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La réussite professionnelle

Acte IV : Envisager le futur

1. La réussite professionnelle

Nous commençons à bien le saisir, nous sommes loin d’être en présence d’une profession stable aux carrières de forme bureaucratique classique, préétablies et figées dans le temps. Nous voyons également qu’il existe des similitudes avec les professions « conventionnelles », notamment ici sur la question de la réussite

professionnelle :

« Des études consacrées à des métiers plus conventionnels comme la médecine ont montré que la réussite professionnelle (telle que la définissent les membres de la profession) dépend de la position acquise dans un ou des groupes influents qui contrôlent les gratifications internes au métier ; elles ont aussi montré que les faits et gestes des collègues jouent un rôle important dans le développement des carrières individuelles. Les musiciens ne font pas exception à cette proposition […]. » (Becker, 1985, p. 127)

Pour le groupe des escortes indépendantes, la réussite professionnelle ne se résume pas en une succession d’échelons à franchir, mais il existe tout de même une hiérarchie informelle qui se met en place. Nous l’avons déjà évoquée précédemment,

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cette hiérarchie, établie autour d’un « code éthique » tacite, est définie par les escortes indépendantes qui se placent ainsi en haut de l’échelle, par déclassement des autres formes du travail du sexe ou des autres façons d’entreprendre le métier d’escorte indépendante (par l’instauration de tarifs plus bas, par manque de « distinction », etc.). La définition « officielle » de la réussite tenue par les escortes indépendantes rencontrées est donc la suivante :

« “Élite” dans le fond c’est la personne que... d’autres clients vont chercher à avoir, dans le sens que t’es assez occupée justement pour choisir qui tu vois qui tu vois pas, c’est peut-être ça, dans ce sens là. » [B-Alexandra]

Cette définition n’est cependant pas immuable, elle s’établit plutôt en relation avec les autres escortes, avec la position qu’elles ont l’impression d’occuper en fonction de la concurrence, de la position des collègues. Nous pouvons visualiser ce phénomène en mettant en lien deux entretiens réalisés avec deux escortes différentes, C-Carolane et Virginie-Marianne. La première considère la seconde comme une « escorte d’élite », lui attribuant ainsi un ensemble de caractéristiques. La seconde, en revanche, se définit davantage comme une « girl next door », et considère qu’il y a bien plus « élite » qu’elle.

« Anna : Mais ça serait quoi du coup une courtisane "d’élite" ?

C-Carolane : Je sais pas... je crois que... puis je sais même pas si vais me rendre un jour, mais y en a beaucoup sur Merb qui s’affiche ouvertement comme ça, mais t'sais pour... y a Marianne Courtisane, y a V., mais c’est des grands noms là, elles sont connues, c’est des "stars" de l’escorte genre. Mais t'sais elles ont des photos de professionnels, elles ont un corps refait, c’est des poupées, vraiment là. Mais ça leur enlève rien de ce qu’elles font, pour vrai là je leur lève mon chapeau parce que je serai pas capable d’être ça.

Anna : Pourquoi ?

C-Carolane : Parce que pour moi tu peux pas être vrai en... en offrant le service qu’elles offrent, tu peux pas être authentique.

Anna : Qu’est-ce qu’elles offrent comme service ?

137 Anna : Par rapport à ce que tu fais ?

C-Carolane : Ouais. Puis... je saisis pas encore exactement leur méthode, je saisis pas encore exactement leur ambiance, leur approche, mais ça marche leur truc. Elles ont leur propre site, elles sont totalement indépendantes la majorité d’elles. Mais... faut que tu sois l’élite de l’humain pour pouvoir être l’élite de l’accompagnement.

Anna : Comment ça ?

C-Carolane : Bah faut que tu sois grande, blonde et parfaite. Ou que tu correspondes à d’autres standards de fétiche en fait, genre... euh... une petite asiatique mince avec les seins refaits, ou genre... T'sais faut que tu sois parfaite selon les standards de l’industrie. Puis, j'aspire pas à faire ça, parce que j'ai pas envie de rentrer dans les standards de l’industrie, je rentre pas déjà dans les standards de l’industrie [rire] ! » [C-Carolane]

« Bon là tu me voies physiquement je suis pas quelqu’un, je suis pas le type “belle fille”, “modèle”, t'sais pour des films des choses comme ça. Je suis vraiment le type girl next door le plus typique, étudiant, jeune travailleur. […] [Des tarifs] y en a des encore plus élevés que moi. » [Virginie-Marianne]

Plusieurs éléments ressortent de ces échanges. Tout d’abord, nous pouvons constater qu’il n’existe pas une définition de la réussite professionnelle dans le groupe professionnel des escortes. Chacune a l’impression qu’il y a quelqu’un de plus élevé dans la hiérarchie – hiérarchie qui est d’ailleurs propre à chacune, même si leurs discours concordent sur quelques aspects – tout en se satisfaisant, chacune, pour sa position obtenue. D’ailleurs, la position obtenue ne relève pas toujours d’une grande mobilité à travers cette hiérarchie informelle, certaines ayant toujours occupé la même place, d’autres étant passées directement du travail en agence à l’exercice en tant qu’indépendante.

Ensuite, nous remarquons, à travers la confrontation de ces deux discours, que les escortes ne se connaissant pour la plupart qu’à partir de leur interface numérique, c’est-à-dire leur façon de se présenter dans leurs annonces ou leur site internet, l’image offerte est alors souvent une stratégie marketing à destination des potentiels clients et peut induire en erreur les collègues ou la concurrence sur ce qu’elles sont

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véritablement. Virginie-Marianne n’étant pas « refaite », et très loin d’être et de se considérer comme « l’élite de l‘humain ». Cependant, certaines escortes indépendantes se connaissent de visu et peuvent même travailler ensemble. Nous avons déjà évoqué le « regroupement » dont fait partie C-Carolane, mais il existe aussi la possibilité de travailler ponctuellement en duo. Cette manière de travailler est une façon de se faire connaitre – ou de faire connaitre ses collègues, selon le point de vue que l’on adopte – et donc de promouvoir ses services, en organisant des rencontres à deux escortes auprès d’un même client. Dans le même objectif de gagner en popularité, il existe des événements de « publicité » des escortes. Il y a ceux payant pour les clients et qui s’apparentent davantage à une « orgie », tels que ceux organisés par B-Alexandra par exemple, dont nous avons déjà parlé. Mais il existe également le modèle gratuit, appelé « Get Together », organisé dans le cadre du site Merb par une escorte qui, pour le temps d’une soirée, rassemble clients potentiels et escortes. Mais ce format est loin de plaire à toutes les escortes indépendantes rencontrées. Certaines n’y vont tout simplement pas, car aller dans ce genre d’événements peut aussi être une façon de dévoiler le fait qu’on a besoin de nouveaux clients, ce qui va à l’encontre même de la réussite professionnelle.

« Je n’ai pas participé au get together pour plusieurs raisons... Je ne suis pas à l’aise de rencontrer une gang de clients/SP54 en même temps, j’ai l’impression que c’est un peu un free for all, un club echangiste... » [courriel de C-Carolane].

Alors que d’autres regrettent parfois un peu d’y être allées, car il semble qu’il est plus difficile d’honorer un rendez-vous pris avec un futur client lorsque l’on sait à l’avance à quoi celui-ci ressemble. C’est le cas notamment de Joanie-Johanna, qui se dit néanmoins friande de ce genre d’événements « promotionnels » au cours desquels elle peut se rendre compte de l’étendue de sa popularité, se sentant « famous », et qui a l’intention d’organiser le prochain.

54 SP est l’abréviation de Service Provider : un terme utilisé régulièrement sur les sites comme Merb ou

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Enfin, nous constatons – grâce, toujours, à ces mêmes extraits cités plus haut – qu’il existe toujours cette tension, ce dilemme, dû à la stigmatisation, qui réduit considérablement l’envie de réussir dans cette carrière. En effet, le fait de « correspondre aux standards de l’industrie » est associé au fait d’être devenue totalement déviante. Cette ambivalence dans la conception de la réussite professionnelle se concrétise encore davantage autour du fait d’avoir toujours en tête une fin annoncée de sa carrière d’escorte.