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Toute l’ambivalence de Huysmans face au genre romanesque se dévoile d’elle-même lorsque, derrière les métamorphoses que subit la figure de l’artiste, de Léo à des Esseintes, en passant par Cyprien, Folantin, André ou Monsieur Bougran, le noyau stable dégagé est l’idée d’incapacité. Mou, impuissant, l’artiste-malade huysmansien interroge en effet, tout en reconnaissant sa valeur ou son utilité, la nécessité de faire valoir activement ses qualités, ce qui confère à sa présence dans les romans une grande ambiguïté. Stéphanie Guérin- Marmigère parle à cet égard de « l’énergie bloquée » des personnages huysmansiens :

Contrairement aux héros épiques ou aux personnages balzaciens et stendhaliens pourvus d’une puissante énergie, les héros huysmansiens sont des héros fatigués que les forces vitales ont désertés. Lassitude, torpeur, anémie définissent la majorité d’entre eux: blocage énergétique originel, dépossession soudaine, exaspération du déficit, tentative de réaction et même surexcitation forgent des personnages principaux en antihéros148.

Cependant, plutôt que de voir dans la notion d’incapacité l’idée d’un retournement de l’héroïsme traditionnel et, plus largement, la marque d’un rejet de la narration

romanesque, il faut concevoir la fatigue du héros comme un moyen de rendre problématique toute posture affirmée, toute manière tranchée d’être dans le récit, qu’elle soit positive (en étant le héros énergique balzacien) ou négative (en étant un antihéros ostentatoire). L’incapacité est en effet une notion qui sous-tend une multiplicité de points de vue : la fatigue du type unique huysmansien est autant le symptôme de son désir de se soustraire à la société que la marque de son échec à y parvenir. Plus précisément, l’incapable échappe à la rhétorique du décadent, lui-même un être de la représentation poétique, d’un jeu « contre » le roman, en ce que cette rhétorique se voit sans cesse déconstruite par l’ironie de ses échecs. L’incapacité du personnage n’est donc pas une caractéristique ou un trait de sa personnalité que le roman se charge de montrer, mais le jugement porté sur son activité, sur son œuvre, sur sa manière de vivre, implicite au déploiement de la vie de l’artiste dans les romans dont il est le protagoniste. Un hiatus s’instaure ainsi entre ce que le personnage croit être et ce qu’il fait. On peut penser à la réception tiède que connaissent les œuvres des bohèmes que sont Cyprien et Léo, qui rend leur abandon de l’art un événement de peu de gravité. On peut aussi penser au pouvoir qu’a la figure du médecin dans À rebours, qui, loin d’être congédiée du roman par un malade despotique, est celle qui force le retour de des Esseintes à la ville, ainsi que l’abandon de son mode de vie pourtant minutieusement érigé contre la société qu’il méprise.

Le thème de la maladie apparaît à cet effet comme une modalité de l’incapacité du personnage huysmansien, car il justifie et annonce tout à la fois l’échec du personnage à produire une œuvre quelconque et à être un participant volontaire ayant le contrôle de son propre récit. Les « crises juponnières » d’André, « maladie » dont Huysmans relate avec ironie les étapes et les fièvres, tombent toujours à point. Plus encore que la constitution

fragile du héros, c’est son désir d’un ménage stable qui vient se poser comme l’obstacle à l’œuvre qu’il tente d’écrire. La véritable maladie de l’artiste n’est pas extérieure à lui, c’est- à-dire qu’elle ne provient nullement de circonstances dont il n’a pas la maîtrise. La maladie est coextensive à la personnalité du personnage. De façon générale, l’artiste huysmansien n’est pas malheureux par désir d’une reconnaissance qui n’arrive jamais, malgré une lutte tenace ; il est plutôt un incapable parce qu’il dispose avec difficulté du temps qui lui est imparti. C’est pourquoi Huysmans ne montre pas Léo comme un bohème dont les échecs seraient attribuables, par exemple, au manque d’intelligence d’un public imbécile, celui-là même qui réclame aux écrivains des romans à l’eau de rose et aux peintres, des tableaux charmants149. Léo est plutôt décrit comme un raté parce qu’il ne sait pas comment travailler :

[D]ans les bons moments, [Léo] écrivait une page […] mais le lendemain, il se trouvait incapable de jeter quatre lignes et peignait, après des efforts inouïs, des figures vagues qui défiaient l’analyse et qui échappaient à l’étreinte de la critique150.

Les autres artistes huysmansiens ne se débrouillent pas mieux. Outre Cyprien, qui passe le plus clair de son temps à brosser des tableaux dans les airs151, « inconscient malgré ses théories152 », on trouve également André, l’écrivain qui aurait certainement été capable, nous dit-on, de créer une œuvre « sagement conçue et […] solidement faite » n’eût été « son inconstance dans le travail, son apathie dans la vie, son gnangnan dans l’attaque153 » :

[André] se mettait devant son bureau, voyait la scène qu’il voulait décrire, saisissait la plume et il demeurait là, inerte, comme ces gens qui, après avoir

149 C’est l’opinion qu’a notamment Céline dans Les Sœurs Vatard. Voir p. 173. 150 Marthe, p. 28.

151 En ménage, p. 326. 152 Ibid., p. 355. 153 Ibid., p. 356.

longtemps espéré le dîner, ne peuvent plus avaler une bouchée dès qu’ils sont à table154.

L’attitude des personnages, qui « s’acagnard[ent] dans l’inaction155 », pour reprendre la formule de Huysmans, peut donc être interprétée comme un désir de recul, un rejet pur et simple de l’héroïsme romanesque et aventurier, contre lequel se travaillerait une position de stagnation. Le « décadent » serait ainsi celui qui incarne l’imaginaire paludéen créé dans les années 1850 par Arthur de Gobineau dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, livre dans lequel le précurseur théorique du dégénéré fin de siècle patauge, tels ces « buffles ruminant dans les flaques des marais Pontins156 », dans le marécage de sa propre impuissance. Pourtant, force est de constater que les personnages ne savent pas plus s’ennuyer qu’ils ne savent agir : le marais n’est pas plus confortable que la ville. Sujets aux « attaques d’hypocondrie157 » qui annoncent un spleen écrasant, les personnages ressentent l’ennui de manière aiguë, comme un état dont il faut se départir à tout prix, étant « abrutissant », « insupportable158 ». Ainsi les deux compagnons de fortune de l’hôpital où reste prisonnier Eujène Lejantel, dans la nouvelle « Sac au dos », prennent-ils le risque de fuguer pour se divertir ; des Esseintes perd ce qui lui reste de santé à force de « périlleuses caresses des virtuoses159 » visant à chasser son ennui de vivre ; et Léo, pourtant las de Marthe, voudrait la retrouver, aussitôt loin d’elle, simplement parce qu’il s’ennuie chez sa mère, dans la « monotonie sans espoir de revanche160 » de la vie de campagne. Le temps paraît long à André, qui ne sait que faire de son oisiveté, sinon regarder les passants ou

154 Ibid., p. 351. 155 Ibid., p. 356.

156 A. de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, p. 354. 157 À vau-l’eau, p. 499.

158 « Sac au dos » (seconde version), p. 273. 159 À rebours, p. 583.

remonter sa montre161 : une forme de stagnation, poussée à son comble dans À rebours, règne ainsi dans tous les romans de Huysmans, dans lesquels les personnages ne semblent pas plus capables de faire bon usage de leur temps dans l’action que dans l’inaction. N’étant que fort rarement cette étoffe soyeuse dont parle Walter Benjamin dans Paris, capitale du

XIXe siècle, « étoffe grise et chaude, garnie à l’intérieur d’une doublure de soie aux couleurs

vives et chatoyantes162 » dans laquelle le spleenétique peut se réfugier et faire l’expérience d’un temps suspendu, l’ennui semble à l’inverse être un point de contact entre les personnages et un sentiment de vide incommensurable, dont il faut se distraire.

L’inaptitude du personnage huysmansien à travailler comme à ne rien faire confère à la notion d’incapacité un dynamisme inattendu. Nécessitant, pour être visible, la durée d’un récit – et empêchant donc une sortie complète du genre romanesque –, l’incapacité du personnage fait de ce dernier un outil qui permet à Huysmans de réfléchir aux possibilités du roman, de creuser ce qu’il perçoit comme la spécificité propre de ce genre. Le personnage de l’artiste-malade huysmansien, type unique dont la qualité première est de ne pas en avoir, permet en effet de jeter un éclairage nouveau sur l’hésitation générique de Huysmans : il incarne la tentation d’un roman à durée plate, qui coïnciderait avec la durée non événementielle de la vie ordinaire, le personnage étant lui-même un artiste qui ne produit rien et qui retire de ce fait toute intensité à sa vocation autoproclamée. Or la qualité esthétique qui, pour Huysmans, distingue le genre romanesque d’autres formes « naturalistes » attachées elles aussi à la représentation de la « modernité maladive » tient précisément, comme il l’écrit dans son essai sur L’Assommoir, dans la capacité du roman de s’effacer devant la somme amassée des faits, « l’ensemble obtenu par l’observation des

161 Voir En ménage, p. 399.

détails163 », en d’autres termes devant le cours « normal164 » de la vie. L’histoire du roman comme genre passe ainsi par l’évolution de la structure de son intrigue : « Nos romans ne se dénouent pas toujours, d’après les données habituelles, par le mariage ou par la mort, c’est vrai165 », écrit Huysmans dans cet essai, le seul où il parle véritablement de sa vision du genre romanesque. Prenant la défense de l’art romanesque zolien, il affirme qu’un roman demeure un roman même si « l’imagination cède le pas à l’analyse166 » et même si la mise en intrigue s’efface devant la matière à représenter qu’est « la vie réelle167 ». Cette vision du roman n’est certes pas très neuve. Elle reconduit les poncifs du réalisme ou du moins semble faire directement écho à la pensée de Zola, dans Le Roman expérimental :

L’imagination n’a plus d’emploi, l’intrigue importe peu au romancier, qui ne s’inquiète ni de l’exposition, ni du nœud, ni du dénouement ; j’entends qu’il n’intervient pas pour retrancher ou ajouter à la réalité, qu’il ne fabrique pas une charpente de toutes pièces selon les besoins d’une idée conçue à l’avance. [...] Au lieu d’imaginer une aventure, de la compliquer, de ménager des coups de théâtre qui, de scène en scène, la conduisent à une conclusion finale, on prend simplement dans la vie l’histoire d’un être ou d’êtres, dont on enregistre les actes fidèlement. L’œuvre devient un procès- verbal, rien de plus168 [...].

La nouveauté qu’apporte Huysmans par rapport à Zola est son orthodoxie : n’admettant aucune forme de compromis, il cherche à atteindre l’essence du genre romanesque. Or la quête de cette essence érode dangereusement la frontière qui sépare le roman du poème en prose. Comme le note des Esseintes dans À rebours, « l’inquiétant

163 J.-K. Huysmans, « Émile Zola et “L’Assommoir” », dans En marge, p. 21. 164 Ibid., p. 21.

165 Ibid., p. 18. 166 Ibid., p. 19.

167 Ibid., p. 18. La vie réelle est opposée à la vie romanesque, pleine de rebondissements, mais surtout trop exceptionnelle pour être vraisemblable : « L’amour, tel que nous le représentent les romanciers et les poètes, l’amour, qui tue, mène au suicide ou à la folie, n’est, au demeurant, qu’un cas curieux. »

problème » d’écrire un roman ramené à une sorte de pureté absolue est celui d’éradiquer de sa forme toute temporalité, de supprimer « les longueurs analytiques et les superfétations descriptives » et d’arriver à un condensé d’une page ou deux, où le temps du récit serait remplacé par le temps de la lecture :

Alors les mots choisis seraient tellement impermutables qu’ils suppléeraient à tous les autres ; l’adjectif posé d’une si ingénieuse et si définitive façon qu’il ne pourrait être légalement dépossédé de sa place, ouvrirait de telles perspectives que le lecteur pourrait rêver, pendant des semaines entières, sur son sens, tout à la fois précis et multiple, constaterait le présent, reconstruirait le passé, devinerait l’avenir d’âmes des personnages, révélés par les lueurs de cette épithète unique169.

Le type unique qu’est l’artiste-malade, personnage incapable de comprendre comment circuler dans le temps, présente l’hypothèse inverse de ce roman-poème. À travers son personnage, Huysmans explore en fait une aporie tout autre, qui présente non pas le problème d’une œuvre imaginée, d’un pur langage à déplier dans le monde des idées grâce à une lecture infinie, mais celui d’une œuvre indissociable du réel qu’elle représente. L’incapable serait le héros d’un roman à ce point délié, relâché, que sa vie se présenterait comme le comble du contingent. En ce sens, Huysmans fait de son type unique un outil théorique qu’il n’a lui-même jamais théorisé, mais qui incarne néanmoins la tache aveugle du roman naturaliste, ou du moins la contradiction propre au genre romanesque, qu’il faudrait surmonter pour redonner à celui-ci une réelle valeur esthétique, enfin dissociable du poème en prose. Cette tache aveugle est celle de l’impossibilité de représenter un personnage qui ne devient rien et, par conséquent, qui est l’épicentre d’un récit sans action dramatique. La représentation de « la vie réelle, la vie que nous menons presque tous170 »,

169 À rebours, p. 744.

entre en effet en conflit, malgré toutes les dénégations des naturalistes, avec la nécessité de donner forme à la réalité, de faire agir les personnages et, par conséquent, de perdre son temps à reconduire des usages du récit romanesque171 au lieu de montrer la vie. En fait, remarque Huysmans, une forme de « romanesque » surgit là où on l’attend le moins, et ce, même si les romans naturalistes sont théoriquement sans « situation tendue, égayée, ici et là, de coups de couteaux et de bouteilles de laudanum, de jérémiades sur la destinée ou de grandeurs d’âme admirables dans un livre, mais invraisemblables dans la réalité172 ». Art de la « vérité173 », de la « sincérité174 », de la vie normale175, le roman naturaliste devrait être un art où toute distance entre matière et forme est abolie. Or ce n’est pas le cas, note Huysmans : les procédés techniques employés par le romancier – ici le « style orfévri » des frères Goncourt, qui leur permet de s’attaquer « aux sensations les plus fugitives et les plus ténues176 », là une capacité propre à Zola de faire agir « les objets extérieurs qui, faisant irruption sur la scène, ralentissent l’action ou la précipitent177 » – transforment le travail de pure observation du romancier « moderne » en un travail d’invention, celui-là même qui est associé, à la fin du XIXe siècle, à l’idée de « romanesque ».

Jean-Marie Seillan, dans sa présentation d’une étude menée sur le « romanesque » par le journal Le Gaulois en 1891, montre comment cette notion, aux contours par ailleurs très flous, divise en surface les romanciers, les écoles, c’est-à-dire les tenants du naturalisme, ces écrivains d’étude « souvent mus par un esprit positiviste militant178 », et

171 Des Esseintes parle de l’ennui de ces « centaines de pages toujours employées à établir le milieu, à dessiner les caractères, à entasser à l’appui les observations et les menus faits ». À rebours, p. 744.

172 J.-K. Huysmans, « Émile Zola et “L’Assommoir” », dans En marge, p. 19. 173 Ibid., p. 43.

174 Ibid., p. 44. 175 Ibid., p. 21. 176 Ibid., p. 43. 177 Ibid.

les tenants d’un roman romanesque reprenant le fil perdu de la tradition romantique, qui cherchent à « expulser hors du champ de la représentation littéraire ce que le matérialisme zolien y avait indûment introduit, à savoir, pour faire vite, le peuple, son corps et sa langue179 ». En théorie, donc, naturalisme et romanesque sont des termes incompatibles. Le terme de « romanesque » s’utilise de manière interchangeable avec celui de « romantique », bien que Huysmans décrive plus largement comme romanesques les romans à gros tirage, adressés au premier concierge venu180. En sa qualité de terme fourre- tout, « romanesque » est surtout assimilé à un certain type de mise en intrigue qui déforme le réel dans un but d’embellissement :

Les tenants de l’exténuation de l’intrigue, eux, désignent par le mot honni de romanesque un certain type d’affabulation hypernarrative dont le cas- limite est le feuilleton de la presse à grand tirage. Ces fictions, où des événements surabondants se lient d’une façon jugée inadmissible parce que la vie réelle, norme implicite, est incapable de produire rien de tel, sont accusées de violer le bon sens, c’est-à-dire l’expérience quotidienne de chacun, et d’abuser de la crédulité des lecteurs181.

Si le « romanesque » est rejeté avec violence par Huysmans (« pas de romanesque! ah! zut alors182 ! » s’écrit-il dans l’entrevue accordée au Gaulois), cette position radicale dénote un inconfort « théorique », un désir de définition du genre où coïncideraient parfaitement la vie à montrer et le texte qui la montre. Le désir d’un roman pur, transparent, trahit peut- être un certain agacement de Huysmans face au flottement de sa propre œuvre, dont le contrôle générique semble lui échapper : « Il faut suivre le public ou faire autre chose. Que

179 Ibid., p. 154.

180 Voir « M. J.-K. Huysmans », dans J.-M. Seillan (éd.), Enquête sur le roman romanesque (Le Gaulois,

1891), p. 243 : « Les concierges, voyez-vous, ne demandent qu’une chose : voir des grandes dames défiler

devant leurs yeux; des forçats libérés, innocents, parbleu! Dans les salons, – et la vertu récompensée. » 181 J.-M. Seillan, « Ce qu’on appelait romanesque en 1891 », p. 155.

182 « M. J.-K. Huysmans », dans J.-M. Seillan (éd.), Enquête sur le roman romanesque (Le Gaulois, 1891), p. 244.

voulez-vous que je vous dise, moi ? Il n’y a rien en dehors de l’œuvre. Quand elle est construite, on laisse dire, on passe et on en construit une autre183. »

Or l’orthodoxie de Huysmans n’est pas partagée par Zola, qui se décrit volontiers, lors de cette même enquête du Gaulois, comme un « romancier romanesque » : « Pour ma part, je ne suis pas du tout l’ennemi du romanesque. Mes œuvres en possèdent une assez grosse part, quoique, à dire vrai, mes romans contiennent toutes les notes184. » L’invention romanesque n’est en effet pas incompatible, dans l’esprit de Zola, avec une approche naturaliste du réel, elle doit simplement être mise au service de « toutes les notes » prises par le romancier, qui compare dans Le Roman expérimental la mise en intrigue romanesque à la méthode scientifique expérimentale de Claude Bernard :

Un reproche bête qu’on nous fait, à nous autres écrivains naturalistes, c’est de vouloir être uniquement des photographes. Nous avons beau déclarer que nous acceptons le tempérament, l’expression personnelle, on n’en continue pas moins à nous répondre par des arguments imbéciles sur l’impossibilité d’être strictement vrai, sur le besoin d’arranger les faits pour constituer une œuvre d’art quelconque. Eh bien ! avec l’application de la méthode expérimentale au roman, toute querelle cesse. L’idée d’expérience entraîne avec elle l’idée de modification. Nous partons bien des faits vrais, qui sont notre base indestructible ; mais, pour montrer le mécanisme des faits, il faut que nous produisions et que nous dirigions les phénomènes ; c’est là notre part d’invention, de génie dans l’œuvre. Ainsi, sans avoir à recourir aux questions de la forme, du style, que j’examinerai plus tard, je constate dès maintenant que nous devons modifier la nature, sans sortir de la nature, lorsque nous employons dans nos romans la méthode expérimentale. Si l’on se rapporte à cette définition : « L’observation montre, l’expérience instruit », nous pouvons dès maintenant réclamer pour nos livres cette haute leçon de l’expérience. L’écrivain, loin d’être diminué, grandit ici singulièrement […] [A]u lieu d’enfermer le romancier dans des liens étroits, la méthode expérimentale le laisse à toute son intelligence de penseur et à tout son génie de créateur. Il lui faudra voir, comprendre, inventer. Un fait