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Acte II : Continuer

2. La légitimité

2.2. Limitée

Leur justification de la légitimité de la profession est entravée, dans leur propres discours et pratiques, par des tentatives de normification. En effet, nous l’avons déjà précisé auparavant en évoquant Goffman (1975 [1967]), la stigmatisation de la profession d’escorte relève du « discréditable », c’est-à-dire que « la différence n’est ni immédiatement apparente ni déjà connue ». Aussi, l’important pour ne pas être « discrédité » est de « savoir manipuler de l’information ». Ces tentatives de manipulation de l’information, employées pour se distancier de l’identité stigmatisée

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associée à l’exercice de cette activité, sont nombreuses chez les escortes et ont pour conséquence de limiter la légitimité de leur profession.

L’une des manières de conserver sa déviance secrète consiste, pour le sujet, à éviter tous les signes susceptibles de l’identifier comme escorte. Ces signes, nous les qualifions d’identificateurs en référence aux symboles « désidentificateurs » conçus par Goffman (1975 [1967]) comme « des signes qui tendent, en réalité ou dans l’espérance, à briser un tableau cohérent, mais pour le modifier dans un sens positif voulu par leur auteur » (Goffman, 1975 [1967], p. 59) et qui sont donc l’opposé de ce que les escortes recherchent, à savoir de conserver leur tableau cohérent en évitant d’être associées, par l’entremise d’éléments identificateurs, à la profession qu’elles exercent. L’évitement de ces signes identificateurs consiste, principalement, à réduire au maximum tout contact avec d’autres collègues escortes ou avec des associations susceptibles d’être affiliées, au moins dans l’imaginaire collectif, au travail du sexe. En effet, aucune ne se rend par exemple chez Stella, l’association montréalaise « par et pour les travailleuses du sexe » afin de conserver intact son anonymat en tant qu’escorte : « Je pourrais me présenter chez Stella, aller chercher mes condoms gratuitement mettons, t'sais, mais même ça je veux pas » [Mélanie-Mélissa]. Ces caractéristiques ont de grandes conséquences pour la quête de reconnaissance des escortes indépendantes (que nous expliciterons par la suite).

L’évitement de ces éléments identificateurs passe également par l’établissement d’une frontière claire entre sa vie privée et sa vie professionnelle. Cette frontière se matérialise différemment pour chacune. Certaines instaurent une différence nette entre le lieu d’habitation et le lieu d’exercice, tandis qu’une d’entre elle, Mélanie- Mélissa, n’est pas du tout dérangée par le fait de recevoir des clients chez elles. D’autres mettent davantage l’accent sur la différence entre leur nom civil – certaines ont prêté une grande attention au cours de la recherche à ne pas divulguer leur « vrai » nom, se présentant donc en tant qu’escorte – et leur nom « de scène », alors que pour B-Alexandra par exemple la frontière entre les deux s’est peu à peu estompée, se faisant parfois appeler par son « prénom d’escorte » dans sa vie privée.

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Par ailleurs, un élément crucial dans cette tentative de convaincre, soi et les autres, que l’on a conservé un pied dans la norme est l’insistance, pour la quasi-totalité des escortes indépendantes rencontrées, du caractère temporaire de l’exercice de cette activité : « T’sais, je sais que c’est temporaire, t’sais c’est quelque chose que je fais là maintenant, mais ça a un début, ça a une fin. » [Virginie-Marianne] Surtout, il s’agit de préciser qu’on peut l’arrêter à tout moment : « Je ne fais pas ça dans un contexte de dépendance à aucune drogue, je fais pas ça non plus pour essayer de vivre sur ces sous là » [Virginie-Marianne]. Mais nous en reparlerons plus en détail dans l’Acte IV qui concerne le futur envisagé et la fin de leur carrière d’escorte.

Enfin, une dernière façon identifiée afin de se prémunir d’être (et de se) considérée comme « totalement » déviante réside dans le fait d’exercer une autre activité à côté, qu’il s’agisse d’une autre profession ou d’études. Ce schéma ne se trouve toutefois pas chez toutes les escortes. Exercer deux activités, dont l’une est perçue comme « convenable », « acceptée » permet à celles qui sont dans cette situation de ne pas avoir à mentir sur leur activité quotidienne, ainsi que sur l’origine de leurs revenus. De plus, les escortes indépendantes « à mi-temps » semblent apprécier l’équilibre procuré entre les deux. Par exemple, Virginie-Marianne travaille à temps plein dans un bureau, et exerce en tant qu’escorte les soirs et fins de semaine. Au début de sa carrière en indépendante, il y a trois ans et demi, elle faisait jusqu’à quatre ou cinq rencontres par semaine, augmentant ainsi son salaire mensuel de 3000 à 6000 dollars par mois. Aujourd’hui, par fatigue de devoir concilier ces deux emplois, elle a dû diminuer un peu son rythme en tant qu’escorte et touche entre 1000 et 3000 dollars mensuellement en plus de son salaire officiel. Un autre exemple intéressant est celui de C-Carolane, dont le deuxième emploi, un job d’étudiant qu’elle a commencé à faire une fois qu’elle était déjà escorte indépendante, lui permet de « garder les pieds sur terre », et éventuellement de l’utiliser comme couverture, pour ses parents et pour les assistants sociaux auxquels elle a dû prouver qu’elle gagnait suffisamment pour prendre en charge son petit frère. Souvent, le fait d’avoir une deuxième occupation

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permet d’avoir une couverture, Nathalie-Laurence se dit par exemple « undercover » grâce à son autre profession, qui est largement plus acceptée socialement.

« J’ai besoin de ce cover là, et j’en ai besoin aussi au niveau mental, parce que j’suis aussi une femme d’affaire, puis j’ai besoin des deux types de travail et pour moi ça comble mes deux côtés de la personnalité, t'sais. Juste être courtisane, peut-être que je me trouverais pas de faire juste ça » [Nathalie-Laurence]

Mais, il n’est pas nécessaire d’avoir effectivement une deuxième profession, pour se trouver une couverture, B-Alexandra notamment déclare ses revenus et se présente comme une « consultante », adaptant sa spécialité en fonction de la personne à qui elle s’adresse, alors qu’elle exerce à temps plein l’activité d’escorte.

Le fait d’avoir deux professions réduit la possibilité de s’investir entièrement, en temps et en personne, dans la profession d’escorte. De plus, dans cette situation, la profession d’escorte est alors parfois présentée comme « un plus », de façon monétaire, comme de façon identitaire. Ainsi, cumulée avec d’autres éléments normificateurs, comme l’évitement de signes identificateurs, nous assistons à l’amoindrissement de la légitimité défendue par les escortes indépendantes.