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L’une des obsessions du personnage huysmansien est de se chercher un espace à soi, qui lui permette de trouver repos, confort, paix, loin de la société et de ses luttes perdues d’avance. L’idéal de Jacques Marles, héros d’En rade, résume parfaitement le fantasme commun aux autres personnages, qui s’imaginent en liberté dans un lieu clos, parfaitement à l’abri du monde :

Ce qu’il avait voulu, c’était l’éloignement des odieux détails, l’apaisement de l’office, le silence de la cuisine, l’atmosphère douillette, le milieu duveté, éteint, l’existence arrondie, sans angles pour accrocher l’attention sur des ennuis; c’était dans une bienheureuse rade, l’arche capitonnée, à l’abri des vents, et puis, c’était aussi la société de la femme, la jupe émouchant les inquiétudes des tracas futiles, le préservant, ainsi qu’une moustiquaire, de la piqûre des petits riens, tenant la chambre dans une température ordonnée, égale, c’était le tout sous la main, sans attentes et sans courses, amour et bouillon, linges et livres4.

Cette arche capitonnée dont Jacques déplore la perte, et qui se présente néanmoins, dans ce roman, comme un paradis à retrouver (peut-être au château de Lourps, où le protagoniste et sa femme ont trouvé refuge), n’est pas sans rappeler la quête d’une vie ménagère tranquille d’André dans En ménage, le désir d’un intérieur choisi de Folantin dans À vau-l’eau ou, plus fortement encore, la « thébaïde raffinée, [le] désert confortable,

[l’]arche immobile et tiède […] loin de l’incessant déluge de la sottise humaine5 » où des Esseintes trouve refuge en s’installant dans la maison de Fontenay.

Le type unique, ces Jacques Marles, des Esseintes et André, conçoit un attachement

sans borne pour tout ce qui relève de la sphère de l’intime, que ce soit sa bibliothèque ou ses babioles, l’objet prenant pour lui un statut équivalant presque à sa propre présence dans le récit. C’est ainsi que, plus encore que sa santé, plus encore que la possibilité de revoir telle femme dont il est amoureux, c’est à ses bibelots et à ses livres6 qu’Eujène Lejantel pense, dans « Sac au dos », lorsqu’il obtient un congé de l’hôpital militaire où il était forcé d’attendre la fin de la guerre contre la Prusse. Plutôt que d’être la simple reprise d’un leitmotiv qui parcourt l’œuvre de Huysmans, la « béatitude » du narrateur de « Sac au dos » devant ses bibelots retrouvés, mais aussi devant son lit et, détail scabreux, devant la solitude inespérée de ses cabinets, permet de souligner une association entre la sphère de l’intime, plus précisément entre le corps malade, puisque Lejantel est atteint de dysenterie, et la métaphore de l’arche, cet espace à soi et confortable dans lequel le personnage huysmansien cherche à se lover. Il faut à cet égard souligner que « Sac au dos » comporte deux versions, qui diffèrent surtout dans la nature des ajouts de la seconde. Celle-ci souligne avec plus d’insistance l’identité « artiste » du narrateur ainsi que la fréquence des symptômes de sa dysenterie, et opère par là même un glissement thématique de l’érotisme à la maladie, car les rêves érotiques du héros, les fantasmes à l’égard de la sœur Angèle, bien que toujours présents dans la seconde version, perdent leur caractère central en faveur de l’intimité du corps malade. La présence plus marquée de la maladie confère à cette seconde version du récit une dimension nouvelle en interrogeant plus explicitement les

5 À rebours, p. 583.

frontières entre expérience commune et expérience individuelle et en remettant en cause le droit d’intrusion du social sur l’intime, comme l’illustre la dernière phrase de la nouvelle : « et je me dis qu’il faut avoir vécu dans la promiscuité des hospices et des camps pour apprécier la valeur d’une cuvette d’eau, pour savourer la solitude des endroits où l’on met culotte bas, à l’aise7 ».

Ces derniers mots de la seconde version de « Sac au dos » peuvent certes être perçus comme une provocation. Ils peuvent cependant être révélateurs d’une fonction particulière du corps malade en tant que lieu de l’intime, grâce auquel le personnage peut, en quelque sorte, « se » retrouver. La maladie du corps, quoique désagréable, douloureuse, inquiétante, dévoilant une dégénérescence impossible à freiner, devient aussi, chez le personnage huysmansien, une porte de sortie, la justification de sa recherche d’un refuge coupé du monde qui soit l’expression juste de cette identité intime exprimée par le corps. C’est au nom de sa névrose que des Esseintes fuit Paris, dans un geste qui se présente comme une prise en main médicale, mais qui est également une manière d’écouter l’appel de la maladie : « Ses idées de se blottir, loin du monde, de se calfeutrer dans une retraite, d’assourdir, ainsi que pour ces malades dont on couvre la rue de paille, le vacarme roulant de l’inflexible vie, se renforcèrent8. » De même, c’est la maladie de Louise, la femme de Jacques Marles, qui est l’argument décisif de leur « rade » au château de Lourps9. La maladie justifie un resserrement de l’espace autour du personnage. Frêle, incapable de circuler dans le monde comme les autres (à l’instar de Folantin claudiquant), l’artiste trouve

7 Ibid., p. 284. 8 À rebours, p. 584.

9 Voir En rade, p. 783 : « elle s’était entêtée à rester dans le train et lui-même se rassurait, en se répétant qu’elle serait morte à Paris, s’il ne l’avait soustraite à l’horreur du manque d’argent, à la honte des requêtes injurieuses et des menaçantes plaintes ».

un singulier réconfort dans son malheur en ce que la maladie, dans un retour quelque peu tautologique, s’accorde parfaitement avec la personnalité casanière du personnage, avec son plaisir – ou son désir – d’être chez lui, confortablement installé dans un fauteuil. Folantin ne veut pas véritablement s’extraire de son « milieu », le sixième arrondissement qui l’a vu grandir, préférant vivre au sein de ses souvenirs, dans « cet ancien coin tranquille », plutôt que de surmonter le « profond dégoût » qui le saisit dès qu’il quitte la rive gauche. La justification première de son encroûtement est pourtant la maladie, « sa jambe qui clochait10 ».

Dans la maladie, ou grâce à la maladie, le personnage huysmansien découvre un espace où on ne pourra venir le déranger, à moins que la maladie ne prenne des proportions ingérables, comme c’est le cas pour des Esseintes, qui se voit obligé de quitter son sanatorium improvisé sur l’ordre du médecin, celui-ci le forçant à « rentrer dans la vie commune, [à] tâcher enfin de se distraire comme les autres11 ». Le « vouloir-s’enclore » du personnage huysmansien, pour reprendre le mot de Gilles Bonnet12, se présente donc au premier abord comme une critique, voire un rejet radical des espaces sociaux, des espaces où la lutte semble à la fois inévitable et perdue d’avance. C’est en ces termes que Jacques et sa femme conçoivent en effet leur séjour à Lourps : « C’était là le seul refuge sur lequel lui et sa femme pussent maintenant compter; abandonnés par tout le monde, dès la débâcle, ils pensèrent à chercher un abri, une rade, où ils pourraient jeter l’ancre et se concerter, pendant un passager armistice, avant que de rentrer à Paris pour commencer la lutte13. » Cette critique sociale du personnage ne prend pas appui sur sa propre faiblesse, mais sur

10 À vau-l’eau, p. 499-500. 11 À rebours, p. 755.

12 Voir G. Bonnet, « Huysromans : poétique du seuil », p. 104. 13 En rade, p. 782.

un mépris insurmontable de la dynamique sociale, des enjeux profonds de cette lutte dont il voudrait bien être exclu. Pour des Esseintes, la condition humaine est à ce point détestable qu’il vaudrait mieux, selon lui, ne pas naître plutôt que devoir l’endurer :

En effet, c’était de la gourme, des coliques et des fièvres, des rougeoles et des gifles dès le premier âge; des coups de botte et des travaux abêtissants, vers les treize ans; des duperies de femmes, des maladies et des cocuages dès l’âge d’homme; c’était aussi, vers le déclin, des infirmités et des agonies, dans un dépôt de mendicité ou dans un hospice14.

Incapables de tirer leur épingle du jeu, les personnages huysmansiens, surtout les plus démunis financièrement, comme Cyprien, Léo et Folantin, ressentent vivement les effets de ce dur constat de des Esseintes. La vie en commun gomme l’individualité – même l’individualité la plus originale, qui est celle de l’artiste – au profit de projets dans lesquels il est impossible de se distinguer, de laisser sa marque, d’agir, puisque aucune règle ni aucun objectif ne dirigent le mouvement général. C’est peut-être la nouvelle « Sac au dos » qui illustre avec le plus de force l’incongruité des grands événements sociaux : ballotté par les aléas d’une guerre à laquelle il ne participe jamais, puisqu’il est atteint de dysenterie avant même d’atteindre le champ de bataille, Eujène Lejantel se perçoit comme un pantin, forcé de suivre le mouvement absurde, saccadé, désorganisé du voyage des troupes, qui de toute évidence tournent en rond, partant de Paris pour y revenir le temps d’un changement de train : « Nous roulons derechef, toute la journée. Je suis las de regarder ces ribambelles de maisons et d’arbres qui filent devant mes yeux, et puis j’ai toujours la colique et je souffre15. »

Le personnage huysmansien se retrouve ainsi dans une situation paradoxale. Il semble sur le point de disparaître à force d’insignifiance (Folantin ne trouve nulle part sa

14 À rebours, p. 717.

place dans Paris, se sentant toujours petit, faible, à la merci des passants autant que des immeubles au sein desquels il tente de circuler16). Mais il a aussi conscience de cette menace de disparition, ce qui le transforme en cette cellule libre menaçant l’intégrité de la société tout entière dont parle Bourget dans ses Essais de psychologie contemporaine17, puisque sa lutte se vit par le rejet de la société. Cette situation ambiguë d’une solitude à la fois oppressante et recherchée présente la logique romanesque du naturalisme comme une impasse, en ce que l’interrelation entre l’individu et la société, poussée à son comble, force l’individu à agir et invalide radicalement son action, le laissant prisonnier d’un ennui contre lequel il n’a pas de recours18.

Il n’est pourtant pas possible, dans le roman naturaliste, de ne rien faire. L’impuissance, bien qu’imposée par les circonstances avant même d’être un trait de la personnalité du personnage, ne peut pas faire l’objet d’un récit : preuve en est le sort qui attend, chez Balzac, chez les Goncourt, puis chez Zola, les personnages d’artistes trop malades pour produire leur œuvre et qui sont aussitôt éradiqués de leur propre roman. C’est pourquoi, tant qu’il n’a pas trouvé son arche, le personnage huysmansien continue de perdre son énergie à tâcher d’exister, de survivre, en recherchant la bonne qui ne le dupera pas, la femme qui lui préparera des repas équilibrés ou un restaurant qui ne servira pas de nourriture trop mauvaise, sa survie, désespérée, n’allant pas le plus souvent au-delà du domaine alimentaire.

16 Voir À vau-l’eau, p. 514 : « les flânes dans Paris ne le tonifiaient plus comme autrefois; il se trouvait encore plus chétif, plus petit, plus perdu, plus seul, au milieu de ces hautes maisons dont les vestibules sont vêtus de marbre et dont les insolentes loges de concierge arborent des allures de salons bourgeois ».

17 Voir P. Bourget, « Théorie de la décadence », Essais de psychologie contemporaine, p. 20.

18 Chez Schopenhauer, dont le célèbre aphorisme (« la vie de l’homme oscille comme un pendule entre la douleur et l’ennui ») clôt d’ailleurs À vau-l’eau, l’envers du désir est l’ennui. Voir À vau-l’eau, p. 524.

Cependant, plus encore que le caractère cruel, presque animalier de la société, le « Anywhere out of the world19 » que recherchent les personnages, leur désir de se soustraire à toute participation active à la lutte sociale, provient de l’impression, fortement teintée de décadentisme, de ne plus rien pouvoir découvrir du monde, autant de celui fabriqué par les hommes – au moyen de la littérature, notamment – que de celui fait par Dieu, qui leur semble épuisé de toute nouveauté. Un exemple, peut-être moins frappant, mais très significatif, de l’ennui qu’éprouve le personnage huysmansien face à la société provient des Sœurs Vatard, où l’on voit Cyprien, le bohème par excellence, amoureux de la classe ouvrière qui lui semble offrir une matière esthétique neuve, encore inexploitée par les artistes, être incapable de « voir » réellement la vie de l’ouvrier ni d’en comprendre les goûts ou les enjeux, enfermé qu’il est dans une conception a priori – et blasée – de ses beautés et de sa valeur. Ne supportant pas le « caquet de la rue20 » de Céline, sa maîtresse provenant de ce milieu, Cyprien se captivera pour une anecdote qui semble à la jeune femme sans importance, ne percevant pas qu’il creuse ce faisant un écart entre sa propre méthode « naturaliste », fondée sur l’observation, et sa pratique véritable, pleine d’un mépris aristocratique pour le bas peuple, qui fait de lui une sorte de des Esseintes avant l’heure. L’aveuglement de Cyprien devant son propre désir de distanciation avec le milieu ouvrier, qui le fascine en théorie, culmine en une scène loufoque, où Céline le quitte brutalement, le laissant seul au théâtre populaire, devant le spectacle « prodigieusement » ennuyeux et misérable21, qui soulève pourtant la foule. Aucune impression ou idée nouvelle sur le monde, sur l’art, sur sa propre vie, ne ressort de cet échec amoureux, bien que

19 Titre d’un des poèmes de Baudelaire que des Esseintes place au-dessus de sa cheminée. Voir À rebours, p. 591.

20 Les Sœurs Vatard, p. 176. 21 Voir ibid., p. 214-215.

Cyprien ait été guidé dans son aventure avec Céline par une curiosité esthétique et le sentiment de possibilités non encore découvertes; il ne lui reste que l’ennui de se retrouver abandonné et de vivre, dans des termes connus d’avance, la peine amoureuse :

La solitude qu’il supportait si fièrement jadis le fit crier de peur. Il se savait vaincu à l’avance. Il se savait, pendant des mois, obsédé par le regret, incapable de produire, et il songeait aux désolations des efforts qui ratent, aux révoltes, aux abattements qui succèdent à ces luttes où l’on combat sans espoir de vaincre22 !

De la même manière, toutes les distractions ne font qu’exacerber le spleen de des Esseintes et c’est en vain qu’Eujène Lejantel cherche à tromper son ennui lors de sa réclusion à l’hôpital militaire, tâchant de s’amuser de la bêtise des médecins ou échafaudant des plans d’évasion (« cette oisiveté et cet emprisonnement me tuent23 », dira-t-il à la religieuse qui le soigne). Les velléités d’action de ce dernier se noient dans une multitude de détails qui se succèdent de manière aussi peu déterminante que l’épisode du trajet des troupes dans le train, mentionné plus haut. Dans l’épisode, qui ne dure que quelques lignes, de la fugue d’Eujène et de son ami Francis, se débarbouiller avec de l’eau de Seltz – avec la description de l’ouverture de la bouteille, du frottement du nez et de la barbe – est documenté avec plus de minutie que toute l’action qui s’ensuit (la fuite hors des murs, le repas improvisé dans la chambre de femmes croisées au hasard, le retour dans l’hôpital). Tout se passe comme si le personnage avait de la difficulté à se placer à l’avant-plan de l’action ou à se présenter comme la force locomotrice de son propre récit24.

La maladie offre au personnage blasé une porte de sortie « hors du monde » qu’il peut emprunter tout aussi passivement que l’a été sa quête d’un renouvellement esthétique,

22 Ibid., p. 216.

23 « Sac au dos » (seconde version), p. 277. 24 Voir ibid., p. 276-277.

ou son désir d’un contact authentique avec une couche sociale qu’il connaissait mal : en faisant de lui, d’emblée, un raté « sans espoir de vaincre25 » dans cette lutte protéiforme qui semble être le lot de tous, l’artiste huysmansien peut justifier le fait d’avoir, dans sa vie, la posture qu’il a en art et qui est celle du spectateur, ou du lecteur, plutôt que celle, nécessitant ardeur et énergie, de l’acteur ou du producteur. Or cette posture de passivité, loin d’éradiquer le personnage du roman, lui y assure au contraire une certaine pérennité. L’arche métaphorise en effet un espace nouveau pour le personnage, constituant l’une des innovations majeures de l’art romanesque de Huysmans : ce n’est pas seulement un abri loin du monde qui est trouvé dans la maladie, mais aussi un espace régi par de nouvelles règles, par la possibilité d’un récit à l’image du dynamisme de son personnage.