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D EUXIEME PARTIE : LE MINISTERE GENEVOIS

V. L A RENCONTRE AVEC J ACQUES M ARITAIN

« Chaque fois qu’il m’arrive de parler avec un grand homme, je souffre de voir la quantité des choses qu’il n’a pas étudiées, de sentir la foule des questions que je ne lui poserai pas parce qu’il ne saurait les résoudre. Et je sens mieux qu’il n’y en a qu’Un à qui je puisse tout dire et qui sache répondre à tout, Jésus dans son Eucharistie… »1.

Cet aveu de solitude intellectuelle, Charles Journet l’avait prononcé avant sa rencontre avec le père Allo, dont il considéra l’amitié « comme une des grâces de [sa] vie »2. Plus que cela encore, la rencontre avec Maritain comblera son esprit et illuminera son existence3.

Le début d’une « grande amitié »

Le départ de Viterbe, qui laissa Journet profondément affecté, aurait pu causer en lui une dépression propre à ralentir ses activités. Il n’en fut rien. Le jeune prêtre continua sa polémique contre le protestantisme libéral, on le verra au chapitre suivant, et écrivit une recension de l’Introduction générale à la philosophie que Jacques Maritain venait de faire paraître. Cette recension4 fut pour lui l’occasion d’entrer en contact avec le penseur français : « Voici longtemps que j’aime vos écrits, à cause de l’amour de la vérité que j’y sens, et de cette sagesse surnaturelle dont vous parlez si bien »5. La missive de Journet lui valut une réponse bienveillante :

« C’est une joie profonde et un grand encouragement pour moi de me sentir en communion intellectuelle avec des âmes qui, comme la vôtre, aiment avant tout la Vérité »6.

C’était le début d’une vaste correspondance et d’une « grande amitié », pour reprendre les mots d’un ouvrage célèbre de Raïssa7, l’épouse de Jacques Maritain, qui sera très liée également à Journet. Deux ans après leur première lettre, les deux amis se rencontraient le 20 juillet 1922 à Val-d’Illiez en Valais, où les Maritain étaient en villégiature. Le philosophe notait, visiblement satisfait :

1

Notes spirituelles, doc. cit., 31 juillet 1918 – 24 décembre 1918, col. 10 (FCJ).

2

Ernest-Bernard ALLO, « Trois lettres du R. P. Allo », NV, janvier-mars 1945, t. 20, 15-26, p. 15, note 1.

3

Jacques RIME, « Le théologien Charles Journet et le philosophe Jacques Maritain », dans : Marie-Bruno BORDE –Bernard HUBERT (éd.), Amitiés et collaborations intellectuelles autour de Jacques Maritain, actes du colloque de Toulouse (7-8 avril 2006), Faculté de philosophie de l’Institut catholique de Toulouse, 2007 (Recherches

philosophiques, t. 3), pp. 105-122.

4

Charles JOURNET, « Un manuel de philosophie thomiste », CG, 4 novembre 1920.

5

Journet à Maritain, 4 novembre 1920 (CJM I, p. 35).

6

Maritain à Journet, 10 novembre 1920 (CJM I, p. 37).

7

« Il est comme nous l’imaginions, humble, d’une intelligence admirablement lucide et généreuse, d’une exquise finesse, il a de l’humour, il est ardent pour Dieu et pour la vérité. Santé fragile, hélas »8.

Né en 1882 à Paris et baptisé dans l’Eglise protestante, Jacques Maritain9 avait été élevé dans l’esprit laïc et areligieux de la Troisième République. Ses goûts personnels l’inclinèrent vers le militantisme de gauche, la haine des bourgeois et, dans le domaine intellectuel, vers les sciences et la philosophie. Lors de ses études, il fit connaissance de Raïssa Oumançoff, fille d’émigrés juifs russes, qu’il épousera en 1904. Déçus des cours positivistes de l’Université, les deux jeunes gens découvrirent un maître en la personne d’Henri Bergson, professeur au Collège de France qui, par ses idées sur la durée et l’intuition, redonnait à l’être humain la possibilité d’atteindre l’absolu. Ils rencontrèrent aussi l’écrivain Léon Bloy grâce à son roman La femme pauvre (« Il n’y a qu’une tristesse, c’est de n’être pas des saints »). Les Maritain furent reçus dans l’Eglise catholique le 11 juin 1906. Malgré leur dette envers Bergson, ils abandonnèrent sa philosophie et reconnurent la valeur du concept. Raïssa, puis Jacques, se tournèrent alors vers saint Thomas :

« 15 septembre [1910]. – Enfin ! Grâce à Raïssa, je commence à lire la Somme théologique. Comme pour elle c’est une délivrance, une inondation de lumière. L’intellect trouve sa patrie »10.

Premier volume des Eléments de philosophie que Maritain projetait d’écrire, l’Introduction générale à la philosophie recensée par Journet présentait les contours de ce savoir. L’auteur était félicité d’avoir su conjuguer deux réalités facilement antagonistes : « Nous y avons trouvé la joie d’une lecture saine, et ce qui nous a surtout frappé, c’est l’alliance d’un pur amour de la vérité et d’une sollicitude pédagogique toujours en éveil ». Le recenseur voulait adresser le livre non seulement aux élèves et aux plus avancés, mais

« encore à ceux qui sentent la vanité dans laquelle se meuvent aujourd’hui nombre de discussions philosophiques, à ceux qui demandent à la sagesse autre chose que des associations d’images et des fusées de métaphores éblouissantes, à ceux qui éprouvent le dégoût et la souffrance des compromis, des équivoques et des contradictions partout latentes ».

La confusion sur laquelle Journet revint à plus d’une reprise dans ses lettres à Maritain et Allo11, ne s’appliquait pas seulement à la controverse religieuse. Elle visait aussi le bergsonisme :

« Les jeunes gens du Collège n’ont ici, à Genève, qu’un professeur bergsonien (Franck [sic] Grandjean récemment nommé aussi à l’Université) et comme c’est ici la grande confusion doctrinale, je serais si heureux que votre ouvrage fût connu de quelques-uns »12.

Le premier article de Journet dans le Courrier de Genève avait été une critique de ce disciple de Bergson :

8

Jacques MARITAIN,Carnet de notes, Desclée De Brouwer, Paris, 1965 (OC XII, p. 310).

9

Sur Jacques et Raïssa Maritain : bibliographie générale, VI, 8.

10

MARITAIN,Carnet de notes, op. cit. (OC XII, p. 207).

11

« Surtout chez nous, où c’est la grande confusion religieuse et philosophique » (Journet à Allo, 30 avril 1920 (?), FCJ, ph).

12

« Toute la Genève philosophique de l’un et l’autre sexe était comprimée, jeudi 30 octobre, dans la salle où M. Frank Grandjean soutenait sa thèse sur La Raison et la Vue, essai d’une nouvelle théorie de la connaissance rationnelle »13.

Le candidat pensait que durant son évolution, l’esprit avait été en partie influencé par la vision oculaire immobiliste et s’était transformé en raison. Il suscita la critique de Charles Journet : « Jamais un sens ne donnera la raison formelle, explicative d’une faculté supra-sensible ». Le recenseur s’était intéressé spécialement au débat qui eut lieu lors de la défense de thèse sur la valeur de la raison, que Frank Grandjean n’appréciait guère puisqu’il opposait cette « faculté d’enveloppement qui contrefait et glace le réel » et l’intuition de Bergson, « une prise de possession de l’instinct, une pénétration de l’essence intime des choses ». Journet estimait que la philosophie bergsonienne n’était pas le bon moyen pour lutter contre une mauvaise compréhension de la raison. Il est possible que l’opposition de Journet envers la philosophie pourtant spiritualiste de Bergson remonte à la lecture de l’écrit de Garrigou-Lagrange qui avait été à l’origine de sa conversion métaphysique. En effet, dans ses écrits préparatoires au Sens commun, le dominicain attaquait largement la philosophie bergsonienne.

Nous ignorons comment l’abbé Journet prit connaissance de l’œuvre de Maritain, promu en 1914 professeur de philosophie à l’Institut catholique de Paris. Dans le premier message qu’il lui envoya, il déclarait aimer depuis « longtemps » ses écrits. Faisait-il allusion à La philosophie bergsonienne qu’il possédait dans sa bibliothèque ou à certains articles qu’il aurait pu découvrir dans la Revue thomiste14 ? Dans l’article du 4 novembre il cite seulement le « chef d’œuvre » constitué par Art et scolastique et dans la lettre écrite le même jour, il parle de la préface de Maritain à l’ouvrage posthume du père Clérissac, Le mystère de l’Eglise15 :

« Je prends prétexte de ce petit article (…), pour vous remercier en particulier de ces quelques pages de la Vie du Père Clérissac, où il y a plus de vrai thomisme que dans bien des volumes, et qui m’ont été comme une grâce de lumière surnaturelle »16.

Cette dernière phrase indique que ce n’est pas Maritain qui lui a fait découvrir saint Thomas d’Aquin, mais bien le contraire : c’est par saint Thomas qu’il est allé à Maritain.

Les connaissances thomistes dominicaines de l’abbé Journet

Le philosophe ne fut pas le seul auteur thomiste avec qui Journet entra en contact. Au début des années vingt, ce dernier connaissait plusieurs théologiens dominicains.

Le jeune prêtre avait « beaucoup vu » le père Garrigou-Lagrange à Rome en automne 1920 à sa sortie de Viterbe17. Natif d’Auch dans l’Armagnac, « véritable figure mythique de la théologie romaine »18,

13

JOURNET,« La philosophie à l’Université », art. cit. (1919). La thèse de Frank Grandjean fut publiée sous le titre La raison et la vue, Alcan, Paris, 1920. Compte rendu nettement plus élogieux que celui de Journet par : Philippe BRIDEL,« La raison et la vue d’après M. Grandjean », La Semaine littéraire, 20 novembre 1920, pp. 548-550.

14

Mention d’articles publiés par Maritain dans : BOISSARD, Charles Journet, op. cit., p. 59.

15

Humbert CLERISSAC, Le mystère de l’Eglise, Georges Crès, Paris – Zurich, 1918.

16

Réginald Garrigou-Lagrange (1877-1964)19 étudiait la médecine lorsqu’il retrouva la ferveur chrétienne et recevait à vingt ans l’habit dominicain. Il inaugurait en 1909 son cours à l’Angelicum de Rome. Il avait publié Le sens commun, la philosophie de l’être et les formules dogmatiques en 1909, dont un article préliminaire avait occasionné l’éveil philosophique de Charles Journet, puis le célèbre Dieu, son existence et sa nature. Avec la partie des Degrés du savoir de Maritain consacrée à la connaissance métaphysique, Journet recommandait ces deux ouvrages à tout lecteur désireux d’« entrer comme d’un coup, dans l’intuition centrale de la philosophie thomiste »20. Nous verrons plus loin que Garrigou-Lagrange viendra prêcher aux retraites thomistes organisées par l’abbé Journet en Savoie, aux Allinges. Journet gardera toujours une grande reconnaissance pour Garrigou-Lagrange, même s’il prendra ses distances dans les années trente pour raison politique et que des nuages s’étaient déjà amoncelés lors de la condamnation de l’Action française.

Auparavant, une première ombre à leur amitié s’était dressée à l’occasion d’une controverse entre Garrigou et un dominicain espagnol, professeur à l’Université de Fribourg, le père Francisco Marín- Sola (1873-1932). Avec Maritain, le jeune prêtre n’était pas entièrement satisfait de la position de Marín-Sola sur la grâce et la liberté humaine, à laquelle il accordait trop21, mais il regrettera la rapidité et le caractère massif de l’opposition du théologien de l’Angelicum :

« Que j’aurais aimé que le P. Garrigou restât tout à fait calme, attendant la suite des articles, et n’envoyant que des objections dures comme le diamant »22.

On notera que Journet, réservé par rapport à la doctrine de la grâce chez Marín-Sola, avait été très enthousiaste pour son livre consacré à L’évolution homogène du dogme catholique23. Dans sa recension24, Journet reprenait l’image donnée par l’auteur de la plaque photographique qui avait besoin de révélateurs utilisés de manière idoine pour faire apparaître l’image. Ainsi, le travail théologique mettait au jour, selon des règles appropriées, le révélable déjà contenu dans le dépôt de la foi mais encore invisible.

Journet écrira dans plusieurs revues d’inspiration thomiste. Il donna en 1924 son premier article à la Revue thomiste sur « les maladies des sens internes » et fera paraître dans La Vie spirituelle de juin 1926 une étude sur « les indulgences »25. Avant cela, Journet était connu de la Revue des jeunes26 et de

17

Journet à Allo, 22 octobre 1920 (FCJ, ph).

18

Etienne FOUILLOUX, Une Eglise en quête de liberté. La pensée catholique française entre modernisme et

Vatican II (1914-1962), Desclée De Brouwer, Paris, 1998, p. 47.

19

Benoît LAVAUD,« Le père Garrigou-Lagrange. In memoriam », Revue thomiste, avril-juin 1964, t. 64, pp. 181- 199 ; Marie-Rosaire GAGNEBET, « L’œuvre du P. Garrigou-Lagrange. Itinéraire intellectuel et spirituel vers Dieu », NV, octobre-décembre 1964, t. 39, pp. 273-290.

20

Charles JOURNET, « “Les degrés du savoir rationnel” », NV, avril-juin 1933, t. 8, 121-161, p. 150.

21

Maritain à Journet, 19 novembre 1925 ; Journet à Maritain, 29 novembre 1925 (CJM I, pp. 337-338 et 340- 341).

22

Journet à Maritain, 29 novembre 1925 (CJM I, p. 341).

23

Francisco MARIN-SOLA, L’évolution homogène du dogme catholique, 2 t., Saint-Paul, Fribourg, 1924.

24

JOURNET, « Un beau livre de théologie », art. cit. (1924).

25

Charles JOURNET,« Les maladies des sens internes », Revue thomiste, janvier-février 1924, n.s. t. 7, pp. 35-50 et « Les indulgences », La Vie spirituelle, juin 1926, t. 14, pp. 250-254.

26

Fondée en 1909 par le père Barge sous le nom de Revue de la jeunesse, elle avait reçu son appellation de

son directeur, le père Antonin-Dalmace Sertillanges (1863-1948), un dominicain célèbre hors du monde religieux, membre de l’Institut de France. Le jeune théologien y avait publié dès 1919 un article sur Genève27 puis avait répondu positivement à une demande de collaboration régulière28. Suite à cette réponse, le père Sertillanges, quelque peu grand seigneur, le félicitait depuis sa villégiature de Chandolin en Valais : « Donnez-nous de la haute vie. Je vous offre un auditoire admirable, ne le négligez pas »29. Journet, qui possédait beaucoup d’ouvrages de Sertillanges dans sa bibliothèque, rencontra le théologien en août de l’année suivante, alors qu’ils étaient tous deux en vacances dans le même village valaisan. Faisant une réserve sur un point de discussion (« Il me semble qu’il va bien vite en avant, et qu’en disant que l’être substantiel est devenir, on ne pourra échapper au bergsonisme »30), il paraissait cependant impressionné par le personnage et n’osait pas trop le déranger : « Je ne lui ai que peu parlé, mais il est très heureux de son séjour. Il travaille à quelque nouveau livre qu’il écrit presque “au courant de la plume” »31. De son côté, le dominicain garda un bon souvenir de l’entrevue (si l’on peut dater la lettre suivante, selon toute vraisemblance, des suites du séjour de 1922) : « Votre cordialité déférente pour un ancien n’a pas non plus passé inaperçue pour mon cœur »32. En 1930, lors d’une controverse avec lui, Journet écrira sa gratitude envers le dominicain : « Je ne dirai pas ici la reconnaissance que je dois au P. Sertillanges qui fut, par ses livres, un de mes premiers maîtres »33.

Charles Journet sera aussi en lien avec le père Barge, qui était revenu à la direction de la Revue des jeunes après le départ de Sertillanges : « Ne nous oubliez pas. La Revue est vôtre, vous y êtes chez vous »34. Il connaissait aussi le père Ambroise Gardeil, auquel il avait transmis un travail sur le sacrifice de la messe35. Ambroise Gardeil de Nancy (1859-1931), régent des études au studium de la province de France de 1884 à 1911, écrivit que Journet était « un vrai thomiste », chose qui était « si rare », et manifesta sa satisfaction parce qu’il était « en parfait accord » avec sa propre théologie du sacrifice eucharistique36.

Charles Journet faisait donc partie d’un réseau de théologiens. Arrêtons-nous un instant sur ce thomisme des années vingt, qui vivait un âge d’or certain. Interrogeons-nous sur les causes de son succès et cherchons à décrire l’attitude de Journet à son égard.

27

JOURNET, « Autour de la Ville-Eglise de M. Georges Goyau », art. cit. (1919).

28

Sertillanges à Journet, 26 juin 1921 (FCJ).

29

Sertillanges à Journet, 18 juillet 1921 (FCJ).

30

Journet à Maritain, 23 août 1922 (CJM I, p. 80).

31

Journet à Allo, 19 août 1922 (FCJ, ph).

32

Sertillanges à Journet, août-septembre 1922 ? (FCJ).

33

Charles JOURNET,« Chronique sur la théologie mystique, la philosophie, l’art », NV, octobre-décembre 1930, t. 5, 436-461, p. 454.

34

Etienne-Mathieu Barge à Journet, 22 mai 1923 (FCJ).

35

Sur ce sujet : Nicolas GLASSON, L’essence du sacrifice de la messe. Etude d’un traité inédit du cardinal

Charles Journet, Université de Fribourg, mémoire, 1999 (avec vol. d’annexes).

36

Le thomisme des années vingt

Depuis Aeterni Patris de Léon XIII, le magistère avait officialisé de plus en plus la pensée du « Docteur commun ». Le vaudois Pierre Jaccard, un grand adversaire de la renaissance thomiste dont nous reparlerons, avait placé l’année 1906 comme date charnière de l’évolution du thomisme. A cette date, Désiré Mercier était éloigné du travail universitaire par sa nomination à l’archevêché de Malines et Maritain recevait le baptême. Le thomisme ouvert de Mercier cédait le pas à l’école dominicaine, jugée obscurantiste :

« Les Prêcheurs exhumèrent toute la lignée de ses commentateurs orthodoxes, tous les docteurs illustres ou obscurs de l’Ecole. Un singulier esprit d’étroitesse anima bientôt la philosophie catholique. Le thomisme devint intransigeant et agressif. Au cardinal Mercier allait succéder bientôt le converti de 1906, M. Jacques Maritain »37.

Ce changement d’orientation du thomisme, bien vu par Jaccard, doit plutôt être mis en lien avec le climat antimoderniste du début du siècle, qui transforma pour une part le thomisme en un moyen pour « défendre » et non plus pour « conquérir »38. En 1907, l’encyclique Pascendi de Pie X déclarait que ce n’était pas sans grave danger de s’éloigner de la pensée de saint Thomas, spécialement en métaphysique39. En 1914, la Congrégation des Etudes demandait d’enseigner vingt-quatre thèses thomistes en philosophie. Elles avaient été rédigées par un jésuite soucieux d’éliminer le suarézisme de l’enseignement clérical40. Le code de droit canonique de 1917 fit un pas de plus en étendant le thomisme aux professeurs de théologie41. Benoît XV rappelait que l’Eglise avait fait sienne la doctrine de saint Thomas42 et l’encyclique Studiorum ducem de Pie XI, tout en proclamant la diversité des écoles théologiques, montrait que l’honneur porté à saint Thomas glorifiait plus encore l’Eglise enseignante : « In Thoma honorando maius quiddam quam Thomae ipsius existimatio vertitur, id est Ecclesiae docentis auctoritas »43. Devant une telle officialisation de la doctrine thomiste, comment s’étonner de l’exclusivisme de certains auteurs de l’époque ? Maritain avait dit, sous forme de

37

Pierre JACCARD,« La renaissance thomiste dans l’Eglise du cardinal Mercier à M. Jacques Maritain », Revue

de théologie et de philosophie, n.s. t. 15 (1927), 134-161, p. 145.

38

FOUILLOUX,Une Eglise, op. cit., p. 41. Voir aussi : POUPARD, « L’encyclique Aeterni Patris », art. cit., p. 54.

39

PIE X, encyclique Pascendi, 8 septembre 1907 (Acta Sanctae Sedis, t. 40 (1907), 593-650, p. 640).

40

Il est vrai qu’en 1916, la Congrégation des Séminaires et Universités, qui avait succédé à la Congrégation des Etudes, déclarait que ces thèses étaient seulement « proposées » (FOUILLOUX,Une Eglise, op. cit., p. 41). Sur les

thèses : Paul-Bernard GRENET, Les 24 thèses thomistes. De l’évolution à l’existence, Téqui, Paris, 1962.

41

« Philosophiae rationalis ac theologiae studia et alumnorum in his disciplinis institutionem professores omnino pertractent ad Angelici Doctoris rationem, doctrinam et principia, eaque sancte teneant » (CIC 1917, canon 1366, 2).

42

BENOIT XV,encyclique Fausto appetende die [pour le septième centenaire de la mort de saint Dominique], 29 juin 1921 (La Documentation catholique, t. 6, juillet-décembre 1921, 66-68, p. 67).

43

PIE XI, encyclique Studiorum ducem, 29 juin 1923 (Acta Apostolicae Sedis, t. 15 (1923), 309-326, p. 324). Cf. : « Nec enim defensio doctrinae Divi Thomae et vindicatio ejus ab erroribus et ab improbabilitate sentiendi, est solius privatae personae vindicatio, sed totius Ecclesiae judicii et Apostolicae approbationis assertio. Quare majus aliquid in Thoma quam Thomas suscipitur et defenditur » (JOANNES A SANCTO THOMA, Cursus

boutade (?) : « Vae mihi, si non thomistizavero ! »44 et du père del Prado, professeur à Fribourg avant Marín-Sola, on écrivait :

« On a dit qu’il ne connaissait que saint Thomas ; mais c’est beaucoup, quand on le connaît bien, puisque, selon le mot du cardinal Casanate, que le P. del Prado aimait à redire, c’est “en vain qu’on lisait les autres livres, si on ne lit saint Thomas, et que si on le lit lui seul, il suffit” »45.

Girolamo Casanate (1620-1700), de Naples, fut un grand bibliophile du XVIIe siècle. Journet sera titulaire de son église de Santa Maria in Campitelli à Rome.

Malgré son succès indéniable quoique non uniforme46, ses revues et ses centres de diffusion en Europe (Rome, Institut catholique de Paris, Louvain, Fribourg), le thomisme de Léon XIII et Pie X était resté une affaire de clercs, une pensée interne à l’Eglise. Après la Première Guerre mondiale en revanche, il intéressa vivement certains laïcs soucieux d’« ordre » en tout domaine, intellectuel, social et politique47 :

« Portée par la vague montante de l’inquiétude contemporaine, la pensée de saint Thomas est sortie des séminaires. Elle atteint aujourd’hui les Universités laïques et même le grand public »48.

Le rôle de Jacques Maritain est indéniable dans ce renouveau, lui dont le grand succès fut, selon Etienne Fouilloux, « d’avoir sorti le thomisme de la forteresse ecclésiale dans laquelle il était tenté de s’enfermer »49. L’historien évoque son talent d’écrivain et ses écrits sur l’art et la mystique, deux