après la nécrologie de Mgr Savoy, SC, 1er février 1951, 79-82, p. 80).

2

Diverses lettres du dossier Journet, première moitié d’octobre 1924 (AEvF).

3

Petite à Marc Dalbard, 27 octobre 1924 (AEvF, paroisses 43).

4

Petite à Besson, 1er octobre 1924 (AEvF, paroisses 43).

5

Témoignage d’Henriette Porte, 25 février 1979 (FCJ, TE 07) et Journet à Maritain, 15 octobre 1924 (CJM I, p. 235).

rayonne, qui éclaire et qui ranime. Nous prendrons mieux que jusqu’ici conscience de sa grande et noble mission qui est d’attester à la face du monde de l’efficacité, dans tous les domaines de la vie familiale, économique et civique, du christianisme vécu et vivant »6.

En 1941, un manuel pour cours complémentaires et écoles ménagères déclarait pareillement : « Répandre la vérité tout entière, dans l’esprit du Christ, voilà le service inappréciable que Fribourg peut rendre au monde, que le monde attend de Fribourg »7. Charles Journet aura une position plus nuancée sur la mission de Fribourg.

Le nouveau professeur occupa deux chambres au deuxième étage du Séminaire, qu’il conservera jusqu’à sa mort8. Journet vit certes « une intention du bon Dieu » à la pensée que son déménagement eut lieu le jour de la Saint-Bruno, le fondateur des chartreux qu’il aimait tant, mais il constatait que son départ avait été plus difficile, « plus dur » que prévu :

« Que les “fleuves de Babylone” ont encore de puissance sur mon cœur ! J’avoue avec confusion que j’ai été heureux que l’on ait essayé de me retenir à Genève, et que Mgr m’ait autorisé à y retourner du samedi au dimanche. J’ai trouvé pour justifier ces retours, des raisons “de charité” mais l’abbé Clerc m’a dit “saepe videtur esse caritas et est magis carnalitas” »9. Louis Clerc citait l’Imitation de Jésus-Christ (I, XV). Si la ville de Fribourg n’avait guère changé depuis son temps de collège, Journet ne l’appréciait plus comme avant :

« J’aimais beaucoup Fribourg, il y a quinze ans. Depuis que j’ai appris à aimer Paris et la Coupole des Invalides, tout ce romantisme du paysage me fait l’impression d’un désordre. (…) Je ne suis pas encore accoutumé ici. Mais je sens bien qu’il était bon pour mon âme que certaines choses fussent froissées. J’ai tant de peine à me tourner vers Dieu et à sortir du sensible. La vie un peu close d’ici y aidera »10.

Quelques mois plus tard, Journet écrira encore : « J’ai un peu le “cafard” ici »11. Regrettait-il le côté provincial de sa nouvelle résidence ? Pour Maritain, sa tristesse s’expliquait par le fait qu’il était plongé dans le petit monde d’une cité bien catholique, où il n’y avait pas comme à Genève la possibilité de l’annonce missionnaire de l’Evangile : « Il me semble mon ami très cher que je comprends un peu ce que Fribourg doit être pour vous. Je crois que vous et moi nous avons plus de goût (trop peut-être ?) à fréquenter les publicains »12. Cette situation allait durer ; en 1934, Journet estimait « bien lourd » le milieu catholique de Fribourg13.

6

Joseph PILLER,préface à : Louis MAILLARD,Voyages en Pays de Fribourg, Genève, 1934, pp. 5-6.

7

[NIQUILLE], Un siècle d’histoire fribourgeoise, op. cit., p. 205). Voir également : Francis PYTHON, « De la “religion en danger” à la “mission de Fribourg” », Annales fribourgeoises, t. 61-62 (1994-1997), pp. 197-206.

8

POLO CARRASCO, préface à : JOURNET,Las siete palabras de Cristo en la Cruz, préface cit., p. 18.

9

Journet à Maritain, 15 octobre 1924 (CJM I, p. 235).

10

Journet à Maritain, 14 novembre 1924 (CJM I, pp. 247-248).

11

Brouillon d’une lettre de Journet à Besson, 6 mars 1925 (FCJ).

12

Maritain à Journet, 2 décembre 1924 (CJM I, p. 252). Cf. : « Je crains que vous n’ayez beaucoup à souffrir à Fribourg, du côté du milieu » (Maritain à Journet, 16 octobre 1924, CJM I, p. 237).

13

Journet à Maritain, 9 décembre 1934 (CJM II, p. 425). Deux ans auparavant, il traitait La Liberté, le quotidien catholique de Fribourg, de « journal des plus bourgeois qu’on puisse rêver » (Journet à Maritain, 8 février 1932,

Quel fut le motif de la nomination de Journet au Séminaire de Fribourg ? Philippe Chenaux pense que l’évêque « souhaitait sans doute exercer un contrôle sur les activités de son bouillant vicaire »14. Son refus de lui permettre l’organisation d’une conférence à Genève en décembre 1924 sur le turbulent Léon Bloy15 constitue pour lui un indice. Certes, le chef du diocèse avait des contacts réguliers avec les professeurs de la maison et pouvait d’une certaine manière les contrôler. D’autre part, sa correspondance très élogieuse envers Journet n’exprime pas forcément le fond de sa pensée. Nous estimons cependant que l’évêque avait nommé le vicaire du Sacré-Cœur à Fribourg parce qu’il voyait en lui le candidat idéal, unique même, à la chaire vacante de dogme. Besson insiste beaucoup sur ce point dans ses lettres. A Marie Giovanna qui avait protesté il disait :

« Soyez bien persuadée que je regrette vivement d’avoir été obligé d’appeler M. l’Abbé Journet à Fribourg. Je sais tout le bien qu’il faisait à Genève et le vide qu’il va nécessairement y laisser. Mais nous sommes dans une situation tout à fait anormale, à cause du manque de prêtres : nul autre que M. Journet ne pouvait actuellement se charger d’enseigner le dogme au Séminaire. Et vous comprenez sans peine que le Séminaire passe avant le reste, puisque du Séminaire dépend la formation du clergé dans tout le diocèse »16.

On met volontiers en opposition le polémiste Journet et le prudent Mgr Besson, soucieux de tempérer son jeune prêtre. Certains contemporains avaient déjà senti cela17. Avant d’aller plus loin, voyons en quoi cette comparaison est pertinente et en quoi elle demande d’être nuancée.

Deux caractères différents

Originaire de Chapelle-sur-Moudon dans le canton de Vaud, Marius Besson était né en Italie, à Turin. Son père Edouard, un protestant accueilli dans l’Eglise catholique par le curé de Lausanne, le futur évêque Deruaz, s’y était établi comme précepteur. Ayant fait part à Don Jean Bosco de son désir d’entrer chez les salésiens, il avait reçu cette réponse : « Non, toi tu ne seras pas prêtre, mais tu auras un fils qui sera prêtre un jour »18. Par Don Bosco, Edouard fit la connaissance d’une famille tessinoise installée dans la ville et se maria avec Thérèse Fossati. Plus tard, les Besson ayant déménagé à Lyon, Marius sentit l’appel au sacerdoce et se laissa convaincre par Mgr Deruaz d’entrer au séminaire de son diocèse d’origine. Ordonné prêtre en 1899, il passa à Fribourg, après une alternance d’études et de temps de ministère, un doctorat sur les origines des diocèses de Genève, Lausanne et Sion. Marius Besson était historien, il est important de le souligner. Professeur au Collège Saint-Michel et au Grand Séminaire, professeur extraordinaire à la chaire du Moyen Age à l’Université de Fribourg, le prêtre transforma en 1910 un petit bulletin pour en faire L’Echo, l’hebdomadaire des catholiques vaudois19,

14

CHENAUX, Entre Maurras et Maritain, op. cit., p. 115.

15

Besson à Journet, 9 décembre 1924 (AEvF, carton Journet, d).

16

Besson à Marie Giovanna, 12 octobre 1924 (ibid., d).

17

« Je tiens à vous dire – puisque des esprits tordus ont cru que je n’étais pas content de vous – toute mon estime, toute mon affection, toute ma reconnaissance pour votre bon travail » (Besson à Journet, 3 octobre 1922, ibid., d).

18

CHARRIERE, Monseigneur Marius Besson, op. cit., p. 11.

19

qui accueillera plusieurs fois des articles de Journet. Tout en gardant certains cours sur les bords de la Sarine, l’abbé Besson fut chargé de fonder la paroisse du Saint-Rédempteur à Lausanne, à l’avenue de Rumine, puis il remplaça le supérieur Fragnière à la tête du Grand Séminaire en 1919. Le 5 mai 1920, Benoît XV le nommait évêque de Lausanne et Genève.

Marius Besson prêchait l’obéissance aux autorités civiles20. L’évêque fut à l’aise dans le climat politique de l’entre-deux-guerres. On a même dit que son attitude correspondait à « une idéologie de classe »21, mais cette affirmation doit être tempérée22. Ce que l’on ne peut contester en revanche, c’est le profond amour de Mgr Besson pour la patrie. Il se révèle dans la célèbre Prière pour la Suisse : « O Dieu, qui nous avez donné une patrie incomparable et qui, jusqu’ici, l’avez toujours protégée »23. Méfiant envers l’Action française qui s’opposait à la culture démocratique suisse, l’évêque sera soucieux de ne pas violer les consignes de neutralité demandées par le gouvernement durant la Seconde Guerre mondiale, mettant en garde l’abbé Journet lorsqu’il dénonça le totalitarisme.

Patriote, Charles Journet l’était aussi : « C’est une vieille tactique de nos adversaires d’opposer entre eux le catholicisme et le patriotisme romand »24. Jusqu’en 1946, Nova et vetera porta comme sous- titre : « Revue catholique pour la Suisse romande »25 et son directeur savait se faire lyrique en décrivant le Pays romand :

« Nous nous sommes attachés à son visage, aux lignes du Rhône et du Jura qui tracent sous le ciel l’ample dessin de son unité. Nous avons le cœur fait pour goûter à la fois le silence sacré et la douceur intime des soirs d’automne dans la Valsainte ; le “petit-lac” de Genève bordé de villas et qui, dans les après-midi d’été, fait songer à la Corne d’Or ou aux rivages classiques de quelque mer Egée »26.

Mais animé par l’amour envers son pays, le jeune prêtre l’était plus encore par le souhait d’y faire triompher la vérité, et rendre « meilleure » sa patrie27. Il écrira quelques années plus tard :

« Je n’ai jamais écrit, en matières religieuses, que pour défendre (très mal, je le sens mieux que personne) l’Eglise fondée il y a vingt siècles, par Jésus, et cette Révélation, entrée en Suisse par les routes de Genève et du St-Bernard, pour laquelle moururent les martyrs d’Agaune, dont la

20

Voir à ce propos sa lettre pastorale aux catholiques vaudois à l’occasion du deuxième centenaire de la mort du major Davel, patriote vaudois : Marius BESSON,Le patriotisme chrétien, Saint-Paul, Fribourg, 1923, pp. 9-13.

21

William OSSIPOW,« Pro Deo et Patria ou l’attitude politique d’un évêque romand », Choisir, février 1973, 8- 10, p. 10.

22

Une étude confirme certes le trinôme de valeurs solidaires relevé par Ossipow (religion, patrie, autorités), « mais avec une pondération différente et en le flanquant tout aussitôt d’un quatrième pôle : le souci plus qu’insistant de faire respecter les normes d’une loi morale omniprésente » : Francis PYTHON, « Un évêque

défenseur de la Patrie. Le discours pastoral de Mgr Besson sur les crises de l’entre-deux-guerres », dans : Passé pluriel. En hommage au professeur Roland Ruffieux, Ed. universitaires, Fribourg, 1991, 77-96, p. 94.

23

Texte dans : Marius BESSON,Consignes,Saint-Paul, Fribourg, 1944, pp. 134-135.

24

JOURNET, « Catholicisme, thomisme et royalisme », art. cit. (1925), p. 1.

25

Et « Revue catholique de la Suisse romande », dans le numéro de 1946-1947.

26

Charles JOURNET, « Définitions », NV, janvier-mars 1926, t. 1, 1-14, p. 4.

27

« Si nous aimons notre patrie, nous n’allons pas travailler à la supprimer pour mettre à sa place quelque chose d’autre et d’importé. C’est elle que nous voulons, que nous voulons meilleure » (ibid.).

lumière ne s’est pas interrompue dans notre patrie, et qui trouve toujours, je le sais, dans l’âme romande, de profondes connivences »28.

Recherchant la vérité plus que l’entente entre les concitoyens, Journet jugeait « un peu faible » le livre de Besson, La route aplanie, avouant qu’il n’aimait « pas beaucoup » « le passage sur la paix des confessions sous le drapeau fédéral »29.

Davantage que la dénonciation de l’erreur et l’affirmation sans condition de la vérité, Mgr Besson recherchait la paix et la concorde. On pourrait y voir une réminiscence de l’esprit cantonal. Le caractère genevois, prompt et batailleur, se réalisait à merveille dans l’abbé Charles Journet ; Mgr Besson au contraire était issu de la terre vaudoise. Un jour, un paysan du canton de Fribourg manifestait son admiration face à Besson : « Vraiment, c’est un grand évêque, disait-il. Il prêche on ne peut mieux. Il a de l’allure. Il est bon, bienveillant. On dit qu’il est très savant ». Mais le vieux paysan ajoutait, sans penser à mal : « Quel dommage qu’il soit protestant ! ». Dans son optique, cela voulait dire tout simplement… « vaudois »30. Quelle est la caractéristique du Vaudois ? L’écrivain Pierre Deslandes le décrivait ainsi : « tolérant, amoureux d’une religion où l’humain et le surhumain s’équilibreront sans heurt, défiant de tout excès »31. Eugène Rambert avait déjà dit une chose semblable :

« On a peur de faire autrement que le voisin ; on se regarde, on s’épie, on attend qu’un autre donne le signal. Habitué à un bonheur facile, vivant paisible sous un beau ciel, le Vaudois repousse d’instinct ce qui le dérange et l’inquiète »32.

En Marius Besson, la charité chrétienne avait transcendé la débonnaireté tranquille et défiante du Vaudois. Paternel, ou même paternaliste, Besson voulait avant tout faire régner la charité. Un tel désir se retrouvait dans sa devise épiscopale, qui fut l’objet d’un commentaire ironique de Journet :

« Léon Bloy ne sera jamais son homme. Il a pris pour devise “Charitas Christi urget nos”. L’autre jour j’ai eu la malicieuse pensée de lui envoyer le commentaire qui est dans l’Invendable [une œuvre de Bloy] : “Je suis venu mettre le feu sur la terre, le devoir de tout chrétien est d’être un incendiaire, c’est pour cela que j’aime ces bûchers de l’Inquisition…” »33.

Son biographe officiel François Charrière comparait Mgr Besson au Christ de Fra Angelico qui avait l’air de ne prononcer qu’à regret, contrairement au Christ de la Sixtine, la sentence de condamnation34. L’évêque recommandait souvent la modération : « Craignez toujours, dans ce domaine, de pécher par excès plus que par défaut », écrivait-il à un prêtre qui avait fait du haut de la chaire des remontrances

28

Charles JOURNET, Un défenseur du protestantisme. A propos d’un écrit de M. le pasteur de Saussure, tract n° 4, Maurice Deshusses, Carouge-Genève, 9 juin 1929, p. 4.

29

Journet à Maritain, 2 janvier 1932 (CJM II, pp. 194-195).

30

Anecdote rapportée dans : SAVARY,Lettres à Suzanne, op. cit., p. 143.

31

Pierre DESLANDES, « Sous le ciel vaudois. Un caractère national », NV, janvier-mars 1929, t. 4, 29-35, p. 33.

32

RAMBERT, Alexandre Vinet, op. cit., p. 464.

33

Journet à Maritain, 31 octobre 1922 (CJM I, p. 125).

34

au chœur paroissial35. Il déclara même qu’il y avait « une seule catégorie que Notre-Seigneur ne p[ouvait] pas sentir », les gens « qui refusent de pardonner, qui se préfèrent aux autres, qui sont intransigeants pour les autres, qui sont impitoyables et sévères »36.

L’amour d’un pays où coexistaient catholiques et protestants et le goût de l’évêque pour la concorde ne furent probablement pas étrangers à son attitude irénique en matière interconfessionnelle. Mgr Besson avait le souci de ne pas blesser les protestants. Il s’en ouvrait à Reynold :

« Dans nos milieux, la polémique ne sert de rien ; les articles désagréables pour ceux qui ne partagent pas nos croyances ne font de bien ni aux autres ni à nous. Il faudrait les éviter. (…) In omnibus, caritas ! »37.

Il reprenait la même idée deux semaines plus tard : « In omnibus caritas, vous disais-je… L’adage est bon, même quand il s’agit d’adversaires dangereux. (…) Travaillons à unir et non pas à diviser »38. Cet irénisme se conjuguait aussi, reconnaissons-le, avec le désir plus humain de préserver l’Eglise de la critique. On le voit bien au moment où, quelques mois après les lettres envoyées à Gonzague de Reynold, l’évêque recommandait au vicaire général de Genève tout ce qui aurait pu ressembler à une provocation dans la prise de possession de l’église de Carouge rendue aux catholiques :

« Comme M. Gottret [un politicien catholique] nous le disait dimanche à St. Joseph avec beaucoup de raison, les catholiques doivent plus que jamais éviter les démarches maladroites ou malveillantes qui pourraient ensuite leur être reprochées. La situation générale est très tendue en Suisse, je le sais de source certaine, et, tout en faisant valoir nos droits, nous devons nous abstenir de tout ce qui pourrait mettre le feu aux poudres. Puisse-t-on s’en souvenir non seulement du haut de nos chaires mais même dans notre presse »39.

Un évêque défenseur de la foi catholique

Besson et Journet n’avaient donc pas le même caractère. On aurait pu mettre encore en valeur la différence entre l’historien et le théologien spéculatif ou distinguer les plans sur lesquels les deux hommes œuvraient. En tant que théologien, Charles Journet avait une liberté plus grande que son chef, le pasteur qui devait veiller à l’harmonie dans le troupeau et à la bonne entente avec les concitoyens réformés. Cependant, les deux hommes se rejoignaient dans leurs idées religieuses fondamentales.

35

Besson au prieur de Semsales, 3 décembre 1921 (AEvF, paroisses 99, dossier Semsales 1901-, d). Cf. aussi sa défense de Léon Savary, blâmé par un prêtre à cause du Fardeau léger (Besson au curé de Lentigny, 9 février 1933, AEvF, laïcs 99, dossier Savary, d).

36

Sermon pour le 31 décembre 1943, cité dans : CHARRIERE, Monseigneur Marius Besson, op. cit., p. 155.

37

Besson à Reynold, 29 mars 1921 (ALS, fonds Reynold, corr. aut. 62), à propos d’un article polémique de La

Revue romande.

38

Besson à Reynold, 14 avril 1921 (ibid.).

39

Bien que Besson écrivît des livres d’histoire, des ouvrages de vulgarisation et des œuvres apologétiques et non des traités de théologie spéculative40, sa « maîtrise des dossiers historiques », très utile dans le débat œcuménique, s’accompagnait « de réelles compétences en théologie catholique »41. Il avait suivi les cours « des plus célèbres professeurs » de l’Université, « et spécialement du P. Del Prado, qui devait, comme le faisait déjà Mgr Fragnière, le mettre en contact plus intime avec saint Augustin et saint Thomas »42. La liste de ses œuvres est importante43. Ayant publié plusieurs