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Acte I : Commencer

3.1. Deux conditions primaires

Première condition primaire : le besoin d’argent

La première condition commune à nos interlocutrices est le besoin d’argent. Il s’agit d’ailleurs d’une idée que nous retrouvons très régulièrement dans les études réalisées auprès des travailleuses du sexe (Pryen, 1999b) : ce serait un besoin d’argent, important et immédiat, qui précipiterait l’entrée dans la « prostitution ». Nous le retrouvons donc dans notre « faisceau de conditions », mais il n’en constitue qu’une partie, essentielle comme toutes les autres, mais non exclusive. Cette idée relativise la notion de « choix », qui semble amenuisé par la motivation financière. Néanmoins, le besoin d’argent permet également de faire des ponts avec d’autres professions, qui n’appartiennent pas au registre de l’« appel », de la « vocation » ou de la passion, comme semble l’être la médecine par exemple, mais dont on ne remet pas pour autant en cause le statut de métier. Nous pouvons par exemple citer les emplois classés au bas de la hiérarchie sociale des professions, qui ne connaissent aucune reconnaissance sociale, mais qui ne sont pas pour autant stigmatisés comme peut l’être la « prostitution »40. C’est un argument souvent avancé par les féministes qui luttent pour la reconnaissance du travail du sexe en tant que travail. Nous souhaitons surtout ici mettre l’accent sur le fait qu’il s’agit là d’une condition favorisant l’entrée dans la

39 À propos des « carrières de travestis et de transsexuels » étudiées par Ekins :

« Selon Ekins […], tout observateur d’enfants peut assister à des jeux qui impliquent une féminisation du corps masculin, le déguisement par exemple. Si ces jeux sont oubliés par ceux qui s’y sont adonnés, il ne s’agit pas de « commencement ». Si, au contraire, des hommes persistent par la suite dans ce type de féminisation de soi (male femaling), ces commencements initiaux prendront alors une grande importance rétrospective. » (Darmon, 2003, p.104)

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profession, mais qu’elle n’est pas la seule condition et qu’elle fait partie de tout un faisceau qui agit comme un ensemble conduisant une personne à commencer à exercer cette profession.

« J’ai commencé j’avais 21 ans, ça fait 13 ans. Puis je me souviens encore de ce moment-là, c’est-à-dire que j’habitais chez mon père et je cherchais un moyen de déménager pour m’en aller en appartement, mais moi je suis pas une nature très patiente, je voulais avoir des sous, je voulais pas m’endetter pour ça. Je voulais aussi aller à l’université, parce que je venais de finir le cegep […] j’avais demandé des prêts et bourses, et en fait ils m’avaient refusée parce que mon père faisait trop d’argent, mais mon père il est alcoolique donc il buvait toute son argent, j’en voyais jamais la couleur ! » [Virginie-Marianne]

Dans nos entrevues, nous retrouvons régulièrement cette même idée : une volonté d’indépendance, de partir de chez ses parents, parfois dans le but de venir vivre à Montréal après une jeunesse en région ou en banlieue, une envie d’avoir de l’argent assez rapidement et de façon conciliable avec les études. C’est le cas pour Virginie- Marianne comme nous venons de le lire, mais également Nathalie-Laurence, B- Alexandra, Mélanie-Mélissa ou encore Joanie-Johanna, qui, elle, en plus a accumulé des dettes qu’elle doit maintenant rembourser. Le plus souvent, elles ont testé des petits boulots auparavant, mais qui les fatiguaient trop, qui ne leur plaisaient pas ou bien qui n’étaient pas suffisamment rémunérés.

Un autre cas de figure est celui de Nathalie-Laurence, qui s’est vue proposer une somme importante, ce qui a joué comme une « motivation » : « La première fois que je l’ai fait y avait une annonce dans le journal, puis il disait que c’était sa première fois, qu’il le ferait pour 3000, alors je vais dire pour 3000 quand tu commences et il claque 3000 là c’est assez de motivation ! » [Nathalie-Laurence].

Il est important de préciser, encore une fois, que ce besoin d’argent peut jouer un rôle déclencheur mais n’est pas un déterminant suffisant pour commencer à exercer cette activité. Ces femmes ont de surcroît la possibilité de subvenir à leurs besoins par d’autres moyens, elles ont toutes travaillé dans d’autres emplois.

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Deuxième condition primaire : une certaine « légèreté de la cuisse »

Dans l’exploration de ce « faisceau de conditions », nous retrouvons chez toutes nos interlocutrices une propension à vouloir expérimenter sa sexualité, bien que celle-ci soit vécue et exprimée différemment par les sujets.

« J’ai toujours eu comme on dit “la cuisse légère” [rire], pour moi la sexualité ça a jamais été un temple sacré […] moi c’est pas quelque chose qui me dérange d’avoir couché avec… même avant que je commence cette job-là j’avais couché avec pas loin de 90 gars, gars et filles là, fait que t’sais… » [Mélanie-Mélissa]

Joanie-Johanna se présente elle-même comme « cochonne ». Elle dit avoir toujours été très tournée vers le sexe, avoir toujours ressenti le besoin de plaire aux hommes, d’être remarquée, quand elle sortait le soir avec ses amis c’était toujours dans le but de « partir à la chasse », de rentrer accompagnée.

Depuis sa relation avec un jeune homme à la sexualité « débridée » lorsqu’elle avait 18 ans, Virginie-Marianne a quant à elle le goût d’expérimenter de nouvelles choses. Elle met directement en lien, dans le récit de sa trajectoire, cette fascination naissante pour le sexe et ses expérimentations possibles avec l’apparition de l’idée de regarder les petites annonces d’escortes dans le Journal de Montréal :

« Je pense que ça a éveillé quelque chose en moi. Après, moi j’ai continué t’sais comme… t’sais j’ai commencé qu’à 21 ans hein cette job-là, fait que pendant trois ans c’est sûrement resté en attente. Cette rencontre-là, on a eu une relation occasionnelle pendant un bon 6 ou 8 mois, puis on faisait toutes sortes de choses sexuellement, j’avais le goût vraiment de continuer à expérimenter ça, mais là je savais pas comment. » [Virginie-Marianne]

La « légèreté de la cuisse » peut s’exprimer de façon totalement différente. Elle peut parfois être mise en relation avec des traumatismes antérieurs dont l’issue est reconstruite différemment de ce qu’on a l’habitude d’entendre. La relation entre l’abus

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sexuel et l’entrée dans la prostitution est en effet souvent conceptualisée, par Dufour (2005) notamment, comme une dévalorisation de soi et de sa propre sexualité qui précipite l’individu dans cette activité par tentative, inconsciente ou non, d’autodestruction.

« (…) puis euh peut-être un autre facteur que je peux t’ajouter, euh... j’ai été abusée dans mon enfance (…). Mais c’est pas quelque chose qui est un traumatisme pour moi aujourd’hui, mais j’ai eu une explication d’une fille quand j’étais dans une soirée échangiste, puis on a parlé entre filles, que ça a donné comme ça qu’on en riait, puis on a dit qu’on pense qu’on est toujours comme ça parce qu’on a eu des expériences sexuelles troublantes en étant jeunes. Qu’est-ce que ça a fait finalement, c’est que ça a fait tomber des barrières, donc c’est ça finalement il nous est arrivé quelque chose dans notre jeunesse, et puis sur le coup peut-être que c’était un traumatisme, mais que finalement pour en fait l’effet contraire. » [Nathalie-Laurence]

Ce dernier extrait nuance le discours dominant habituellement tenu. Nous retrouvons ici certes un cas d’abus sexuel – cas qui est loin d’être systématique dans les parcours de toutes les autres personnes rencontrées – mais aussi, et surtout à notre avis, une façon de rompre avec les stéréotypes de la prostituée comme figure victimaire.

Certaines, enfin, n’avaient pas nécessairement une telle propension à la découverte sexuelle. C-Carolane, par exemple, avant de commencer à exercer ce métier pensait plutôt : « J’étais comme non c’est immoral, faut pas faire ça, le sexe c’est mal ! [rire] ». Elle dira néanmoins, plus tard dans l’entretien, qu’elle est plutôt « tournée vers le sexe », en comparaison à son copain par exemple. Il s’agit sans doute d’une caractéristique primaire qui s’apprend au fur et à mesure de la pratique, et se fortifie au cours de la carrière.