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L’éthique du care, une éthique de la sollicitude ?

Le care domestique : une sollicitude politique.

1. Quelle éthique du care ?

1.1. L’éthique du care, une éthique de la sollicitude ?

Comprendre le rôle social des aidants et intégrer des politiques qui les soutiennent incitent à se départir d’une représentation étriquée de cette fonction et quitter ainsi la dimension « naturaliste » et maternaliste. Les lignes qui vont suivre montreront qu’une telle représentation est inapplicable au travail d’aide informelle. La vision que je récuse est essentiellement celle qui provient de la première vague de l’éthique du care. En effet, pour faire une rapide présentation, les premières recherches publiées mirent l’accent sur les dispositions morales des agents et plus particulièrement des femmes. Elles insistèrent sur

la dimension de sollicitude. Cette représentation contribua à cantonner les activités du care à un « travail de l’amour ».

L’éthique du care vit le jour avec In difference voice 122 de Carol Gilligan et

Caring : A Feminine Approach to Ethics and Moral Education123 de Nel Noddings. Les recherches menées par Gilligan permirent de noter des différences empiriques dans la façon dont les femmes et les hommes réfléchissent et résolvent des dilemmes moraux. À partir de ses travaux (dont le plus connu est le dilemme de Heinz qui confronte le point de vue d’un garçon de onze ans et d’une fille d’un âge identique à propos d’une situation mettant en jeu un choix moral), Gilligan évalua les réponses données à plusieurs problèmes épistémologiques selon la psychologie du développement. Gilligan conclut que les femmes étaient plus à même d’exprimer la nécessité de préserver les relations morales en les plaçant sur un même pied d’égalité que la recherche de la justice. De ce fait, elle montra la différence entre les éthiques de la justice et celles relatives au care. Également, elle fit ressortir la dimension contextuelle et non universelle de l’éthique du care ce qui aurait été un point positif si le fait de poser une « voix différente » selon les genres n’avait pas contribué, dans le même temps, à confiner l’éthique du care à une théorie sur la morale féminine. Dans cette même optique, Nel Noddings souligna les vertus de la relation de care à partir de ses composantes psycho-affectives. Ses travaux s’inscrivent dans la « vague maternaliste » qui me semble inadaptée à la compréhension des implicites contenus dans les soins familiaux. C’est davantage à sa position que je vais m’intéresser dans ce chapitre.

Tant par ses défendeurs que ses pourfendeurs, la première vague de l’éthique du

care permit la naissance d’une théorie reconnue pour être féminine et féministe ce qui est,

dans un certain sens, paradoxal. Cette éthique est féminine parce qu’elle fait la description d’une disposition morale à la sollicitude au regard de la nécessité d’un souci des autres et

122 GILLIGAN Carol (1982), In different Voice. Psychological Theory and Women’s Development.

Cambridge, Harvard University Press, 1993.

123 NODDINGS Nel (1984) Caring: A Feminine Approach to Ethics and Moral Education. Berkeley,

d’une volonté de les secourir en raison de leur faiblesse et de leur dépendance. Cette sollicitude est très souvent comprise dans une dimension naturaliste parce que les soins apportés par les femmes sont dits « naturels ». Elle révèle ce qui apparaît comme étant de l’ordre d’un comportement instinctif, des racines sociales et culturelles profondes et n’appartenant pas au domaine du choix moral. Si elle s’y rapporte, c’est uniquement pour affirmer l’existence d’une morale des femmes. De ce fait, elle s’inscrit dans une vision essentialiste que viendra récuser la deuxième vague du care.

Cette éthique est féministe parce qu’elle apporte une condamnation de la dichotomie faite entre une idéologie libérale de l’autonomie et une sollicitude naturelle. Dès lors, cette critique exprime une réflexion sur le confinement des femmes dans l’espace domestique, la séparation entre les sphères publiques et privées. Elle met en lumière la valeur et le poids des représentations sociales du féminin et du masculin et des rôles assignés à chacun des deux genres. Cependant, dans la mesure où cette première vague s’appuie sur une conception essentialiste et différentialiste du care, elle manque son objectif. En effet, pour le dire schématiquement, elle assigne aux femmes et plus particulièrement aux mères les vertus nécessaires au bon care. Comme le souligne Fabienne Brugère : « (…), cette éthique risque de s’enfermer avec de telles thèses dans une théorie sociale et politique conservatrice puisque la place des femmes est ramenée à la figure des mères et de l’éducation qu’elles fournissent.124 ».

Il s’agit d’un point particulièrement problématique. Parce qu’elle consiste en un prisme enfermant, cette vision maternaliste a des effets sur les possibilités de revendiquer une justice sociale pour les aidants. Leur vulnérabilité ainsi que celle des personnes en incapacité suggère une présentation de l’éthique qui l’exprime et montre qu’elle n’est pas seulement liée à des émotions vécues dans l’espace privé. Cette réduction est en partie la source de l’invisibilité de ces tâches et, plus fondamentalement, de l’absence de

reconnaissance de la diversité des situations rencontrées dans la société. Pourtant, l’éthique du care insiste sur les relations de dépendance, sur la présence des personnes en incapacité et sur les modalités de leur citoyenneté. Le care n’a rien d’exceptionnel et ces situations de « vie ordinaire » oubliées par les théories de la justice sont les objets de l’éthique du care. Cependant, si elle souligne le concept de sollicitude, si central dans les travaux relatifs aux soins donnés dans un cadre domestique, elle insiste également sur le fait que la dépendance relève de notre humanité et témoigne de notre besoin mutuel les uns des autres. De ce fait, elle insiste sur la nécessité que ces besoins soient satisfaits à travers des institutions politiques qui reconnaissent ceux des personnes les plus vulnérables. En ce sens, la politisation du care interpelle la justice.

Cette politisation du care est l’idéal de la deuxième vague. Caractérisée par les recherches de Joan Tronto et Éva Fedder Kittay125, entre autres, cette deuxième vague de l’éthique du care sort de l’impasse du maternalisme et en complète les réflexions. Le projet de Tronto est limpide.

En soutenant qu’il existe un problème stratégique avec la morale des femmes, j’entends bien impliquer que la stratégie fait de l’ombre à la vérité. Si les femmes étaient moralement différentes des hommes, la stratégie ne nous permettrait pas d’écarter ce fait. (…) J’ai essayé de montrer que la compréhension simpliste de l’éthique du care comme une moralité spécifiquement féminine pouvait avoir des conséquences potentiellement nuisibles. Ce n’est pas dire qu’une éthique du care n’est pas moralement souhaitable, mais que ses prémisses doivent être comprises dans le contexte d’une théorie morale, plutôt que comme des faits donnés d’une théorie psychologique fondée sur le genre126.

Aussi, la nouvelle vague de cette éthique se centre sur l’apport du concept de dépendance à la re-conceptualisation d’une société où la reconnaissance du travail des pourvoyeurs du care serait assurée. De plus, elle insiste sur la nécessité de repenser la

125 KITTAY Eva F (1999), Love’s Labor, Essays on Women, Equality, and Dependency, NewYork, Routlege. 126 TRONTO Joan (2005), « Au delà, d’une différence de genre. Vers une théorie du care » in PAPERMAN

P., LAUGIER S (dir.), Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Editions de l’EHESS, 2005, pp.25-43.

notion d’égalité puisqu’il apparaît que la dévalorisation du care est liée à la corrélation entre la classe sociale et le genre de ceux qui le réalisent. Ce faisant, ce deuxième courant, tout en dépassant les impasses du maternalisme, s’écarte de l’essentialisme qui, au premier abord, caractérisait cette éthique. La dimension socio-politique promue par cette deuxième vague rejoint mon ambition de montrer que l’aide informelle est une question politique à part entière même si sa réalisation fait appel au développement de dispositions morales particulières.

Le point commun entre ces deux vagues est que chacune invite au développement d’une sollicitude qui n’est pas fondée sur des règles morales préétablies, mais sur une évaluation contextuelle et conséquentialiste des besoins des personnes auxquelles elle s’adresse.

(…) l’éthique du care repose sur le développement de dispositions morales plus que sur l’apprentissage de principes, sur le plan du raisonnement moral, elle privilégie des réponses contextuelles et spécifiques aux cas particuliers, plus qu’elle ne recourt à des principes universellement applicables – privilégiant le point de vue de “l’autre concret” aux besoins spécifiques duquel il s’agit de répondre, plus que le point de vue de l’“autre généralisé” (…)127.

Cette définition de l’éthique du care souligne qu’elle se révèle dans l’attention au particulier. En ce sens, cette vision du care transmise par Gilligan fait ressortir une nécessité du bon care domestique : la réponse aux besoins d’autrui dans un souci de tenir compte de son contexte de vie et de ses intérêts. Il est certain que l’aide informelle s’inscrit dans la démarche et les préoccupations de l’éthique du care. Le problème est que cette dimension contextuelle est souvent oubliée au profit d’une caricature de la disposition morale que l’on considère prioritaire à sa pratique.

127 GARRAU Marie, LE GOFF Alice (2010), Care, Justice et dépendance, Introduction aux théories du care,