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La conciliation travail/famille ou les moyens de consacrer un choix.

Une question pour trois enjeux de justice.

2. Réconcilier le travail du care avec le « vrai travail ».

2.2. La conciliation travail/famille ou les moyens de consacrer un choix.

La principale récusation qui mérite d’être apportée à Anderson est que bien qu’étant de nature domestique, l’activité engendrée par un proche en incapacité constitue une charge exceptionnellement lourde. Aussi, la distinction entre le travail de la dépendance et domestique passe-t-elle par celle entre les charges normales et celles qui dépendent de responsabilités familiales surérogatoires et qui va bien au-delà des contributions minimalement attendues. Ceci est un préalable à la seconde étape qui réside dans la nécessité de concevoir une conciliation travail/famille qui permette aux aidants de se maintenir en emploi.

2.2.1. Un travail domestique d’exception.

La distinction entre les charges domestiques normales et les responsabilités familiales additionnelles est mise en relief de par trois raisons majeures : la temporalité de ce travail, son objectif de réponse à la dépendance, sa difficulté de le concilier avec une autre activité. C’est pourquoi, Anne-Sophie Parent considère que les mesures ne permettent pas encore l’autonomie des aidants dans la sphère professionnelle, car on voit que l’aide qu’ils apportent relève d’une certaine naturalité213.

Premièrement, établir une ligne de démarcation entre les charges normales et celles qui sont excessives reste un travail complexe à cause de la temporalité de l’aide informelle. Une première difficulté réside dans l’incompréhension de la temporalité du care dans la mesure où celle-ci est évolutive. Comme Aurélie Damamme et Patricia Paperman le montrent dans leur article, l’évaluation du temps passé à donner des soins est un des obstacles en raison de sa variabilité et des différents acteurs impliqués. Ainsi, la charge dépend « de la transformation de l’état des personnes et des possibilités d’engagement d’autres caregivers potentiels font apparaitre les tensions en termes d’articulation de temporalités. 214» En effet, prendre en charge un proche malade implique, comme le

souligne Nancy Guberman, un « travail de conciliation 215» c’est-à-dire un travail d’ajustement, d’organisation et de coordination afin que l’aide informelle soit le fruit d’une réponse adéquate aux besoins de la personne aidée216.

213 Entretien avec Anne-Sophie Parent (annexe 1).

214 DAMAMME Aurélie et PAPERMAN Patricia (2009), op.cit. p., « Temps du care et organisation sociale

du travail en famille. », op.cit, p.2-13.

215 GUBERMAN Nancy (2003), « La rémunération des soins aux proches : enjeux pour les femmes », in

Nouvelles pratiques sociales, Vol 16, n°1, 2003, p.186-206.

216 Le travail de « conciliation » est, aussi appelé par certains auteurs « travail de coordination ». Pour Aurélie

Damamme et Patricia Paperman, il est ainsi un travail de coordination qui « constitue un aspect crucial de la position de responsable. Elle représente un part importante du temps de travail. Elle est en outre ce qui rend ce travail visible, indentifiable pour tout un chacun. ». cf. DAMAMME Aurélie et PAPERMAN Patricia, « Temps du care et organisation sociale du travail en famille. op.cit, p.2-13.

Force est de constater que la conception que donne Anderson de la contribution des aidants reste très restreinte dans la mesure où elle apparaît seulement en tant que complément indispensable à la bonne marche de l’économie marchande. Anderson met en relief la dimension instrumentale de ce travail alors que l’attente de certains travailleurs de la dépendance est une reconnaissance de sa valeur intrinsèque. Si les raisons avancées par Anderson pour compenser l’aide apportée par les familles sont justes, à l’extrême de sa position, certains auteurs vont plus loin. Ils n’hésitent pas à affirmer que le travail de la dépendance est assimilable à celui qui est réalisé dans l’économie de marché. C’est le cas par exemple de Nancy Guberman qui plaide pour que cette activité puisse désormais faire l’objet d’une véritable reconnaissance.

Ce travail s’apparente à maints égards à celui des travailleurs et travailleuses de la santé et des services sociaux, et a peu à voir avec une conception naturaliste des soins. Ces éléments de contexte déterminent et définissent les critères particuliers des soins dans les familles. Ils ne se limitent pas à un travail d’aide directe à la personne et englobent un important travail de mobilisation de ressources, de coordination et de conciliation entre de multiples besoins souvent conflictuels217.

La définition de Guberman a le mérite de présenter une vision large du travail de

care. Si on suit son raisonnement, on peut mieux comprendre pourquoi il est nécessaire de

le rémunérer ou de l’assortir de mesures de soutien. Guberman se place ici dans une conception de l’activité assez inclusive et selon laquelle le travail d’aide informelle équivaut à une production de services. Cependant, on peut se demander si Guberman a raison de mettre sur le même plan le travail de care avec une activité professionnelle du même type. Toutefois, on ne peut pas dire qu’il s’agisse d’un « travail » même si ce n’est pas non plus une activité domestique comme toutes les autres.

Un problème de commensurabilité apparaît entre les deux types d’activité. De ce fait, l’assimilation du travail des aidants aux emplois dans l’économie de marché a de

217 GUBERMAN Nancy (2003), « La rémunération des soins aux proches : enjeux pour les femmes », op.cit,

nombreux contempteurs notamment parmi ceux qui considèrent la dimension relationnelle de cette occupation. Reconnaître la valeur intrinsèque du travail de la dépendance ne suppose pas sa monétarisation car il apparaît bien difficile de rétribuer des tâches qui relèvent de la sphère intime. Un des contempteurs de l’idée d’une rémunération pour le « travail de l’amour » est André Gorz dont les vues imposent des « limites de la rationalité économique 218». Selon la position de Gorz, le problème d’une résolution comme celle de Guberman est qu’elle suggère que les aidants sont les substituts des professionnels des soins de santé ou du travail social, ce qu’ils ne sont pas dans la réalité. Le travail de la dépendance s’effectue dans un cadre privé, il ne constitue pas une production marchande car il ne répond aux critères de la rationalité économique tels qu’ils sont présentés par Gorz. En effet, il ne dépend d’aucun devoir de rendement et d’efficience, n’est pas réalisé dans un but d’échange marchand. De plus, il s’inscrit dans la sphère privée219.

De prime abord, on pourrait penser que le travail apporté par les professionnels du

care s’incarne dans une logique professionnelle car ils doivent correspondre à ces trois

exigences. Il s’agit là d’un point qui distingue a priori les deux types d’activités. Cependant, a posteriori il n’en est rien dans la mesure où, selon Gorz que les « care » soient réalisés dans l’espace formel ou non ils répondent aux besoins des personnes. C’est la réponse aux besoins qui fonde leur valeur220. La position de Gorz semble d’un autre âge

puisqu’il assimile le travail de soins à une occupation correspondant à une certaine naturalité. Ce n’est pas parce qu’une activité reste difficile à chiffrer qu’elle est sans valeur marchande.

Brandir une demande de rémunération des aidants sur la base d’une assimilation entre les fonctions de soins réalisés dans les établissements publics et ceux accomplis dans

218 GORZ André (1988), Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique. Paris, Gallimard,

Folio essais, 2008, p.216.

219 Ibid., p. 222.

220 Notons toutefois que Gorz ne fait pas de distinction entre le travail de soin formel et l’aide informelle. Il

considère que les critères d’efficacité économique ne peuvent s’appliquer aux médecins et puéricultrices. La valeur de toutes tâches de soins est, selon lui, liée à sa qualité de réponse aux besoins, ce qui inclut les travaux réalisés dans l’emploi marchand.

l’espace privé peut s’avérer dangereux par certains aspects. L’argument le plus souvent défendu pour en réfuter la pertinence est que l’État ne prendra plus conscience de la délégation qui est demandée aux familles. Un salaire contre le travail de la dépendance peut contribuer à le banaliser. Les femmes en pâtiront, car elles seront les premières à subir le confinement dans l’espace familial. De plus, les implications d’une représentation des aidants comme moyens thérapeutiques ont été présentées. De ce fait, on peut imaginer qu’un salaire pourrait justifier cette instrumentalisation.

Il est compréhensible que d’aucuns rejettent l’idée d’une compensation financière. La meilleure raison est, de toute évidence que cela pourrait s’avérer très désavantageux pour les travailleurs de la dépendance qui souhaitent s’émanciper par l’activité professionnelle parce que le versement d’une rémunération pourrait être une forme de contrainte221. C’est pourquoi le soutien aux aidants doit, selon moi, passer principalement par la conciliation travail/famille qui est le seul moyen de respecter et d’accompagner leur choix. Cependant, une allocation pourrait être utile dans certains cas, notamment comme le fait valoir Chloé de Sainte-Marie222 du Réseau des aidants, pour rétribuer des auxiliaires de vie qui pourrait accomplir certaines tâches domestiques et de nursing. Également, ceci aiderait à supporter la diminution de salaire résultant de la réduction du temps de travail professionnel pour mieux se consacrer à la prise en charge d’une personne en incapacité. De même ceci réglerait la question de la rémunération de quelqu’un qui se retire temporairement de la vie active pour accompagner la fin de vie d’un proche. En conséquence, il serait vain d’offrir une indemnité aux proches aidants si des mesures de conciliation travail/famille ne sont pas proposées incluant la rémunération de long congé ou une compensation pour le passage à temps partiel.

En l’absence de ces dispositifs, on ne doit pas s’étonner que la contribution des aidants crée une tension lorsqu’elle doit s’exercer conjointement avec une activité

221 J’ai développé ce point dans le chapitre 1 à propos des effets du dispositif APA. 222 cf : Entretien en annexe.

professionnelle ou quand elle empêche l’individu de la poursuivre. Avoir un emploi hors du

care peut s’avérer être un lieu protecteur pour le bien-être psychologique de l’aidant. Elle

permet, notamment le maintien d’un espace de reconnaissance, de valorisation et de participation sociale. En conséquence, les aidants qui le souhaitent doivent avoir la possibilité de se maintenir dans la vie active. Cela est possible si leur travail reçoit de la considération et si on prend des mesures pour les suppléer.

The quality of alternatives to family care is also an important issue for carers, Concern for the cared-for person’s well-being is the motivation for providing care. Carers will not willingly substitute paid care of an inferior quality. Only if women can be sure that their relatives are well looked after in the paid care sector will they enter employment in the numbers that they, and the Government would like223.

2.2.2. Réconcilier care et travail.

Le deuxième élément qui invite à faire la distinction entre le travail domestique classique et celui de la dépendance est son implication sur l’employabilité des femmes. L’aide informelle est une activité principalement réalisée par les aidantes et, comme les tâches liées aux responsabilités parentales, elle appelle à pouvoir être davantage combinées avec une vie professionnelle. La conciliation travail/famille est à l’intersection entre les mesures relatives aux charges familiales (généralement entendues comme parentale), aux politiques d’emploi, et aux dispositifs permettant une meilleure équité entre les sexes. Cependant, aujourd’hui, il manque un pilier pour que cet accommodement soit également à l’avantage des personnes qui assistent un proche en incapacité. Le chaînon manquant est la prise en compte d’une justice distributive dans le domaine de la santé qui, incluant un

223 HIMMELWEIT Susan & LAND Hilary, « Reducing gendre inequalities to creat a sustainable care

system. » in document de la Joseph Rowntree Foundation, octobre 2008 (www,jrf.org.uk) «La qualité des alternatives aux soins de la famille est également une question importante pour les soignants. La préoccupation pour le bien-être de la personne soignée est la motivation pour pourvoir des soins, Les soignants ne substitueront pas volontairement des soins rémunérés d'une qualité inférieure. Seulement si les femmes peuvent être sûr que leurs parents sont bien pris en charge dans le secteur des soins rémunérés qu’elles vont accéder en grand nombre à un emploi qu’elles et le gouvernement voudront. » (Notre traduction libre)

continuum de services entre les soins privés et publics, permettra de libérer les travailleurs de la dépendance de certains fardeaux associés à leur contribution. Cependant, au Québec comme en France, malgré une réflexion sur le soutien des personnes en incapacité, la conciliation travail/famille des proches aidants demeure un impensé des politiques publiques.

La question du « prendre soin », on le sait, a été traitée au Québec, entre autres, par la mise en place d’un réseau de service de garde. Par contre, en ce qui concerne la prise en charge des aînés et des personnes malades, on verra que malgré l’inclusion de cette thématique dans le discours entourant la conciliation travail-famille, les mesures visant le soutien aux proches aidants et à la « génération intermédiaire » arrivent tardivement dans les actions envisagées et se développent en dehors de la réflexion sur la conciliation travail-famille. Cette problématique, en plus d’en être une de classes moyennes est aussi principalement une affaire de parents avec de jeunes enfants224.

Force est de constater que l’emploi permet de maintenir un espace de reconnaissance, de valorisation et de participation sociale indépendant de celui qui peut être apporté dans le cadre intime. En conséquence, les aidants qui le souhaitent doivent avoir la possibilité de se garder dans la vie active. Il n’est pas surprenant que l’une des revendications qui a conduit la COFACE à proposer au Parlement européen d’entériner une

Charte européenne de l’aidant familial porte sur la question explicite du choix pouvant à

tout moment, être l’objet d’une réévaluation. En effet, implicitement le choix d’aider suppose la nécessité d’instaurer un droit du care qui se fonde sur la reconnaissance de ses impératifs. En particulier, il faut tenir compte des changements et tensions impliquant un style de vie et une temporalité nouvelle et toujours mouvante en fonction de l’accroissement de la charge effective du travail de soin. Ceci nécessite de mettre en place des mesures relatives à la justice distributive soit sous la forme de compensation financière soit, par le moyen de dispositifs permettant la conciliation travail-famille.

224 SAINT AMOUR Nathalie, « Vers une politique de conciliation travail-famille au Québec : des enjeux

complexes et en évolution », Thèse de doctorat en service social réalisée sous la direction de Frédéric Lesemann & Diane-Gabrielle Tremblay, Université de Montréal 2011, p.13.

Réciproquement, l’aidant familial doit pouvoir choisir d’accomplir son rôle d’aidant à temps plein ou à temps partiel en conciliant éventuellement ce rôle avec une activité professionnelle. Ce choix doit être libre et éclairé, et doit pouvoir être réévalué en tout temps225.

On comprend l’importance de revoir la discussion choix et circonstances dans la théorie égalitariste libérale et d’inclure une prise en compte des préférences adaptatives. La conciliation travail/famille est un objectif essentiel. Plusieurs pays occidentaux ont tenté d’en faire une plus grande préoccupation. Parvenir à concilier une activité professionnelle avec la responsabilité du bien-être d’un proche en situation de dépendance est un défi. Cette volonté devrait être soutenue par les pouvoirs publics pour plusieurs raisons. L’une d’elles consiste dans la répercussion de l’aide informelle sur les ressources de la famille. Premièrement, les besoins de la personne soignée ont un coût onéreux et celui-ci n’est pas toujours couvert par une assurance médicale adéquate.

Deuxièmement, le retrait de la vie professionnelle de l’aidant dans le but de donner une meilleure prise en charge à l’aidée entraine une diminution non négligeable des ressources. Un autre motif réside dans la nécessité de faire de sorte que tout au long de la prise en charge, celle-ci doit toujours être choisie. Conséquemment, le marché de l’emploi doit s’adapter aux besoins des employés qui, en dehors de leur temps de travail, sont des travailleurs de la dépendance. Pour que l’aide informelle puisse devenir un authentique choix, il convient de soutenir les personnes qui décident de l’assumer par toutes les actions qui leur permettent d’être ou de rester leur propre pourvoyeur de ressources. Ceci suppose de leur donner les moyens de dépasser la précarité dans laquelle ils se retrouvent fréquemment et qui pèse sur leurs capacités à se maintenir en santé. Cependant, c’est sans compter sur la résistance du monde du travail puisque les employeurs ne sont pas toujours très compréhensifs et accommodants envers leurs employés qui se trouvent être également proches aidants.

The reconciliation of paid work and unpaid care is arguably the most pressing problem currently facing labour law. The need to develop suitable legal strategies that enable individuals to combine informal care-giving with paid employment matters to the individuals themselves, the recipient of their care, employers and the States226.

Il reste qu’il est délicat de lutter contre ses effets pervers sur l’employabilité des individus concernés. Le care auprès des personnes en incapacité doit contribuer à une nouvelle conceptualisation du rôle et des obligations de l’État en matière de politique de soutien à la vie familiale. Cet objectif passe par des politiques volontaristes et inclusives d’insertion dans l’emploi de manière à permettre une conciliation travail famille qui ne soit plus uniquement conçue pour les parents d’enfants mineurs. Cette réussite ne peut être obtenue qu’en reconnaissant des formes de discrimination dont peuvent être parfois victimes les aidants lorsqu’ils occupent un emploi. En effet, les aidants sont concernés par des mesures de justice distributive et économique. Cependant, il semble que leur situation appelle également la mise en œuvre de mesures en rapport avec la justice corrective.