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Une question pour trois enjeux de justice.

2. Réconcilier le travail du care avec le « vrai travail ».

2.1. Choix ou circonstances ?

Avec le principe de coopération et de réciprocité197, la question des circonstances non choisies représente l’une des apories du libéralisme politique. Les tenants de l’égalitarisme libéral, courant institué par la fusion entre le libertarisme et le marxisme, avancent que l’État doit compenser uniquement les inégalités qui proviennent de situations d’infortune non désirées. Toutefois, étant donné la spécificité de l’aide informelle et le contexte dans lequel elle se décide, on peut se demander si ce cas ne devrait pas faire exception. En effet, il n’est pas évident de considérer que la contribution des aidants correspond à un choix authentique. On connaît les conditions de réalisation du travail de la dépendance et l’on sait qu’il s’engage dans le but de répondre à l’infortune d’un tiers. Aussi, il est parfaitement pertinent de se demander comment l’égalitarisme libéral devrait envisager la contribution des aidants. Que dit cette théorie de cette question ? Dans la mesure où cet engagement parvient en raison d’une conjoncture le plus souvent fortuite, ne vaut-il pas mieux considérer ce choix comme une préférence adaptative ? Si cela est ainsi, devons-nous apporter une compensation à ceux qui réalisent cette tâche ?

Avant d’en venir à la discussion sur la légitimité d’appliquer cette distinction choix/circonstances à la situation rencontrée par les aidants, il convient de faire d’abord un

195 RAKOWSKY Eric (1991), Equal Justice, Oxford, Clarendon Press.

196 ANDERSON Elisabeth (1999), « What Is the Point of Equality? » in Ethics, Vol, 109, n°2, Janvier 1999,

pp.287-337.

bref rappel des fondements sur lesquels s’érige l’égalitarisme libéral. On parle de cette théorie pour marquer la rencontre dans une même théorie de deux principes fondamentaux : l’égalité et la liberté. La théorie égalitariste rawlsienne (qui en est le cœur central dans la philosophie politique contemporaine) s’appuie ainsi sur deux principes. On trouve une exposition de cette complémentarité dans la Théorie de la justice où John Rawls a défendu deux principes fondamentaux. Le premier est lié au droit — en relation avec l’égalité et la liberté198 et le second est le principe de différence assurant l’équité entre les membres d’une même communauté politique199. Ces principes sont couplés à une exigence de redistribution du surplus aux personnes les plus désavantagées. Ceci est pour compenser les inégalités sociales et garantir une égalité des chances pour ceux qui, en raison de circonstances arbitraires, sans de tels mécanismes, auraient des difficultés à parvenir à leurs aspirations. Pour cette raison, cette théorie renvoie à l’exigence de toujours donner la priorité aux libertés fondamentales, à l’égale considération des personnes et à la justice distributive. Ces trois critères sont nécessaires pour assurer la protection des libertés fondamentales qui suppose la liberté de parvenir à des ressources, à une position sociale et à des revenus. De ce fait, la théorie égalitariste libérale prend en compte l’autonomie des citoyens. Chaque personne est tenue pour responsable de ses choix de vie et doit, selon le principe du risque encouru par ses propres décisions, en assumer les conséquences même si elles lui sont défavorables. L’avantage du respect de l’autonomie des agents est que chaque citoyen est

198RAWLS John (1971), Théorie de la justice, op.cit., p.341, le premier principe s’énonce comme suit : « Chaque

personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu des libertés de base égales pout tous, compatible avec un même système pour tous. »

199 Second principe : « Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient : a) au plus

grand bénéfice des plus désavantagés, dans la limite d’un juste principe d’épargne et b) attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste (fair0 égalité des chances, », RAWLS, op.cit., p.341. Aussi, avec le principe de différence, Rawls pense la distribution des places sociales en fonction des talents respectifs et de l’aptitude des citoyens à comprendre la justice et à décider selon ses principes. Avec cette répartition, l’inégalité, dans la mesure où elle profite à l’ensemble de la société, devient légitime. De même la théorie égalitariste libérale postule que des inégalités subsisteront toujours en raison de l’incommensurabilité des efforts, choix personnels et mérite. En un sens, ceux qui ne fournissent pas suffisamment d’efforts méritent la situation dans laquelle ils sont placés. Bien entendu, ceci exclut la considération des effets provenant des inégalités de talents, richesses de naissance, aptitudes mentales et physiques. Aussi, tous les écarts socio-économiques ne peuvent se justifier que si un principe de redistribution a bien été appliqué.

appelé à décider selon ses valeurs, ses aspirations ainsi que sa propre conception de la vie bonne.

Une des versions les plus radicales de cette théorie revient à l’égalité devant la fortune (luck egalitarism) qui stipule la nécessité de compenser les individus uniquement si les inégalités qu’ils vivent sont le fruit de situations fortuites. Si les inégalités ne découlent pas d’aléas, alors les citoyens seront tenus pour responsables de leurs propres préférences. De ce fait, l’égalité devant la fortune fait intervenir une réelle distinction entre les choix et les circonstances. Les auteurs qui incarnent le mieux l’apport de cette discussion en rapport avec la question des travailleurs de la dépendance sont Elisabeth Anderson et Eric Rakowsky. Leurs positions respectives cherchent à savoir jusqu’où considérer la réalisation de ce travail comme une préférence.

Faut-il biaiser la distinction choix/circonstances pour envisager une compensation pour les préférences adaptatives ? Cela pourrait s’avérer pertinent pour fonder un encadrement du soutien domestique suffisamment reconnaissant de la contribution des aidants auprès des plus vulnérables, de l’apport de leur travail pour le système de santé publique. Ce serait reconnaître le fait que cette participation s’accompagne de fardeaux objectifs et subjectifs. Cette condition est nécessaire à l’édification d’un droit au care. Cependant, une telle vue n’est en rien facilitée compte tenu des positions en présence. D’un côté, certains théoriciens libéraux pensent que les aidants doivent assumer le choix personnel de soutenir un proche en incapacité. Aussi, quand bien même leur situation se révèlerait désavantageuse, ils devraient être considérés comme ayant eux-mêmes décidé de s’imposer ce sacrifice pour être en cohérence avec leurs propres conceptions du bien. Ce point de vue est défendu par Rakowski. De l’autre côté, Anderson200 conteste la manière

200 ANDERSON Elisabeth, « What Is the Point of Equality? » in Ethics, Vol, 109, n°2, Janvier 1999, pp.287-

dont l’égalitarisme de la fortune apporte des réponses pour réfuter toute compensation aux personnes dont les choix entraînent des effets non choisis201.

2.1.1. Un choix selon une conception de la vie bonne.

Le débat choix/circonstance contient un fort implicite qui est constaté lorsque l’on cherche à l’appliquer à une question aussi complexe que l’aide informelle. La discussion autour de la reconnaissance des aidants met en relief deux conceptions du soutien domestique. En effet, le sujet se rapporte soit aux théories de la justice, soit aux conceptions du bien particulières aux agents. On retrouve ici la tension « entre ces deux types de détermination du lien familial » qu’évoquait Claude Gauthier et qui a été soulignée plus haut.

Parmi les théoriciens qui réfutent l’idée de garantir une compensation aux aidants, Rakowski est celui dont la position marque le mieux la présence de ce débat. À la question de savoir si l’aide informelle relève de l’une ou l’autre de ses théories, Rakowski défend un argument assez tranché. Assurément, il considère qu’une société libérale doit appliquer un principe de neutralité par rapport à la pluralité des conceptions du bien et des doctrines morales prônées par les citoyens. Conséquemment, les actions qui découlent des conceptions particulières de la vie bonne ne peuvent ouvrir à compensation d’aucune sorte. Il s’ensuit, dans ce contexte, que toute personne qui s’impose volontairement un sacrifice ne peut utiliser les conséquences qui en résultent pour demander un dédommagement : les préférences ne se compensent pas. 202

201 On trouve une présentation très utile des réfutations faites à Elisabeth Anderson, dans l’article de

KAUFMAN Alexander, « Choice, Responsability and Equality » in Political Studies, 2004,Vol 52, p.819- 836.

202 RAKOWSKY Eric (1991), Equal Justice, op.cit., p.107. « That one large source of inequality –people’s

divergent preferences regarding various types of productive activity – cannot ordinary justify compensation if people’s abilities are equal admits of little argument. Preferences for different kinds of labor are, from the stand point of justice, indistinguishable from preferences for different goods when unowned resources are divided or from preferences for a greater or lesser degree of risk in one’s habits leisure, activities, or business ventures.» (Notre traduction libre: « Cette large source d'inégalité – les préférences divergentes des gens

Nor does justice demand that those who follow unremunerative calling out of deeply held convictions rather than more casual or easily relinquished preferences – the priest who would not forsake his mission at any price, the artist struggling in obscurity against the aesthetic sense of his sage, the daughter who selflessly devotes much of her life to her parents and siblings- be given greater rewards, partly at the expense of people who fail to share their beliefs or zeal, than the market (including voluntary donations) would confer. However worthy some of us might deem a particular cause, and however admirable we might think its proponents, justice does not favor any creed, or aspiration, or lifestyle in allocation material goods opportunities203.

Rakowski réfute toute compensation envers les aidants au motif que ceux-ci s’imposent de prendre en charge leur proche en vertu d’une conformité à leurs valeurs et croyances personnelles. Selon lui, en dépit qu’il en résulte une forme de sacrifice, celui-ci n’est guère ordonné par une quelconque configuration d’hétéronomie. La vulnérabilité qui découle de la prise en charge dérive d’une décision personnelle pour laquelle si l’État devait fournir compensation aux aidants, cela signifierait qu’il favorise des valeurs et des préférences et un style de vie en particulier.

En dépit de la force de l’argument de Rakowski, on doit tout de même mettre en doute la nature volontaire du sacrifice que les aidants s’infligent. Aussi, tout d’abord, on peut contester l’analogie faite par Rakowski lorsqu’il place sur le même plan, l’aidant, l’artiste et le prêtre et ainsi range l’activité de care domestique du côté de la vocation spirituelle ou artistique. Certes, chacun à leur manière un artiste, un prêtre ou un proche

concernant divers types d'activité productive ne peuvent justifier une indemnisation ordinaire si les capacités des gens font qu’ils sont égaux sur un si petit argument. Les préférences pour différents types de travail sont, du point de vue de la justice, non différentiable des préférences pour différents biens quand des ressources sans propriétaires sont divisées, ou de préférences pour un plus ou moins grand degré de risque dans ses habitudes de loisirs, activités, ou d’affaires commerciales. »

203 RAKOWSKY Eric (1991), Equal Justice, op.cit., p.109. « La justice ne demande pas non plus que ceux

qui suivent leur vocation non rémunérée des convictions profondément ancrées plutôt que des préférences plus occasionnelles ou auxquelles on peut renoncer facilement (le prêtre qui ne veut pas abandonner sa mission à tout prix, l'artiste qui lutte dans l'obscurité contre le sens de l'esthétique de son sauge, la fille qui consacre de façon désintéressée une partie de sa vie à ses parents, frères et sœurs) reçoivent de plus grandes récompenses, en partie au détriment de personnes qui ne parviennent pas à partager leurs croyances ou zèle, que le marché (y compris les dons volontaires) conférerait. Cependant certains digne d'entre nous pourrait juger une cause particulière, et si admirable que nous pourrions penser ses proposants, la justice ne favorise aucune croyance, aspiration ou style de vie dans l’allocation des biens d’opportunités matérielles. » (Notre traduction libre)

aidant peuvent dire qu’ils se sentent appelés à un engagement (pour reprendre le sens littéral du latin vocatio) 204. Cependant, les choix d’être artiste ou serviteur du culte ne s’effectuent pas dans les mêmes conditions que celui d’être travailleur de la dépendance. Un prêtre est quelqu’un qui ressent l’appel à une vocation spirituelle et à une vie de dévouement à un ordre supérieur qui le dépasse et qui l’exalte en même temps. Même si suivre sa mission conduit à devoir faire des renoncements, il ouvre à d’autres opportunités existentielles. Dans tous les cas, si son implication entraîne des pertes, certaines remises en question vont finalement soutenir le renouvellement des vœux et les réactualiser. Aussi, plusieurs gains s’ensuivent permettant de nourrir le serment. Les relations sociales, la vie communautaire et l’accompagnement des personnes en détresse morale et spirituelle font partie de ces éléments qui solidifient l’engagement. Je ne pense pas que l’on puisse en dire autant de l’aide informelle. Il est, toutefois, vrai que cette activité peut, en dépit des charges objectives et subjectives, apporter un sentiment d’accomplissement et aider à développer ou renforcer des qualités personnelles qui n’auraient pas, sans ce don, été sollicitées. Contrairement à un prêtre ou un artiste qui sont appelés à une vie de partage et de rencontres sur leur engagement, les proches aidants sont solitaires. Même si on admet qu’il s’agit d’un choix authentique, la solitude et le manque de partage d’expérience avec d’autres favorisent l’érosion de leur engagement.

Ensuite, on doit interroger l’utilité sociale de ce sacrifice - s’il est volontaire-. Pareillement, cette attitude de refus de la valorisation de la contribution des aidants par le recours aux arguments en faveur de la neutralité de l’État est précisément ce sur quoi porte l’hypocrisie des pouvoirs publics. Ils refusent de tenir compte du dévouement des proches par lequel l’État réalise, toutefois, des économies substantielles. D’une manière aussi caricaturale qu’efficace, la thèse de Rakowski devrait se résumer ainsi : « sacrifiez-vous pour le bien de tous, mais ne venez pas demander réparation ». Certes, leur « sacrifice » n’a

204 On peut amender Rakowski en reconnaissant que sa position est assez proche de celle dont bénéficiant

l’aide à domicile au XVIIe siècle. On voit que l’aspect vocationnelle de cette aide imprègne encore les représentations contemporaines. Cf. : Marie France Collière, op.cit, et Jean-Philippe Pierron, op.cit.

aucune commune mesure avec la situation des personnes en incapacité que l’État prend déjà en charge. Cependant, on ne peut nier le fait que les aidants soient affligés par une forme de dépendance ou un handicap inéluctable alors même qu’ils tentent d’apporter une réponse à la vulnérabilité. Certes, le care est centralement une disposition morale. Mais, tous ne la partagent pas et certains y répondent de mauvaise grâce, faute de pouvoir faire mieux. Aussi, si on peut s’attendre à la distinction qui est faite par Rakowski, peut-on vraiment affirmer qu’il s’agit d’un véritable « choix » ? Il me semble qu’on peut aisément récuser le fait que l’aide informelle procède réellement d’une volonté de conformité à une conception du bien particulière ou à un devoir moral.

La plupart des théoriciens qui soutiennent l’égalitarisme libéral considèrent que le choix d’assister un être cher est une option (puisqu’il existe, par exemple, des possibilités de placer le patient dans un établissement médical). Toutefois, on ne doit pas nécessairement envisager qu’il s’agit d’une conformité à un devoir moral ou une conception de la vie bonne. Une telle représentation est, pour la moins réductrice dans la mesure où elle fait preuve d’une mauvaise évaluation de la situation rencontrée par les aidants au moment de la décision. Déterminer qu’il s’agit d’un choix authentique nécessite d’évaluer le contexte dans lequel s’est pris la décision. Or, lorsque survient une circonstance qui commande une éventuelle prise en charge familiale, les préférences sont prises en fonction d’un faisceau de considérations toujours dépendantes des options institutionnellement disponibles et du niveau d’urgence. Le peu d’espace de choix laissé aux familles et la réduction du nombre de places dans les structures destinées aux personnes en incapacité montre que le care n’est pas encore un élément pris en compte dans le dessein de nos institutions sociales. Ainsi, est-il impossible de conclure comme le fait Rakowski que le care est une préférence authentique fondée sur une conception du bien de l’agent qui le réalise.

De même, on ne peut pas toujours s’en remettre à nos devoirs moraux, car il arrive que les circonstances auxquelles nous devons faire face dépassent notre capacité à les

assumer. D’une part, l’aide informelle est engendrée par une occasion non désirée : la maladie ou le handicap d’un proche. D’autre part, ces conjonctures sont, le plus souvent, hors de contrôle, car elles appellent une réponse immédiate et un aménagement des modalités de la prise en charge modulé selon l’évolution de l’état du patient ce qui est une donne très souvent arbitraire. De ce fait, une conception égalitariste qui appuierait la compensation donnée à un groupe particulier uniquement sur son absence de responsabilité dans sa situation échouerait à intégrer la variabilité et la diversité des contextes rencontrés par les aidants. En conséquence, il faut trouver une manière d’exprimer que la décision n’en est pas une ou plutôt qu’elle est prise dans une circonstance spécifique (celui de la maladie ou du handicap). Je postule qu’une théorie égalitariste digne de ce nom devrait considérer

ces choix particuliers comme des préférences adaptatives.

L’affirmation de Anne-Sophie Parent confirme ce point : « La préférence devient la prise en charge à domicile parce que de nombreux établissements ne répondent pas aux attentes. De nombreux établissements ne sont pas tous adaptés et il y a aussi le temps d’attente. 205» De la même façon, il arrive que les convictions morales des agents les incitent à prendre en charge leur proche, mais qu’ils doivent l’institutionnaliser. Il en résulte que si nous admettons qu’il ne s’agit pas d’un choix réel alors nous sommes contraints d’accepter que c’est une sorte de fatalité. Il s’ensuit qu’il est indispensable que l’État fournisse une compensation aux aidants puisqu’ils sont placés dans des circonstances arbitraires. En effet, il est inacceptable que les aidants subissent les conséquences de la rareté des ressources en santé ou qu’ils les obtiennent difficilement206. Il s’avère que cette idée remet en cause ou pour le moins interroge le fait que les soins à domicile relèvent réellement d’un véritable choix.

Un autre point doit être également soulevé. Il faut distinguer entre ce qui relève

d’un choix au moment de décision et d’un choix durant l’engagement. Cette distinction est,

205 Cf. annexe 1. Voir l’entretien que Anne-Sophie Parent m’a accordé en Annexe 1.

selon moi, fondamentale. Elle met en relief la différenciation entre les standards de la théorie de la justice et ceux de l’éthique du care puisque les décisions prises pendant l’engament sont fortement liées à l’autonomie relationnelle entre l’aidant et l’aidé. En effet, même en supposant que l’aide informelle soit une préférence authentique, il resterait à déterminer où se situe la frontière entre le refus de compensation d’un choix et l’allocation