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Acte IV : Envisager le futur

2. La retraite

2.2. Les raisons d’arrêter

Lorsque, dans leur discours, les escortes indépendantes envisagent la fin de leur carrière, elles apportent toujours une ou plusieurs raisons spécifiques qui seraient susceptibles de précipiter leur décision, ou bien qui ont déjà amorcé ce processus de prise de la retraite. Le fait d’envisager une prise de retraite prématurée n’est pas exclusif au drame social du travail d’escorte, comme nous pouvons le voir avec la recherche présentée par Becker (1985). En effet, les musiciens de jazz qu’il a étudiés ont également cette tentation, et ce pour deux raisons principales, l’une concerne le dilemme entre succès et indépendance – dilemme qui peut pousser à se retirer de la profession lorsqu’il n’offre plus de solutions satisfaisantes (Becker, 1985, p. 135) –, et l’autre concerne la famille, à laquelle il peut être difficile de subvenir aux besoins considérant l’insécurité économique d’une telle profession, occupée de façon marginalisée de surcroît (Becker, 1985, p. 143).

Les raisons identifiées diffèrent dans le cas du travail d’escorte. D’autant plus que les escortes indépendantes rencontrées insistent une nouvelle fois sur leur autonomie – ici sur leur autonomie de décision quant à l’arrêt ou non de leur carrière. Autrement dit, elles ne veulent pas « arrêter pour quelqu’un », mais pour elles-mêmes lorsqu’elles voudront passer à autre chose, pour les raisons suivantes.

143  L’âge

L’une des raisons avancées pour argumenter en faveur d’une sortie prochaine de la profession est celle de l’âge de la professionnelle. En effet, il semble il y avoir un âge prescrit pour prendre sa retraite. Virginie-Marianne et Nathalie-Laurence, respectivement âgées de 34 et 38 ans, tiennent ce discours :

« Je pense pas que je referais un autre trois ans et demi, ne serait-ce que parce que je vieillis, et juste au niveau du produit qu’on offre, t’sais, j’ai plus la vingtaine » [Virginie-Marianne]

« Là ça va super bien mon affaire, mais je prévois de faire ça encore les 3, 4, 5 ans maximum […] Courtisane, je vais pas faire ça jusqu’à 60 ans là quand même ! » [Nathalie-Laurence]

Cette raison, l’âge, n’est pas particulière au travail d’escorte, elle est même une des premières dimensions que Hughes (1996, p. 177-78) conseille de prendre en compte dans l’analyse des carrières, malgré le flou qui constitue la distinction entre sa « condition biologique » et ses « définition et évolution sociale », ou plus simplement entre son « âge biologique » et son « âge social ». En effet, dans notre cas, par exemple, l’imaginaire collectif, partagé par les escortes elles-mêmes, veut qu’une escorte ne puisse pas continuer d’exercer à l’âge de 60 ans, à moins de faire des concessions sur la qualité de la clientèle exigée, par exemple. Hughes met l’accent, en donnant les exemples du sportif de haut niveau et de l’actrice hollywoodienne au rôle récurrent d’ingénue, sur les problèmes de « la vigueur, de la rapidité, et de l’apparence physique » qui accompagnent l’avancée dans l’âge et qui sont susceptibles de mettre fin de façon prématurée à une carrière (Hughes, 1996, p. 178). Il souligne également que « pour la plupart des professions, des changements plus discrets accompagnent l’évolution de l’énergie, de la rapidité, du ressort, voire de l’apparence physique. » (Hughes, 1996, p. 179).

144  La famille

La deuxième raison que nous avons identifiée est celle du désir de fonder une famille et son inadéquation avec l’exercice de cette profession. Effectivement, nombreuses sont celles qui présentent l’idée de quitter la profession au moment où elles envisageront d’avoir un enfant, les deux étant pensés incompatibles. Dans ce type de discours, qu’il soit dirigé vers soi-même ou vers une collègue dénigrée pour être à la fois mère et escorte, nous retrouvons une intériorisation du stigmate de putain – ce

stigmate s’établissant, nous le rappelons, par opposition avec les figures de femmes au

statut légitime et honorable, celles de la mère, de l’épouse, de la sœur, de la fille (Pheterson, 2001 [1996]). Ainsi, les escortes indépendantes rencontrées ne peuvent concevoir de devenir mère tout en poursuivant leur carrière d’escorte.

« J’aime bien qu’est-ce que je fais, mais je le vois pas nécessairement éternel, surtout si tu veux avoir une famille, surtout si tu veux avoir une vie qui est quand même plus... J'ai pas beaucoup d’image en alentours de moi, de mes copines pour l’instant qui vont être mariés, avoir des enfants, qui font ça puis que tout est beau, puis... Donc c’est peut-être plus là que je me dis qu’à un moment donné je vais devoir me retourner vers quelque chose d’autres. » [B-Alexandra]

Dans le même ordre d’idée, Joanie-Johanna, qui offre une large gamme de services à ses clients, refuse pourtant catégoriquement de se faire toucher les seins, considérant cette partie de son corps comme un « symbole de la maternité ». Elle ne peut pas non plus envisager de continuer à exercer cette profession en étant enceinte, cette image la « rebute » totalement.

Certaines vont même plus loin en n’envisageant pas du tout d’avoir d’enfant par crainte que celui-ci ait un jour connaissance de ce qu’a pu être leur profession. C’est le cas notamment de la sœur et d’une collègue de C-Carolane :

« Tu vois ma sœur elle est comme : “Non je serai jamais capable d’avoir ça un jour qu’il découvre”, je suis comme : “mais il découvrira, je veux dire… ben ouais ! T'sais...”

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Je trouve que c’est emprisonnant pour les personnes qui sont pas capables d’envisager que c’est des vrais humains » [C-Carolane]

L’objectif : ne pas se fermer de portes

Que l’intention soit de se consacrer ensuite à une carrière « normale » ou bien tout simplement réaliser d’autres projets, les escortes indépendantes préparent leur retraite en gardant en tête le fait de ne pas se fermer de possibilités. Autrement dit, et nous l’avons déjà vu, il est important pour chaque escorte rencontrée de ne pas garder de traces de leur activité pour le futur, mais il est également crucial, pour elles, de conserver d’autres opportunités, afin de ne pas se retrouver dans la situation dans laquelle elles auraient « juste cette option là », comme l’explique B-Alexandra dans cet extrait :

« Mais non éventuellement je vais peut-être varier vers quelque chose d’autre, tranquillement, mais c'est pas parce que j’aime pas, c’est plus pour… pour changer, puis aussi pour pas non plus être prise, parce que des fois à un moment donné, ça devient… euh… t’aimes plus qu’est-ce que fais ou t’es tannée ou... De pas avoir juste cette option là t'sais, je voudrais pas avoir juste cette option là ou encore que je suis tellement habituée à un train de vie qui est élevé… de pas pouvoir à cause de ça… donc oui éventuellement » [B-Alexandra]

Certaines avancent pourtant explicitement l’idée d’arrêter afin de commencer d’autres projets, par exemple Virginie-Marianne, en lien avec son âge également, ou leur « vraie » carrière, notamment pour celles qui sont plus jeunes, comme C-Carolane qui a 21 ans :

« Je pense… jusqu’au moment où je vais avoir un vrai job. Une carrière voilà ! À partir du moment où est-ce que je vais avoir ma première journée de l’emploi qui est ma carrière, je pense pas faire des rencontres encore. Mais encore là... [rire] c’est... non je sais pas. J’ai comme plan justement d’arrêter quand je vais avoir une carrière, quand

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je vais avoir fini, quand je vais avoir mon diplôme, quand je vais être rendue ailleurs mettons. Mais encore là… » [C-Carolane]

Mais, nous voyons se dessiner ici, par ces « Mais encore là… » répétés, ainsi que dans l’exemple d’annonce de retraite de Virginie-Marianne présenté plus haut, les possibles difficultés ou ralentissements qui pourraient être autant d’obstacles à l’arrêt de l’exercice de cette profession.