• Aucun résultat trouvé

Le care domestique : une sollicitude politique.

2. Délimiter les frontières du politique.

2.2. La rationalité pratique du care 155

C’est avec une distinction entre la deuxième et la troisième étape du care qu’il est possible de percevoir la dimension pratique du care c’est-à-dire sa rationalité. Cette rationalité procède d’une intention à l’action vers autrui. Aussi, tandis que le caring about

155 Pour un plus grand développement sur le care comme rationalité pratique, cf. RUDDICK Sarah (1995),

peut prendre une forme relativement positionnelle156, le care-giving par sa requête d’engagement nécessite en effet d’aller au-delà d’une simple déclaration d’intention. C’est avec un exemple comparant la situation de deux personnes qui se soucient du bien-être d’autres êtres sensibles que je vais montrer ce qui distingue ces deux niveaux.

(a) Pierre lit des ouvrages d’éthique animale dans le cadre de ses cours en philosophie et, intéressé par les arguments de Tom Reagan et Peter Singer, il se dit contre les souffrances infligées aux animaux non humains. Il transmet via les réseaux sociaux des pétitions contre des groupes industriels ne respectant pas l’environnement. Devenu végétarien depuis peu, Pierre aspire à devenir végétalien pour aller plus loin dans son engagement.

(b) Jeanne est bénévole depuis dix ans dans une association venant en aide à d’anciennes prostituées sorties de la rue. Chaque samedi, Jeanne se rend dans une maison de femmes itinérantes pour préparer et servir les repas, rencontrer les résidentes et chercher à connaître leurs besoins pour les diriger vers les ressources communautaires appropriées. Excepté avec quelques proches, Jeanne ne parle pas de son engagement.

Précision toutefois que mon but n’est pas ici de faire l’apologie d’une manière de s’engager plutôt qu’une autre, ni de juger des modes de vies. Grâce aux exemples de Pierre et de Jeanne, il sera possible de voir où se situe la distinction entre le caring about et le

care-giving. Tronto insiste sur le fait que le care-giving nécessite une compétence

particulière en réponse aux besoins identifiés de la personne aidée.

156 Pour faire une distinction entre caring about et caring for, on peut dire qu’il est facile de se glorifier d’une

intention de don ou de l’appartenance à un groupement. Des outils modernes –tel que Facebook, google + et autres réseaux sociaux- apparaissent dans ce contexte comme des outils de promotion de soi. Il est facile d’inviter à faire signer une pétition mais cela ne garantit pas que l’individu qui revendique cet intérêt milite réellement et éprouve une empathie sincère et pour de bons motifs envers la cause défendue. Il est plus difficile de s’engager bénévolement envers une cause.

Le cas (a) illustre bien les limites du caring about. De prime abord, il est facile de se glorifier d’une intention de don ou de l’appartenance à un groupement en tant que membre et non en tant que militant. Pierre utilise des outils modernes – tel que les réseaux sociaux — pour promouvoir la cause animale et donc la cause environnementale qui la sous-tend, deux éléments peuvent être soulignés.

Premièrement, l’engagement de Pierre, passe par un militantisme via les réseaux sociaux, il est donc décontextualisé. En effet, il n’est pas certain que Pierre revendique cet intérêt pour les animaux non humains tout en militant réellement et en éprouvant une empathie sincère et pour de bons motifs envers la cause défendue. Pierre pourrait tout aussi bien transmettre les mêmes pétitions tout en continuant de manger de la viande et de donner des coups de pieds au roquet du voisin lorsque ce dernier viendrait embêter le sien avec ses aboiements. Son intérêt pourrait juste être une posture sociale (par exemple, parce que de nombreux contacts de ses réseaux sociaux sont végétariens ou environnementalistes et qu’ils voudraient attirer leur attention).

Deuxièmement, même si Pierre se « soucie des » animaux non humains, signer des pétitions ne prend pas immédiatement soin d’eux. Son engagement réside dans les actions qu’il mène pour et sur lui-même et indirectement envers le respect de l’animal puisqu’il ne consomme plus de produits directement issus de leur exploitation. Aussi, sans nier que Pierre soit moralement enrôlé pour cette cause, on peut penser qu’en se souciant d’eux, il ne tient pas compte du résultat direct de ses actes. En effet, (aucun bien-être animal ne peut être directement imputé à ses interventions, mais sa démarche participe à faire entendre leur cause. Bien sûr, on peut reconnaître que si tout le monde faisait comme Pierre, les animaux non humains ressentiraient moins de souffrances (ou pour le moins, une douleur qui ne viendrait pas des humains157). On ne peut dire que quelque part, une vache vient d’être

157 Mais peut-on dire que les animaux humains qui travaillent dans des exploitations animales seraient plus

heureux ? C’est une autre question. Pascale Molinier offre une bonne illustration de la manière dont le care peut-être pensé dans le cadre de l’éthique animale. cf. MOLINIER Pascale (2012), « Cochons et humains. À

sauvée d’un sacrifice parce que Pierre refuse de s’acheter des chaussures ou un canapé en cuir. À la différence de l’engagement de Pierre, le cas (b) montre l’importance de la compétence pour que la responsabilité du care s’emploie à répondre à un combat réel envers les besoins d’autrui.

Le troisième moment, celui de la compétence est à comprendre dans le cadre d’un conséquentialisme moral qui fait que la sollicitude doit s’exprimer ; elle passe par la réussite de l’acte. “Prendre soin” suppose de se préoccuper des conséquences et du résultat final158.

Le cas de Jeanne (b) illustre clairement la distinction entre la deuxième étape du

care et la troisième. Contrairement à Pierre (a) qui milite sur Facebook pour le droit des

animaux, Jeanne (b) fait une vraie différence dans la vie des sans-abri. Si Jeanne se contentait, à l’occasion, de souscrire à une pétition en faveur d’une politique de prise en charge des itinérants de sa ville, elle ferait exactement comme Pierre avec les animaux non humains. Celui qui est plus profondément engagé dans une cause apporte son soutien directement et régulièrement. Dans le cas de l’engagement envers les sans-abris, cela se traduit par le biais d’une activité associative ce qui n’empêche pas, si Jeanne le souhaite, de se mobiliser et de faire signer des pétitions. La différence entre le cas (a) et le (b) illustre la distinction entre le caring about et le care-giving.

Dans le premier cas, les animaux de Pierre et les itinérants – si Jeanne s’engageait virtuellement pour leur cause — ne peuvent, malheureusement, être vus en tant qu’objets et non-sujets porteurs d’un droit d’être assistés. Dans le second cas, les bénévoles — qui peuvent, par exemple, faire de l’écoute active, préparer et servir les repas, ce qui représente un ensemble de tâches nécessitant des compétences réelles et avérées — doivent considérer le sans-abri comme un sujet humain avec des droits. La situation (b) souligne que le care-

giving exige un engagement physique pour la personne prise en charge. Jeanne ne se

propos d’une tension inhérente à nos façons de traiter les animaux. » In LAUGIER S (2012), Tous vulnérables ? Le care, les animaux et l’environnement. Paris, Petite bibliothèque Payot.

contente pas d’envoyer de l’argent à un organisme caritatif envers des gens qui ont faim, mais dont on n’est pas certain qu’ils rencontreront la marchandise issue de la transformation matérielle du chèque. Le care-giving exige que s’établisse une relation avec celui à qui s’adressent les soins159 afin qu’il juge de leur conformité à ses besoins. En

transposant cela à l’aide familiale, on peut dire que les compétences pour réaliser le travail de la dépendance suggèrent le respect pour que l’aidé soit reçu dans la protection de son statut de sujet humain et porteur de droits. Les proches aidants des personnes en incapacité doivent répondre aux besoins de ces derniers.

En réalité, la distinction opérée par Tronto entre ces deux étapes du care est sensée dans une société individualiste. Il s’agit d’une critique très forte des sous-bassements de la société néolibérale, axée sur la fondation des principes sociaux qui se situent au niveau du

caring about alors que la vulnérabilité de certains citoyens appelle au care-giving. Pour

notre propos, on peut y voir une remise en cause de l’État qui prend en charge les personnes vulnérables en restant à l’échelon des institutions qui organisent le caring about tout en demandant aux individus privés (en l’occurrence, les familles) d’assumer le care-

giving. Une société de care doit s’appuyer sur la notion d’engagement en comprenant que

la réalisation de la troisième étape n’est pas innée puisqu’il faut des compétences pour l’accomplir.

La défense du care comme pratique est très importante pour envisager sa politisation. La réception française de l’éthique du care l’a parfaitement compris. Pascale Molinier souligne que le care est une pratique.

Le care n’est pas seulement une disposition ou une éthique. Il s’agit avant tout d’un travail. […] Parvenir à formaliser ce travail ; en produire la description et la théorie me semble être la condition indispensable à une “ éthique du care ” qui atteindrait pleinement

159 Cette dimension est la quatrième présentée par Tronto : le care-receiving qui permet de savoir si les soins

son but c’est-à-dire qui contribuerait à faire reconnaître les personnes qui réalisent ce travail de care dans les sociétés occidentales160.

Cette citation peut être comprise d’une manière simple. Par exemple, il est certain que la compétence étant associée à un résultat, le care définit des activités et l’intelligence mobilisée par les agents afin de les réaliser. Cette intelligence relève d’une rationalité pratique. Elle se manifeste par la variété des tâches qui permettent de pallier la dépendance des individus dans leur cadre domestique. La compétence est d’autant plus importante qu’elle peut être personnalisée en fonction des capacités propres de l’aidant pour réaliser certaines tâches avec dextérité et justesse (activités ménagères, soins paramédicaux, assistance à la mobilité à l’extérieur, administration interne, coordination, etc.).

De ce fait, on pourrait penser que l’éthique du care se situe seulement au niveau de la prise en charge et des soins dans l’économie domestique. Dans ces conditions, le care est pensé sous le prisme d’un jugement d’utilité, ce qui signifie qu’on le conçoit en conformité avec une certaine utilité technique, économique ou sociale rendant compte conformément des besoins de fonctionnement normal de la société. Aussi, l’aspect critique du soin adéquatement intégré (ce qui veut dire bien accompli) s’appuie-t-il sur les dimensions que Tronto a analysées comme étant les étapes nécessaires.

Néanmoins, c’est dans une dimension plus fondamentale qu’il faut comprendre l’utilité pratique du care qui est sa politisation. Ces étapes du care contribuent à désenclaver l’éthique de la sollicitude d’une vision et d’une structure maternaliste161. Elles présentent, en effet, une « vision englobante » de cette éthique qui est le signe d’un

160 MOLINIER Pascale (2005), « Le care à l’épreuve du travail, Vulnérabilités croisées et savoir-faire

discrets » in PAPERMAN Patricia et LAUGIER Sandra (dir.) Le souci des autres, éthique et politique du care, Paris, éditions de l’EHESS, 2005.pp.299-316.

161 Même si, comme Tronto le souligne, cette éthique exclut la seule prise en compte de la morale féminine,

elle englobe les valeurs traditionnellement associées aux femmes. Ce paradoxe est évoqué dès les premières pages de son ouvrage. Cf. p.28.

élargissement de cette morale féminine qui était dans la première vague de l’éthique du

care bloquée aux frontières du politique.

Conclusion.

Au terme des analyses successives, plusieurs éléments peuvent être mis en évidence. D’une part, on comprend que la première vague de l’éthique du care peut contribuer à asseoir elle aussi une représentation erronée de l’aide informelle. D’autre part, dans la mesure où elle s’adresse à des activités féminines, elle induit un certain maternalisme donc un essentialisme. La récusation du maternalisme réside dans un refus des conséquences d’une telle réduction dont on voit bien combien elle peut être contraignante pour les aidants. Sur un plan politique, elle cause des erreurs interprétatives sur la signification réelle de l’aide informelle. La réduction du travail de la dépendance à une attitude guidée par la sollicitude est un frein qui risque de rendre toute tentative pour en sortir absolument inopérante. Associée à un vocabulaire erroné comme celui qui a été relevé lorsqu’ont été étudiées les positions de Lévinas, Pandelé et Pelluchon, on voit combien le rôle des aidants informels est inexorablement caricaturé. La thématique ne doit plus être envisagée sous un prisme individuel et interpersonnel. Il s’agit d’une question politique.

En conséquence, la mise en exergue des enjeux de l’aide informelle rend saillant son caractère politique, social et moral. Le care contient en son sein un vrai potentiel critique du libéralisme politique. D’une part, il prouve que des situations individuelles et fortement ancrées dans le contexte des individus ne sont pas adéquatement prises en compte. Le cas des personnes en incapacités démontre l’utilité de revoir une conception monolithique de la société et des citoyens qui la composent. D’autre part, le care rappelle que la dimension d’attention pour autrui suppose une responsabilité concrète envers ses besoins et intérêts qui ne peuvent être satisfaits que si de réelles compétences animent celui qui se soucie d’autrui. L’attention, la responsabilité et les compétences du donneur de soin

ont plus de valeur que son obligation à agir, car ces éléments assureront que le bénéficiaire des soins puisse être réceptif.

Ce chapitre avait pour objectif de présenter brièvement l’éthique du care et de faire ressortir dans quelle conception du care, je me situais. J’ai récusé l’importance de la sollicitude tout en dégageant certaines notions fondamentales dans l’éthique du care. Je me suis aussi intéressée principalement aux enjeux moraux du care et à son processus de déploiement. Dans le chapitre suivant, je vais présenter trois raisons pour considérer l’aide informelle comme une question politique, juridique et sociale de premier plan.

CHAPITRE 4

Une question pour trois enjeux de justice.

Le chapitre qui précède à présenter l’éthique du care et les limites d’une conception de la relation aidant/aidé trop axées sur un idéal. Le chapitre qui va suivre ouvre la deuxième partie de cette thèse. La première était axée sur les enjeux moraux et relationnels. Celle qui va suivre présentera les enjeux politiques. Pour mettre en œuvre et garantir l’autonomie relationnelle des aidants avec la personne en incapacité prise en charge, il est important de reconnaître que les défis qu’ils vivent au quotidien ne sont pas seulement reliés à la sphère privée. Il faut donc reconnaître que l’aide informelle est un enjeu social, politique et juridique de premier ordre.

Un objectif de cette nature requiert que la question de l’aide informelle soit déterminée en rapport avec les enjeux de justice qu’elle soulève. En effet, la prise en charge des personnes en incapacité par leur entourage ouvre un débat plus profond sur l’égalité au sein de la famille. Cette discussion s’étend à celui de la justice économique dans la division du travail entre les genres, l’aboutissement de la transformation des services de santé publique destinés originairement aux personnes en incapacité. Ainsi, l’aide informelle incite à une réflexion plus globale sur l’avenir économique et social des sociétés fondées sur une social-démocratie telles que le sont la France et le Québec (en tant que Province distincte de l’état fédéral canadien). Le soutien domestique par les proches aidants jette aujourd’hui un « pavé dans la mare » en accélérant plusieurs questionnements en germe depuis la fin des années quatre-vingt-dix. En effet, depuis le virage ambulatoire qui s’est effectué par une désinstitutionalisation progressive, la prise en charge des personnes en