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D EUXIEME PARTIE : LE MINISTERE GENEVOIS

VI. L’E VANGILE AU DEFI DE LA PSYCHOLOGIE

Décrivant l’attitude des catholiques face aux protestants de l’entre-deux-guerres, l’historien Etienne Fouilloux a recours à la métaphore de la cité assiégée :

« Sur le terrain religieux, la méconnaissance demeure totale. Ne sortent en effet de la forteresse romaine que des expéditions punitives ou conquérantes. Une poignée de spécialistes – les abbés Cristiani, Dedieu, Paquier pour la France ; Snell et Journet pour la Suisse – se chargent de répondre aux “hérétiques”. Ce sont des érudits ; ils ont tout lu, tout mis en fiche, mais les piles de livres ont fini par boucher leurs fenêtres sur l’extérieur »1.

L’historien parle cependant de « la symétrie des positions de part et d’autre de la barrière ecclésiastique »2 et Jean-Blaise Fellay décrit « la controverse doctrinale » comme « le type standard de communication entre les confessions »3. Le style polémique était commun aux catholiques et aux protestants et débordait ce cadre pour caractériser tous les domaines de la société4 :

« A cette époque, on crie son amour, son amitié, sa sympathie, on crie aussi sa “rogne”, sa haine. Aujourd’hui, un tel langage donnerait lieu immédiatement à des interprétations basées sur le “sensationnel” ou à des procès pour injures… Et c’est pour cela qu’on a “nettoyé” les mots »5.

Les contemporains étaient eux-mêmes conscients de vivre à une époque d’affrontements. L’antithomiste Pierre Jaccard l’expliquait bien :

« Notre époque qui se glorifie de sa “sincérité”, ne s’embarrasse plus guère de compliments et de fadeurs. Quand on a une opinion, on la défend. Nos adversaires ne se font pas faute d’user de cette violence “à qui le ciel est promis” »6.

Charles Journet contre Les problèmes d’outre-tombe de Georges Fulliquet

La première brochure publiée par Charles Journet7 fut une réfutation d’un ouvrage protestant prompt à invoquer les découvertes de la science pour parler de la vie après la mort, Les problèmes d’outre- tombe. Le livre était écrit par le pasteur Georges Fulliquet, professeur de théologie systématique à

1

Etienne FOUILLOUX, Les catholiques et l’unité chrétienne du XIXe au XXe siècle. Itinéraires européens

d’expression française, Le Centurion, Paris, 1982, p. 162.

2

Ibid., p. 167.

3

Jean-Blaise FELLAY, « De la confrontation au rapprochement. Les catholiques genevois face au protestantisme 1920-1950 » dans : CONZEMIUS (Hg.), Schweizer Katholizismus 1933-1945, op. cit., 147-177, p. 167.

4

BOISSARD, « Les controverses entre Charles Journet et les protestants », art. cit.,p. 77.

5

LARDERAZ,René Leyvraz, op. cit., t. 2, p. 743.

6

JACCARD,« La mêlée thomiste en France en 1925 », art. cit., p. 57.

7

Charles JOURNET, Les problèmes d’outre-tombe d’après le livre de M. Georges Fulliquet, Saint-Paul, Fribourg, 1919. Sous forme d’articles, cette étude se trouve dans : SC, 11 et 18 octobre, 15, 22 et 29 novembre, 13 décembre 1919, pp. 646-649, 669-671, 730-732, 751, 761-762 et 793-796.

l’Université de Genève8. Nous ignorons l’intérêt qui avait poussé le jeune prêtre à lire cette étude. Etait-ce la mort de sa mère en juin 1919, la perspective de sa propre mort, ou bien la violence de la guerre et des crises qui la suivirent9 ? Journet attaquait l’articulation même de l’ouvrage divisé en une première partie (le fait de la survivance) dans laquelle le pasteur réfléchissait au niveau naturel et une seconde partie (les modes de la survivance) où il corrigeait les dogmes traditionnels à la lumière de la raison. Ainsi, le plan « préjuge[ait], sans avertir, la négation du surnaturel ». Fulliquet était critiqué pour son « panthéisme » (l’esprit, universellement présent, était synthétisé par l’homme). Journet s’en prenait ensuite à sa dogmatique, une vision altérée de Dieu, du Royaume et de l’homme :

« C’est ainsi que Dieu, vivant éclair intellectuel et flamme d’amour éternellement subsistante, devient pour M. Fulliquet le réservoir anonyme d’un esprit partout diffus. En niant la divinité de Jésus-Christ, on diminue la Miséricorde de Dieu, comme en niant l’éternité de l’enfer, on amoindrit son infinie Justice »10.

Puis le vicaire de Carouge abordait la méthode exégétique. Sa conclusion était dure : « C’est, avec une métaphysique en déroute et une exégèse de prestidigitation, la ennième reprise d’un couplet connu »11. Le livre était « mauvais », « immoral », parce qu’il voulait « ravaler le divin à l’humain, le rationnel à l’irrationnel, le moral à l’inconscient ».

Les termes employés par Charles Journet peuvent choquer un lecteur moderne. Le polémiste n’aurait- il pas exagéré dans sa critique de Georges Fulliquet ? La lecture des Problèmes d’outre-tombe, avouons-le, avait de quoi désarçonner un théologien scolastique. Fulliquet commençait par signaler les travaux du scientifique français Armand Sabatier12 pour estimer que, en parallèle à d’autres transformations de l’énergie, une organisation spéciale de la matière vivante, le système nerveux, reconnaissait et organisait l’esprit, présent partout comme la vie, à tel point que certaines âmes pouvaient échapper à la mort : « C’est avec assurance que nous concluons : l’âme, organisation et synthétisation d’esprit, survit à condition de sa cohésion suffisamment avancée »13. Ceux qui n’avaient pas atteint une certaine cohérence étaient en revanche « condamnés à périr »14. Puis l’étude abordait le niveau psychologique et évoquait un monde spirituel facilement atteint par le côté « subliminal » de la personne humaine. L’auteur poursuivait en avançant des arguments moraux (obligation morale et désir de justice) et religieux.

8

Sur Georges Fulliquet : Auguste LEMAITRE, « La pensée théologique de Georges Fulliquet », Revue de

théologie et de philosophie, n.s. t. 13 (1925), pp. 32-42 ; Frédéric KLEIN, La pensée religieuse de Georges

Fulliquet, Labor, Genève, 1942 ; Henry BABEL, « Georges Fulliquet (1863-1924). Au sein de la théologie protestante du XIXe et du début du XXe siècle », dans : Stephan LEIMGRUBER – Max SCHOCH (Hg.), Gegen die

Gottvergessenheit. Schweizer Theologen im 19. und 20. Jahrhundert, Herder, Basel – Freiburg – Wien, 1990,

113-125, pp. 119-123 ; Bernard REYMOND « Fulliquet, Georges (1863-1924) », dans : GISEL –KAENNEL (éd.),

Encyclopédie du protestantisme, op. cit., p. 534.

9

Cf. : « Ce livre, écrit en un temps où la mort désole le monde, désire proposer une doctrine sur l’au-delà » (JOURNET, Les problèmes d’outre-tombe, op. cit., p. 3).

10

Ibid., p. 7.

11

Ibid., p. 14.

12

A distinguer du chimiste Paul Sabatier, d’un autre Paul Sabatier, le pasteur biographe de saint François d’Assise, et d’Auguste Sabatier, le théologien protestant de Paris.

13

Georges FULLIQUET,Les problèmes d’outre-tombe, Kundig – Fischbacher, Genève – Paris, 1918, p. 63.

14

Dans la deuxième partie de son livre consacrée aux modes de la survivance, le pasteur donnait sa conception de l’au-delà. Capable de survie, l’âme passait par un purgatoire (une période de transformation) avant de devenir un ange. Elle partageait la compagnie de ses semblables et celle de Dieu : « Il ne peut y avoir bonheur véritable que dans l’amour qui se traduit en activité »15. Fulliquet n’hésitait pas à réinterpréter la Bible et à congédier des pans entiers des « doctrines ecclésiastiques ». Il rejetait, semble-t-il, la résurrection de Jésus. Pour lui, l’important était la puissance spirituelle du Christ après sa mort. Affichant sa préférence pour l’hellénisme sur le judaïsme, il refusait non seulement la résurrection des cadavres comme les Juifs l’entendaient, mais aussi la doctrine des corps spirituels chère à saint Paul, hypothèse qu’il jugeait « plus désavantageuse qu’utile »16. Pas de jugement dernier (le progrès de l’âme étant indéfini et la résurrection des corps abandonnée), pas d’éternité des peines, pas d’anges sinon des âmes sorties de la gangue d’un corps17. Le pasteur se défendait pourtant de renverser la foi :

« Sur tous ces points nous nous trouvons en contradiction avec la doctrine chrétienne traditionnelle, mais nous sommes certains que c’est par un progrès véritable et nullement par répudiation de l’expérience chrétienne authentique »18.

Tout en comprenant le souci apologétique du pasteur Fulliquet, nous saisissons pourquoi Journet s’était indigné en le lisant.

Pour avoir un aperçu plus complet de la pensée de Fulliquet, son manuel d’instruction religieuse paru l’année même des Problèmes d’outre-tombe est fort éclairant19. Le pasteur était soucieux de découvrir Dieu par le devoir moral :

« L’autorité incontestable dont dispose le moi préconscient dans l’obligation ne saurait provenir que de Dieu. Seul Dieu peut justifier pleinement l’expérience de l’obligation morale. Le devoir chez l’homme est l’attestation éclatante de l’existence de Dieu, de l’Etre absolu et saint, qu’autrement nous ne connaissons pas »20.

L’auteur montrait que Jésus était le second Adam :

« La tentative que Dieu avait faite avec Adam (…), Dieu la renouvelle avec Jésus : accorder à un membre de l’humanité pécheresse une expérience psychique supérieure, capable de légitimer pour lui l’intervention autoritaire du Dieu-Maître et l’exigence impérieuse du devoir et de l’entraîner à un consentement joyeux et filial, avec l’espérance que cet homme privilégié secouerait pour lui et pour la race le joug du péché »21.

15

Ibid., p. 301.

16

Ibid., op. cit., p. 227.

17

« Ces anges ont été hommes, peut-être pas comme nous sur la terre, alors sur une planète quelconque, qui leur a offert des conditions analogues à celles de la terre pour l’éducation des âmes » (ibid., p. 305).

18

Ibid., p. 324.

19

Georges FULLIQUET,Le chrétien protestant. Manuel d’instruction religieuse, Société générale d’imprimerie,

Genève, 1918.

20

Ibid., p. 5.

21

La pensée du pasteur sur la Trinité était ambiguë. Dans sa brochure, il paraît donner raison à la théologie traditionnelle22, mais cela était peut-être une concession au genre littéraire du catéchisme. Dans un autre ouvrage, il avait manifesté sa forte réticence :

« Il est fort impertinent et il est absurde de demander ce que Jésus était avant de devenir homme. Il est certain, pour nous, qu’en Jésus se trouve un germe divin déposé par Dieu lui- même [c’est-à-dire, expliquait l’auteur à la page précédente, « un germe de moralité parfaite »] et, par conséquent, préexistant. Mais il n’y a aucun moyen pour nous et aucune utilité pratique à chercher ce qu’il était, ce qu’était l’existence de ce germe divin »23.

La théologie pour le moins audacieuse de Georges Fulliquet était-elle marginale parmi les théologiens réformés ? Journet ne le pensait pas. Les critiques adressées à Fulliquet seront portées contre d’autres penseurs romands qu’il accusera de libéralisme. Pour découvrir si un tel diagnostic était fondé ou non, et comprendre un peu mieux la situation de la théologie protestante à Genève et en Suisse romande à l’époque de Journet, un détour par l’histoire est nécessaire.

L’évolution de la pensée protestante genevoise24

Au XVIIe siècle encore, l’Académie de Genève fondée en 1559 diffusait un enseignement calviniste célèbre dans l’Europe réformée. Les deux théologiens genevois envoyés au synode de Dordrecht en Hollande (1618-1619) avaient défendu les thèses rigoureuses de Gomar sur la prédestination contre la doctrine d’Arminius, et soixante ans plus tard Genève se ralliait à la Formula consensus (ou Consensus helveticus), un document inspiré par le genevois François Turrettini et signé par les cantons évangéliques suisses qui affirmait l’inspiration littérale du texte biblique hébraïque et rejetait la doctrine de la grâce universelle désireuse d’adoucir le prédestinatianisme calviniste. Mais le Consensus helveticus, « peut-être l’un des derniers sursauts du dogmatisme traditionnel »25, n’enraya pas l’évolution des idées à Genève.

Les thèses de l’académie libérale de Saumur combattues par la Formula consensus et la méthode expérimentale de Descartes étaient entrées dans la cité de Calvin. Même si le climat nouveau ne

22

« Le Christ glorieux est à côté de Dieu, inséparable de Dieu, divin lui-même. Les chrétiens connaissent ainsi deux personnages divins : Dieu et Christ. Mais alors il faut, c’est la logique qui l’exige, que Jésus sur la terre soit fils de Dieu au sens métaphysique et qu’il ait préexisté comme fils de Dieu » (ibid., pp. 20-21).

23

Georges FULLIQUET, Les expériences du chrétien. Essai d’instruction religieuse, Kündig – Fischbacher, Genève – Paris, 1908, p. 138.

24

Maria-Cristina PITASSI, De l’orthodoxie aux Lumières. Genève 1670-1737, Labor et Fides, Genève, 1992. Voir aussi, en faveur du libéralisme : Robert STAHLER, Le libéralisme à la trace, Ed. de l’Union protestante libérale, Genève, 1972.

25

Anne-Marie PIUZ, « De la Réforme aux Lumières (XVIIe – XVIIIe siècles) », dans : GUICHONNET (éd.),

voulait pas rompre délibérément avec le passé26, le cartésien Jean-Robert Chouet (professeur de philosophie en 1669) faisait une distinction nette entre la raison et la foi ; le surnaturel était d’une certaine manière placé dans le domaine de l’inconnaissable. De son côté, Jean-Alphonse Turrettini (1671-1737), professeur d’histoire ecclésiastique et de théologie(et fils de l’inspirateur de la Formula) « provoqua dans l’Eglise de Genève le tournant décisif en faveur d’un certain libéralisme »27. En effet, il s’était surtout consacré à la théologie naturelle – l’existence de Dieu et ses attributs, la providence divine, la liberté humaine, l’immortalité de l’âme ou la loi naturelle –, au détriment d’autres vérités spécifiquement chrétiennes comme la Trinité ou l’Incarnation :

« Dans son souci de défendre le christianisme contre ceux qui en dénoncent le caractère irrationnel, Turrettini est moins préoccupé d’intégrité dogmatique que d’une apologétique mettant en évidence le caractère raisonnable de la plupart des croyances »28.

Ainsi un certain pli était pris à Genève. En 1703, on donnait officiellement congé aux questions scolastiques à l’Académie tandis qu’en 1724 une réforme adoucissait la mention du péché dans la liturgie. L’année suivante, l’Eglise de Calvin supprimait définitivement la Formula consensus et renonçait à une formule de foi particulière.

Genève fut mêlée de près aux Lumières puisque le père des encyclopédistes, Pierre Bayle, y avait séjourné, que Voltaire habita aux « Délices » puis à Ferney dans sa proche banlieue et que la ville donna naissance à Rousseau, le deuxième « grand Genevois » après Calvin :

« Les plus grandes idées de la divinité nous viennent par la raison seule. Voyez le spectacle de la nature, écoutez la voix intérieure. Dieu n’a-t-il pas tout dit à nos yeux, à nôtre conscience, à nôtre jugement ? »

« Négligez donc tous ces dogmes mistérieux qui ne sont pour nous que des mots sans idées, toutes ces doctrines bizarres dont la vaine étude tient lieu de vertus à ceux qui s’y livrent, et sert plustôt à les rendre fous que bons. Maintenez toujours vos enfans dans le cercle étroit des dogmes qui tiennent à la morale »29.

La conviction de Rousseau était partagée par bon nombre de ses concitoyens et les pasteurs, selon l’expression féroce de Georges Goyau, étaient entrés « en coquetterie avec la philosophie du siècle sous les auspices mêmes de l’esprit de la Réforme, enfin réintégré, enfin retrouvé »30. D’Alembert du reste avait révélé au monde que plusieurs ministres genevois ne croyaient point à la divinité de Jésus- Christ, ni à l’enfer31 :

26

« Les travaux de l’historien israélien Michel Heyd sur la pénétration du cartésianisme à Genève, incitent à attribuer une importance toute relative, ou en tout cas bien atténuée, à la “révolution” introduite par la nomination de Chouet » (MARCACCI, Histoire de l’Université de Genève, op. cit., pp. 34-35).

27

STAHLER, Le libéralisme, op. cit., p. 19.

28

PITASSI, De l’orthodoxie aux Lumières, op. cit., p.49.

29

Jean-Jacques ROUSSEAU, Emile ou de l’éducation, Œuvres complètes, t. 4, La Pléiade / Gallimard, Paris, 1969, pp. 607 et 729.

30

GOYAU,Une Ville-Eglise, op. cit., t. 1, pp. 191-192.

31

Amédée ROGET,« L’article “Genève” de D’Alembert dans l’Encyclopédie et la réplique de la Compagnie des pasteurs », Etrennes genevoises – Hommes et choses du temps passé, t. 4, Jules Carey, Genève, 1880, pp. 101- 160.

« Pour tout dire en un mot, plusieurs Pasteurs de Genève n’ont d’autre religion qu’un socinianisme parfait, rejettant tout ce qu’on appelle mystères, et s’imaginant que le premier principe d’une religion véritable, est de ne rien proposer à croire qui heurte la raison »32. Paru en 1757 dans le septième volume de l’Encyclopédie, l’article sur Genève (quatre fois plus long que celui sur la France)33 n’eut pas l’heur de plaire à la Compagnie.

On sait que les courants exagérés dans un sens entraînent une réaction dans l’autre. Aux Lumières répondit au début du XIXe siècle un mouvement piétiste appelé le « Réveil ». Il s’opposait à la pensée du siècle précédent par son rejet du rationalisme et son retour aux idées initiales de la Réforme : le salut par la grâce, les principes d’autorité et de tradition, l’importance des confessions de foi et la « théopneustie » ou inspiration littérale de l’Ecriture. Mais les adeptes du Réveil, qualifiés par leurs adversaires de « mômiers »34 ou encore de « méthodistes », suscitèrent à leur tour la réprobation. Suite à une homélie traitant du salut par la grâce, la Compagnie des pasteurs défendit aux prédicateurs le 3 mai 1817 de parler sur le mode d’union de la nature divine à la personne du Christ, sur le péché originel, la grâce efficiente et la prédestination35, interdiction qu’un plaisantin brocarda en ces termes : « De par la vénérable Compagnie des pasteurs, défenses sont faites de parler, en cette église, de Jésus- Christ, soit en bien, soit en mal »36. Contre les « réveillés » se dressèrent les pasteurs Jacob-Elysée Cellérier et surtout Jean-Jacques-Caton Chenevière (1784-1871), héritier de l’esprit des Lumières :

« Plus véhément que son collègue, Chenevière attaqua de front les principes piétistes et méthodistes, dénonçant les confessions de foi, le recours à l’autorité des Réformateurs et à la tradition. Il estimait la raison plus importante que le cœur, en matière de révélation et de foi »37.

A Lausanne également, le premier pasteur de la ville mit en garde les étudiants « contre une sorte d’exagération de leur zèle religieux » et trois ans plus tard le gouvernement du canton de Vaud « décid[ait] d’interdire toute manifestation sectaire et assemblée religieuse en dehors du culte établi »38. On pourrait étudier la filiation entre ces convulsions et la création d’une Eglise libre vaudoise, fondée en 1847 en réaction au nouveau gouvernement radical qui voulait instrumentaliser la prédication des pasteurs. Sa fondation fut soutenue par Alexandre Vinet, « le penseur protestant francophone le plus important du XIXe siècle »39.

32 Ibid., p. 126. 33 Ibid., pp. 104-105. 34

STAHLER, Le libéralisme, op. cit., p. 25.

35

GOYAU,Une Ville-Eglise, op. cit., t. 2, pp. 60-61.

36

Cité par : ibid., p. 61. La FCJ possède un appel imprimé du 30 mai 1817, signé par « un ancien serviteur de Christ », qui dénonce la politique religieuse des autorités : « Joignez vos prières aux nôtres, Monsieur et cher Frère, pour demander à Dieu de ressusciter parmi nous l’esprit du Christianisme, et crions tous ensemble vers le Seigneur, avec les Apôtres exposés au danger imminent du naufrage : “Sauve-nous, Seigneur ; nous périssons” ».

37

MARCACCI, Histoire de l’Université de Genève, op. cit., p. 121.

38

ANONYME, De l’Académie à l’Université de Lausanne (1537-1987), 450 ans d’histoire, Musée historique de l’Ancien-Evêché – Ed. du Verseau, Lausanne – Denges-Lausanne, 1987, p. 136. Cf. : Bernard REYMOND,Ala redécouverte d’Alexandre Vinet, L’Age d’Homme, Lausanne, 1990, p. 78.

39

REYMOND, A la redécouverte d’Alexandre Vinet, op. cit., p. 7 ; sur le personnage, voir aussi : Eugène RAMBERT, Alexandre Vinet. Histoire de sa vie et de ses ouvrages, Georges Bridel, Lausanne, 18752.

Alexandre Vinet (1797-1847) avait été professeur de littérature française à Bâle et enseigna la théologie pratique à Lausanne. Cette double vocation n’était pas contradictoire :

« Connaître l’homme, voilà le commencement de la sagesse, et c’est pour nous fournir cette base première que la littérature est appelée au conseil. Son témoignage est le plus universel, le plus désintéressé, le plus authentique. L’étude de la littérature se transforme entre les mains de Vinet en une étude de psychologie chrétienne »40.

Défenseur de la liberté de conscience, il insista sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat41 et sera apprécié aussi bien par les « orthodoxes » que les « libéraux »42, les deux camps adverses des débats théologiques dans la seconde moitié du XIXe siècle. Alexandre Vinet fut l’un des inspirateurs de la grande idée soutenue par les protestants contemporains de Journet, que le christianisme était une vie davantage qu’une doctrine :

« J’ai gravi vers l’Evangile à travers la spéculation, je m’y soumets ; mais heureux ceux à qui il se présente aussitôt, non par le côté spéculatif, qui n’est que son profil, mais en face, c’est-à- dire comme une puissance vive de régénération et de charité. Il n’y a que cela de vraiment bon ici-bas ; il faut s’y attacher et s’y tenir, et user de tout le reste comme n’en usant pas »43.

Illustré en Allemagne par Schleiermacher (1768-1834) pour qui la religion n’était ni une dogmatique ni une morale mais un sentiment de dépendance absolue envers Dieu, le libéralisme théologique débuta à Genève dans la faculté indépendante de théologie44, par la démission en 1849 d’un professeur en désaccord sur l’inspiration de la Bible et l’autorité en matière de foi45. Il atteignit aussi l’Eglise nationale. Jusqu’alors, les pasteurs professaient majoritairement le « supranaturalisme unitaire »,