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C’est autour de cette arche désirée, recherchée, parfois momentanément trouvée, que s’articule l’intrigue des romans de Huysmans : face au caractère insipide de l’Histoire ou de tout récit impliquant une forme de sociabilité des personnages (Stéphanie Guérin- Marmigère remarque à cet égard la manière dont Huysmans tend à congédier la matière de toute l’intrigue du récit dès l’incipit26) se dresse le monde de l’artiste-malade qui acquiert, réfugié dans son arche, une toute-puissance impensable dans le monde des hommes :

Est-ce que [des Esseintes] ne s’était pas mis lui-même au ban de la société? est-ce qu’il connaissait un homme dont l’existence essayerait, telle que la sienne, de se reléguer dans la contemplation, de se détenir dans le rêve? est- ce qu’il connaissait un homme capable d’apprécier la délicatesse d’une phrase, le subtil d’une peinture, la quintessence d’une idée, un homme dont l’âme fût assez chantournée, pour comprendre Mallarmé et aimer Verlaine? Où, quand, dans quel monde devait-il sonder pour découvrir un esprit

25 Les Sœurs Vatard, p. 216.

26 Voir S. Guérin-Marmigère, « Huysmans et la poétique de la subversion », p. 278 : « Le problème posé est traité dans l’incipit avec un tel degré de complétude qu’il bloque toute potentialité événementielle et subvertit la fonction première de dramatisation. »

jumeau, un esprit détaché des lieux communs, bénissant le silence comme un bienfait, l’ingratitude comme un soulagement, la défiance comme un garage, comme un port27 ?

Le solipsisme de des Esseintes, attribué par son médecin à sa névrose, semble toutefois justifié dans l’univers romanesque de Huysmans, où le personnage de l’artiste est véritablement seul dans une société dont les préoccupations, les politiques, les projets n’ont aucun sens, c’est-à-dire aucune signification ni direction. Tant qu’il y réside, le personnage doit obéir à une logique imposée par le monde extérieur alors que, réfugié à Fontenay, des Esseintes peut « perdre » son temps à réaliser des projets qui n’ont de valeur que pour lui seul. Effectuer le reclassement intégral de la bibliothèque n’est pas une activité qui cherche à se mesurer au temps de l’Histoire, mais plutôt à inventer sa temporalité propre, celle d’un temps qui, au lieu de fuir vers l’avant et d’écraser le personnage dans sa course, se dilate au moyen d’un sur-place mouvant, celui des livres tournant sur les rayons et qui, ce faisant, permettent au personnage d’investir toutes les heures du jour à des analyses configurant son univers littéraire et, plus largement, son imaginaire.

Pour Dominique Pety, dans Poétique de la collection au XIXe siècle, la stagnation

du personnage huysmansien, enfermé dans la maladie parmi ses bibelots et autres objets témoignant de sa propre insignifiance, crée un récit sériel où l’énumération sans but dénonce « l’écrasement d’une singularité dans la médiocrité commune », qui conduit « même les plus méditatifs et les plus raffinés […] à se ressasser28 » :

La sériation des épisodes narratifs [dans À rebours], série illimitée ou du moins ouverte, repose sur une conception de la collection comme structure cumulative sur la base de l’identique. Elle débouche sur une logique de la répétition absurde, qui met en cause non seulement la linéarité de l’intrigue

27 À rebours, p. 756.

romanesque, mais aussi l’existence même d’un sens orientant le devenir humain, individuel et social29.

Cette conception du roman huysmansien comme roman illustrant une absurde « logique du même30 », et qui trouve dans À rebours son exemple le plus convaincant, oblitère cependant la différence, perçue par le personnage lui-même, entre la stagnation éprouvée lorsqu’il participait à la vie sociale et la stagnation particulière de sa vie dans l’arche. L’immobilisme choisi, souhaité, témoigne en effet d’une volonté du personnage d’élargir son propre espace de survie plutôt que de reconduire une dynamique temporelle extérieure à lui. L’espace de l’arche, espace entièrement intériorisé par l’artiste-malade, procède ainsi d’une logique incommunicable, si bien qu’elle se présente toujours, dans les romans de Huysmans, selon une double perspective : d’abord celle de la société, parfaitement représentée par la figure du médecin, qui considère le comportement du personnage comme maladif, maniaque, donc improductif et stagnant; puis celle du malade lui-même, pour qui, par exemple, un livre ou un bibelot est un monde inépuisable lui permettant de faire une expérience inusitée du temps et de l’espace, la fonction de l’objet permettant à l’esthète de ralentir sa perception du monde en la maintenant accrochée sur un point immobile. Comme l’écrit Walter Benjamin, « le collectionneur, pourrait-on dire, vit un épisode de vie onirique. Dans le rêve aussi, en effet, le rythme de la perception et de l’expérience vécue est modifié de telle façon que tout – même ce qui est en apparence le plus neutre – nous frappe, nous concerne31 ». La sérialité des épisodes que subissent les personnages huysmansiens se double donc – et c’est cette découverte du temps à la fois

29 Ibid., p. 202. 30 Ibid., p. 200.

long et sans direction de la vie dans l’arche que tâche de « montrer » le romancier – d’une exploration, que des Esseintes associe à Baudelaire, des profondeurs de la conscience :

Baudelaire était allé plus loin; il était descendu jusqu’au fond de l’inépuisable mine, s’était engagé à travers des galeries abandonnées ou inconnues, avait abouti à ces districts de l’âme où se ramifient les végétations monstrueuses de la pensée32.

Suivant l’influence baudelairienne, l’espace créé par l’artiste-malade, bien qu’habité de livres et de bibelots, se libère en fait d’une forme de matérialité, se transmutant en un espace du rêve, du fantasme, de la mémoire. À ce titre, la description du premier rêve que fait Jacques à son arrivée au château de Lourps en dit long sur cette ouverture inattendue de l’espace au moment où il entre dans l’arche, le resserrement extrême et oppressant du monde se relâchant soudain : « le mur, devenu liquide, oscilla, mais sans s’épandre; bientôt, il s’exhaussa, creva le plafond, devint immense, puis ses moellons coulants s’écartèrent et une brèche énorme s’ouvrit, une arche formidable sous laquelle s’enfonçait une route33 ». Cette route, menant le rêveur au palais d’Esther, métaphorise parfaitement la temporalité particulière de l’arche, qui est moins une temporalité de la répétition, d’une sérialité stagnante, qu’une temporalité libérée de tout déterminisme, mais non pas libéré de tout mouvement. Passif devant la route qui se dévoile par-delà les murs de sa chambre, le rêveur reste immobile. Pourtant le décor bouge, tournoie, se transforme, permettant au protagoniste d’effectuer des sauts dans le temps sans pour autant avoir à se déplacer. Derrière l’apparente immobilité du personnage, qu’il soit confiné dans sa bibliothèque ou dans son lit, se découvrent ainsi un espace libéré de ses contraintes temporelles et, à l’inverse, un temps libéré des lois physiques, qui veulent que les

32 À rebours, p. 695. 33 En rade, p. 793.

événements se succèdent selon une logique qui leur confère un sens téléologique. Le temps intériorisé du personnage n’a ainsi aucune direction :

[Des Esseintes] se prit à rêver délicieusement, lancé à toutes brides sur une piste de souvenirs effacée depuis des mois et subitement retracée par le rappel d’un nom qui s’éveillait, sans motifs du reste, dans sa mémoire34.

Contre la logique romanesque de l’énergie active, qui est le propre d’un roman ancré dans la vie sociale, se pense une logique de la maladie, d’un événementiel non déterministe qui fait disparaître, comme les murs et le plafond de Jacques Marles se liquéfiant, les barrages qui délimitent les époques et les lieux. Il faut à cet égard noter qu’au marais stagnant auquel est comparé le « milieu » dans lequel vit le décadent, Huysmans oppose la description d’eaux en mouvement – le marais étant une eau en train de s’épandre, plutôt que des eaux calmes – pour dépeindre l’expérience du temps et de l’espace de son personnage, seul dans son arche :

Le tas confus des lectures, des méditations artistiques, qu’il avait accumulées depuis son isolement, ainsi qu’un barrage pour arrêter le courant des anciens souvenirs, avait été brusquement emporté, et le flot s’ébranlait culbutant le présent, l’avenir, noyant tout sous la nappe du passé, emplissant son esprit d’une immense étendue de tristesse sur laquelle nageaient, semblables à de ridicules épaves, des épisodes sans intérêt de son existence, des riens absurdes35.

Le raz de marée qui submerge des Esseintes, bien que noyant tout dans la mélancolie, instaure ainsi un état d’esprit tout autre que le spleen parisien. La confusion par laquelle souvenirs, lectures, idées et sensations culbutent dans l’esprit du personnage se démarque en effet de l’organisation stagnante de la vie en société en ce qu’elle perturbe le caractère figé, connu une fois pour toutes, de la vie intime comme de la vie en général. La place assignée aux souvenirs, aux événements et, plus généralement, aux choses et aux

34À rebours, p. 636. 35 Ibid., p. 641.

êtres perd de sa clarté. Ce qui se perd surtout, dans l’arche, est la surdétermination logique des événements comme des sensations. On peut penser à l’exemple que convoque Dominique Pety dans Poétique de la collection au XIXe siècle, celui de la tortue patiemment

« construite » par des Esseintes, mais qui meurt aussitôt achevée, symbolisant un « matériau narratif inutile auquel le romancier donne congé36 ». Cette perte de signification logique ou narrative de l’événement ne doit pourtant pas être perçue comme une fin en soi, c’est-à-dire comme une perte s’exposant comme telle. Elle doit se concevoir comme une possibilité narrative inusitée, qui fonde sa mobilité non pas dans la valorisation des actions et des projets pour lesquels le personnage dévoue temps et énergie, mais dans l’exploration de l’insignifiance, de ces « ridicules épaves », de ces « épisodes sans intérêts », de ces « riens absurdes » qui refont surface lorsque l’individu se tient éloigné du temps des horloges, et qui peuvent être oubliés ou mis de côté aussitôt convoqués. L’insignifiant, par ailleurs, se présente pour le personnage non pas comme la métaphore d’un monde épuisé, mais comme une nouveauté par rapport à tout matériel ayant un poids symbolique ou politique important. À l’inverse du flot de souvenirs submergeant des Esseintes dans sa retraite de Fontenay, certes sans conséquence et sans valeur, mais ayant néanmoins l’avantage de se présenter comme autant de facettes, impossibles à résumer ou à raconter, de la vie du personnage, les souvenirs de l’enfance malheureuse à Lourps, convoqués de manière systématique par des Esseintes lorsqu’il vivait encore à Paris, semblent depuis longtemps avoir épuisé leur contenu, justement parce qu’ils sont perçus comme ayant déterminés sa vie présente et pouvant encore déterminer sa vie future. Rien n’est découvert de l’enfance, ou du passé, grâce au cri du grillon enfermé dans sa cage, au sein du boudoir

aux miroirs que des Esseintes a conçu « par haine, par mépris de son enfance37 » : une image figée du passé se reflète à l’infini, comme prisonnière des glaces « se fais[ant] écho et se renvoy[ant] à perte de vue, dans les murs, des enfilades de boudoirs roses38 », et condensée en un souvenir itératif, celui de « toutes les soirées contraintes et muettes chez sa mère39 ». À l’inverse, rien n’explique la logique des pensées et des rêves nés dans l’arche, Jacques Marles ne parvenant jamais à comprendre pourquoi ou comment il a pu rêver avec autant de précision du récit d’Esther40, ni même à forcer, désormais, la marche de ses pensées et de ses souvenirs :

Il tenta de détourner sa mémoire de cette piste [celle de l’épouvante de la nuit précédente], de la jeter dans une voie de traverse loin de la campagne, loin du château de Lourps; quand même, elle revint à sa vie présente, sautant par-dessus les années d’enfance qu’il évoquait, par-dessus Paris dont il s’ingéniait à se suggérer l’image, par-dessus même ses ennuis d’argent qu’il appelait à l’aide41.

La stagnation du malade n’est donc pas aussi radicale qu’elle y paraît : les eaux mélancoliques faisant céder digues et barrages instituent en effet une logique du récit qui permet au personnage de faire, au lieu de l’expérience d’un mouvement vain, l’expérience d’une immobilité mouvante où se pense l’envers – encore neuf parce qu’inexploré – de l’idée d’aventure42. De retour de son voyage avorté en Angleterre, des Esseintes se félicite de ne pas avoir véritablement quitté son arche et d’avoir cédé à la tentation de l’aventure. Bien qu’il ne faille pas oublier le caractère ironique, voire comique, de cet épisode et des

37 À rebours, p. 585. 38 Ibid. 39 Ibid., p. 586. 40 Voir En rade, p. 806-809. 41 Ibid., p. 806.

42 Il faut préciser que, chez Huysmans, cet envers de l’aventure se pense, ou se conçoit, plus qu’il ne s’expérimente ou se vit, le malade huysmansien créant les conditions romanesques d’une vie dans les possibles, sans pour autant parvenir lui-même à incarner l’idée de possible, contrairement au malade proustien.

impressions du personnage, il est essentiel de souligner l’importance du renversement paradigmatique opéré par la réflexion de des Esseintes retrouvant avec passion ses bibelots et ses livres. En se « retremp[ant] dans ce bain de l’habitude auquel d’artificiels regrets insinuaient une qualité plus roborative et plus tonique » que n’importe quel voyage, des Esseintes dissocie l’idée de possible de celle d’aventure, l’aventure dans le monde étant pour lui, paradoxalement, un ensemble de possibilités négatives. À l’inverse, au sein de l’univers clos de la maison de Fontenay, les objets se présentent à ses yeux comme autant de possibilités ajoutées à la vie :

Tout, volumes, bibelots, meubles, prit à ses yeux un charme particulier; son lit lui parut plus moelleux, en comparaison de la couchette qu’il aurait occupée à Londres; le discret et silencieux service de ses domestiques, l’enchanta, fatigué qu’il était, par la pensée, de la loquacité bruyante des garçons d’hôtel; l’organisation méthodique de sa vie lui fit l’effet d’être plus enviable, depuis que le hasard des pérégrinations devenait possible43.

Comparant le voyage qui n’a pas eu lieu avec sa vie dans l’arche, des Esseintes distingue deux modes d’être au monde, mais selon la perspective d’un personnage romanesque plutôt que selon celle d’un romancier ou d’un lecteur de romans d’aventures. Cette perspective milite, si on peut dire, pour les droits et le confort du personnage qui, lancé dans un « long et périlleux voyage », ne peut nullement jouir du paysage qu’il parcourt, risquant au contraire de « perdre, par un maladroit déplacement, d’impérissables sensations44 ». Soumis à des forces extérieures, qui sont par ailleurs, pour le personnage huysmansien, fondamentalement dénuées de sens ou de nouveauté, un aventurier est en théorie un être écrasé par sa propre aventure : ainsi des Esseintes, ayant échappé de justesse à son propre voyage, ressent-il, par compassion pour ce possible négatif qu’il aurait pu être,

43 À rebours, p. 692. 44 Ibid.

la « fatigue morale » et « l’éreintement physique », tout autant que « l’ennui45 », d’un personnage forcé à la vie romanesque. L’existence dans l’arche est à l’inverse fondée sur la possibilité d’une aventure confortable, la connaissance du monde ne dépendant pas des contingences d’un voyage ni même du monde réel (qui est le plus souvent aux antipodes des fantasmes et des rêveries qui précèdent sa découverte), mais de sa réinvention perpétuelle grâce à l’objet et à l’artifice, qui nourrissent, au lieu de contredire, les aspirations et les goûts du personnage, qui peut alors circuler librement dans l’univers qu’il s’est créé.