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1. Gestion de la dépendance et aide informelle.

1.1. Une approche biomédicale ?

Une tendance très marquée – et malheureusement erronée — consiste à concevoir que les personnes vulnérables le sont pour des raisons biologiques liées à des capacités fonctionnelles. Cette orientation est celle de l’approche biomédicale qualifiée également de causale parce qu’elle suit un processus séquentiel afin de démontrer la source des dysfonctionnements physiques, sensoriels ou cognitifs. Cette approche est généralement

6 ENNUYER Bernard (2006), Repenser le maintien à domicile. Enjeux, acteurs, organisations, Paris, Dunod. 7 AMUDSON Ron (1992), « Disability, handicap and the Environment » in Journal of Social Philosophy,

1992, 23, pp.105-118.

8 LANOIX Monique (2008) « Sollicitude, dépendance et lien social » in Les Ateliers de l’éthique, 2010, 3,

couplée à une perspective fonctionnelle. En effet, dans la pratique, l’approche biomédicale met l’accent sur une représentation singulière du handicap et de la vieillesse en relation avec une évaluation des degrés de dépendance qui affectent certains individus. Sur un plan théorique, ce paradigme vise une efficience des coûts associés à la satisfaction des besoins de ces publics dans un souci de rationalité économique. Cette intention est à l’origine du mouvement de désinstitutionnalisation, qui en France comme au Québec a conduit à la fermeture de plusieurs services d’hospitalisations de longues durées au profit d’une médecine ambulatoire et d’un accroissement des hospitalisations à domicile (HAD). Ces changements dans le régime de la santé publique ont contribué à accroitre les responsabilités des familles de patients. De ce fait, il est intéressant de voir en quoi cette approche a concouru, bien malgré elle, à la vulnérabilité des aidants.

1.1.1. Une causalité linéaire.

L’approche biomédicale a ouvert la voie à une compréhension de la dépendance — liée soit à la vieillesse soit à une déficience fonctionnelle — à partir d’une représentation centrée sur la maladie à l’origine du handicap. Cette conception est issue de la séquence du Docteur Philippe Wood qui décrit un schème causal où la maladie est le point de départ. Elle est créatrice de la déficience qui est à l’origine de l’incapacité de la personne. À l’autre bout du spectre, le handicap représente les effets de cette séquence. Nommée ICDH (International Classification of Impairments Disabilities and Handicap9), le schème causal de Wood a été retenu par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 1980. De nombreux pays, tels que la France, ont adopté des politiques de santé publique à partir d’elle. C’est ainsi que l’approche biomédicale fait la promotion de dispositifs d’intervention, d’éradication de la maladie (par la prévention et les vaccins), de diagnostics anténataux et de mise en œuvre de thérapies axées principalement sur la guérison.

9 En France, la ICDH a été traduite en 1988 par CIH Classification internationale des handicaps, déficiences,

incapacités, désavantages. Notons le rajout du mot « désavantage » qui ne fait pas partie de la signification de l’acronyme en anglais.

Conséquemment, cette approche met l’accent sur les pouvoirs de la médecine et sur l’impact des progrès scientifiques. De ce fait, elle laisse peu de place au soutien familial. C’est par une analyse des termes présents à chacune des extrémités de la séquence de Wood qu’une telle conclusion peut être mise en lumière.

La séquence de Wood évoque une évolution de la maladie vers le handicap en termes de causalité linéaire. Il faut retenir que la centralité de la déficience indique un point de rupture avec la pathologie qui en est à l’origine ainsi qu’une distanciation avec le handicap qui peut en découler. Dans le cadre de l’approche biomédicale, l’individu est réduit à sa déficience. Cette réduction s’affirme dans la dépendance aux structures destinées à la réadaptation afin de minimiser les effets induits par la présence de la déficience. Ainsi, une des variantes de l’approche biomédicale consiste en l’adoption d’une approche fonctionnelle qui tente par tous les moyens de réguler ou d’éradiquer les déficiences pouvant nuire au fonctionnement normal pour l’humain. Cette approche crée une classification des différents types de déficiences selon les complications fonctionnelles qu’elles engendrent et le degré de dépendance qu’elle induit pour l’agent qui en est porteur. Il en résulte des politiques publiques qui en accentuent les connotations négatives.

Bernard Ennuyer10 conteste ce modèle en raison de ses nombreux inconvénients. Le facteur de réduction de la personne à ses incapacités ne constitue pas un désavantage isolé. L’approche biomédicale contribue à rendre l’individu porteur d’une déficience dépendante des structures de réadaptation. L’approche fonctionnelle dans ce contexte représente une adaptation en fonction des effets de la dépendance pour les minimiser. De ce fait, il va en résulter plusieurs sous-classifications de la déficience selon sa nature. Par exemple, ces sous-catégories permettront d’établir des distinctions entre les conséquences issues d’une maladie chronique, du vieillissement ou d’une incapacité. Il s’en suit un traitement différencié des personnes en incapacité de manière à évaluer les politiques publiques les

plus adaptées et mettre en œuvre les services les plus conformes aux besoins de chacun des groupes. Par exemple, une hiérarchie faite à partir de l’approche fonctionnelle va juger des besoins en matière d’aide à domicile – ou auxiliaire de vie —, de prestations régulières d’une aide-soignante et d’une infirmière, de kinésithérapie, etc.11.

Ces sous-classifications jouent un grand rôle dans l’institutionnalisation de la dépendance notamment en France où ce modèle permet particulièrement de différencier entre celle des personnes âgées et celle des individus handicapés12. Thomas Frinault13 souligne l’impact de l’approche causale sur le traitement social du vieillissement démographique. Elle est constitutive d’une vision essentialiste de la dépendance qui sépare entre le handicap jugé naturel de la personne âgée (semi-valide et invalide) et celui accidentel et pathologique des autres groupes de la population. Depuis le Rapport Laroque en 196214, la France a adopté un modèle causal qui a permis de distinguer entre deux moments de la vieillesse. En effet, le temps de la retraite et celui où l’individu devient biologiquement dépendant d’un tiers sont désormais séparés. Ainsi, parle-t-on du Troisième âge et du Quatrième âge. Bien que le Rapport Laroque prône un discours en apparence intégrateur et axé sur la normalité des âges de la vie, la distinction entre 3e et 4e âges

11 À ce propos, on peut toutefois émettre une réserve en se demandant, jusqu’où, au regard des nouveaux

enjeux bioéthiques, l’approche biomédicale pourrait mener. Par exemple, un défenseur radical de l’approche biologique pourrait affirmer que des parents dont un enfant est né avec une maladie génétique doivent être entièrement responsables des coûts engendrés par sa naissance puisqu’en raison des dispositifs médicaux (imagerie médicale, amniocentèse, diagnostic préimplantatoire et interruption volontaire et thérapeutique de grossesse, etc.) les parents qui ont mis au monde cet enfant, ont fait un choix en conscience. J’analyserai plus tard cette question lorsque j’évoquerai la question des choix et circonstances et leur rôle dans la justice distributive envers les aidants.

12 Mentionnons que la stratégie étatique fut aussi voulue pour d’autres considérations. En effet, l’État voulait

penser l’intégration des personnes handicapées dans l’emploi. Ainsi, entre 1950 et 1975, la séparation entre personnes âgées et adultes handicapés s’est faite dans le but de distinguer selon la nature de l’insertion professionnelle possible pour une personne en incapacité. Cette sous-classification a conduit à ce que le handicap puisse être socialement conçu en rapport à une possibilité d’intégration dans l’emploi ou à une inaptitude professionnelle déclarée.

13 FRINAULT Thomas (2005), « La dépendance ou la consécration française d’une approche ségrégative du

handicap » in Politix, 2005, 4. n° 72 , pp. 11-31.

14 Du nom d’un des fondateurs de la sécurité sociale française, le rapport Laroque ou rapport de la

Commission d’étude des problèmes de la vieillesse met l’accent sur le maintien à domicile des personnes âgées dans une approche qui se veut dans l’objectif de favoriser le « vivre ensemble » et leurs liens sociaux.

témoigne d’une volonté d’établir une grille de lecture du moment de déclin physique et cognitif de la personne. Ainsi, l’âge de la vieillesse correspond à l’atteinte du 4e âge. Il représente le moment où débute la dépendance ce qui signifie le besoin que soient prises en charge les incapacités qui apparaissent. Les politiques publiques fixent, ce temps, à partir de 80 ans. Conséquemment, la dépendance participe d’une construction politico-juridique associée à sa médicalisation.

En effet, l’accent mis sur la dépendance associée au 4e âge prit un essor suite à la loi du 31 décembre 197015 relative à la suppression des hospices. Bien que nécessitant des créations d’emplois dans le domaine du soutien à domicile, le traitement des personnes âgées releva désormais d’un Secrétariat d’État particulier. En 1997 fut voté une loi relative à une Prestation spécifique dépendance (PSD)16. Elle fut suivie, en 2002, de l’Allocation personnalisée d’autonomie (APA). Ces deux législations eurent pour objectif de déterminer une frontière entre le handicap de l’adulte et l’invalidité liée à la fin de vie. Par exemple, il existe une Prestation compensation handicap (PCH) exclusivement réservée aux adultes handicapés de moins de 60 ans incapables de s’intégrer dans l’emploi. Cette aide est distincte de la PSD ouverte à partir de l’âge légal de la retraite au moment du vote de la loi c’est-à-dire à 60 ans. Ainsi, il apparaît que l’approche de la dépendance est prioritairement liée aux modalités d’intégration socio-économique17. Dès lors, on peut mettre en doute que le raisonnement en termes d’approche fonctionnelle permette de tenir compte des besoins des personnes soutenues par les aidants. La loi relative à la PSD18 décrit la dépendance sous le prisme de la mobilité des personnes âgées. La dépendance correspond, effectivement, à un état fonctionnel.

15 Loi n° 70-1318 du 31 décembre 1970 portant sur la réforme hospitalière. 16 Loi n° 97-60 du 24 janvier 1997.

17 Jusqu’au vote de la Loi nº 2005-102 du 11 février 2005 relative à l'égalité des droits et des chances des

personnes handicapées ainsi que leur participation et citoyenneté, leurs situations relevaient de la COTOREP (Commission technique d'orientation et de reclassement professionnel) sous l’égide du Ministère français de l’Emploi et de la Cohésion sociale.

18 La distinction entre les bénéficiaires du PSD et de la PCH fut contestée. Par exemple, lorsque le PSD fut

adopté, le Conseiller d’État, Jean-Michel Belorgey jugea qu’il était illégitime d’établir une distinction entre l’âge du handicap et sa nature.

L’état de la personne qui, nonobstant les soins qu’elle est susceptible de recevoir, a besoin d’être aidée pour l’accomplissement des actes essentiels de la vie, ou requiert une surveillance régulière19.

Cependant, comme le souligne l’approche sociale, penser la déficience en termes biologiques et fonctionnels n’est pas suffisant. Comprendre la personne humaine à partir d’objectifs, de diagnostic, de traitement, de prévention et de réadaptation pour l’accomplissement des actes de la vie courante ne signifie pas que cette approche s’élabore sur une intégration des besoins individuels. De même, il n’est pas tenu compte de ses interactions avec un environnement social particulier. En effet, si l’on admet que la personne a besoin d’être aidée, on ne dit pas par qui elle doit l’être, ni au moyen de quels services en particulier. Pourtant, la plupart des personnes touchées par une déficience fonctionnelle sont soutenues informellement par un voire plusieurs proches aidants.

1.1.2. L’impasse relationnelle.

Au regard de la relation des personnes en incapacité avec leur proche aidant, le modèle biomédical et fonctionnel ne semble pas produire des politiques publiques qui intègrent la dimension relationnelle. Pour cette raison, certaines disciplines scientifiques telles que les études sur la production du handicap (disabilities studies) et la gérontologie sociale soulignent les conséquences négatives du prisme biologique. L’une d’elles est que ce modèle accorde un pouvoir important aux structures institutionnelles de prise en charge des personnes en incapacité au détriment de la reconnaissance du rôle joué par les membres de la cellule familiale. Ainsi, peut-on dire que ce modèle s’inscrit dans « une vision médicale assistantielle » plutôt que relationnelle.

19 Loi 97-60 du 24 janvier 1997, citée par GARRAU Marie & LE GOFF Alice (2010), Care, justice et

dépendance. Introduction aux théories du Care, Paris, Presses universitaires de France, coll. philosophies, p.19.

La conception de la dépendance et les sous-classifications qui en découlent, imposent un jugement collectif sur la vieillesse. Bernard Ennuyer souligne que ceci est lié à « l’imposition d’un modèle médical de l’avancée en âge, assimilant la vieillesse à un état nécessairement pathologique20». Pour Frinault, la conception médicale de la dépendance est

tributaire d’une stratégie de pouvoir d’un groupe sur un autre.

Dans une large mesure, la construction d’un groupe « personnes âgées dépendantes » relève de la volonté affichée par les acteurs collectifs (gériatres, départements et pouvoirs publics) de construire et circonscrire ce groupe en fonction de leurs positions et responsabilités21.

Frinault soutient que l’approche de la dépendance est constructiviste. Ceci est vrai pour la France où la connaissance de la personne âgée relève essentiellement du ressort du travail des gériatres tandis que dans le reste de l’Europe, elle fait l’objet d’une discipline spécifique en sciences sociales. En effet, contrairement à la gériatrie, la gérontologie permet d’appréhender les besoins de la personne âgée d’une manière qui tient davantage compte des différents aspects de sa vie. Le prisme biomédical n’est donc pas anodin dans la mesure où il permet de baliser plusieurs critères institutionnels. Par exemple, jusqu’en 1994, l’évaluation de la dépendance se réalisait en fonction d’une grille de questions relatives aux possibilités fonctionnelles d’une personne et aux moyens humains et techniques nécessaires pour assurer sa mobilité. Cependant, en dépit des bonnes intentions que contiennent ces types d’évaluation, ces grilles ne garantissent pas une bonne fiabilité s’agissant de la détermination des besoins et la mise en œuvre des moyens pour y répondre. Depuis 1991, la France a retenu l’outil AGGIR (Autonomie Gérontologie Groupes Iso- Ressource)22. AGGIR est utilisé afin de déterminer les gestes de la vie quotidienne qu’une

20 ENNUYER Bernard (2004), Les malentendus de la dépendance. De l’incapacité au lien social, Paris,

Dunod, p.95.

21 FRINAULT Thomas, op cit. pp. 11-31

22 Autonomie Gérontologie Groupes Iso-Ressource est un outil d'évaluation de la perte d'autonomie d'une

personne, principalement des personnes âgées, qu'elles résident en institution ou à domicile. Il s’agit d’une grille établie sur la base de l’évaluation de dix critères (cohérence logique, orientation dans l’espace-temps, la

personne âgée peut réaliser seule et ceux où elle a besoin de l’aide d’une tierce personne. Cet indice de l’autonomie s’inscrit dans un processus décisionnel aboutissant soit au placement en institution soit au maintien à domicile. AGGIR permet de décider de la charge de soins requise. Cet outil d’évaluation des besoins liés à la dépendance est « un système de classification des groupes homogènes d’individus nécessitant des ressources ou générant des coûts similaires23 ».

Ce dispositif a des limites. D’abord, AGGIR est contesté parce qu’il ne rend pas compte de la complexité des situations de vieillissement et ne reflète en rien l’évolution physique de la personne âgée. De plus, quand il existe un contexte où la dépendance peut donner lieu à une réadaptation fonctionnelle, la place de l’aidant est remise en question. En effet, dans la hiérarchie des tâches de soins à domicile, l’aide informelle possède une valeur moindre eu égard à celles qui sont apportées par un personnel qualifié. Ensuite, il n’est aucunement tenu compte de son environnement et des aspects sociaux et relationnels qui le composent. On peut déplorer que cet outil d’évaluation n’ait pu intégrer des items permettant de rendre compte de la place et du rôle de l’entourage dans l’environnement et le maintien de l’autonomie fonctionnelle et relationnelle de la personne. Cette absence est révélatrice du regard porté sur les conditions de la dépendance et de ce qu’elle renvoie de la dimension humaine. Ce point est important. En un sens, il souligne une des raisons pour lesquelles l’aide familiale n’est pas intégrée dans les dispositifs de prise en charge de la dépendance.

Dans un article consacré à l’imputabilité de la prise en charge des personnes âgées évaluées comme étant en situation de dépendance, Pierre-Henri Tavoillot souligne cet aspect. Ainsi, selon Tavoillot :

capacité d’accomplir par soi-même sa toilette, son habillage, de cuisiner ses repas, la continence, les déplacements intérieurs et la communication à distance). Chacune des variables est évaluée selon trois modalités. Les réponses forment un algorithme censé donner un indice de l’autonomie de la personne.

(…) la tentation d’un traitement purement médical et institutionnel de la grande vieillesse et de la dépendance semble particulièrement inadaptée, et ce pour des raisons « existentielles ». En effet, ce qui effraie le plus, pour soi ou pour ses proches, c’est la perte progressive du « statut de personne ». Quand un individu devient dépendant, voire sénile, il n’existe plus que par les liens affectifs et par son histoire. Le couper de cela, en prétendant le « guérir » ou le « sauver », rend absurde le traitement médical24.

La déclaration de Tavoillot contient un implicite. En effet, pour mon propos, elle souligne l’importance de développer et de maximiser le concept d’autonomie relationnelle entre la personne aidée et son proche aidant. Les modalités permettant de déterminer la dépendance d’un individu devraient inclure les aspects relationnels. Cet implicite peut être lié au constat des éthiciens qui défendent une théorie du care axée sur l’intégration de la dépendance et de la vulnérabilité dans les institutions sociales. Pour la théorie du care, il est important de récuser une conception biomédicale qui réduit la personne à ses aptitudes fonctionnelles et à ses capacités d’auto-gouvernance.

La réduction de la personne soutenue à des considérations biomédicales contribue à exclure ses liens sociaux. Ceci explique l’invisibilité des aidants dans les politiques publiques fondées sur cette approche. Cette critique peut être reliée, en partie, avec celle du philosophe Ron Amundson, pour lequel cette approche a conduit à ce que l’entourage de la personne handicapée soit également appréhendé sous l’angle de la déficience de cette dernière. Amundson prône un modèle socialement inclusif afin de sortir de cette vision erronée.