• Aucun résultat trouvé

La démystification : une rencontre déterminante

Acte I : Commencer

3.2. La démystification : une rencontre déterminante

Une étape cruciale dans les parcours d’entrée dans la profession est celle d’une rencontre avec un « initié », une personne de la profession, socialisée à sa culture, et

76

qui deviendra « initiateur ». Cette étape joue un rôle déterminant dans le processus de démystification du métier, par le fait qu’elle « normalise » celui-ci. Elle le rend « envisageable » dans l’imaginaire de la future escorte.

« Comment j’ai commencé ? mon dieu… Bah je travaillais, j’étais danseuse avant, et puis j’avais une de mes copines qui allait souvent aux États-Unis [faire des rencontres en tant qu’escorte]. Elle commençait à m’expliquer “Bah moi c’est ça que je fais là-bas, je fais ci et je fais ça”, puis je me disais “ça peut pas être pire que one night stand, ça peut pas être pire“. » [B-Alexandra]

C-Carolane emménage chez sa sœur à Montréal, après s’être séparée de son copain avec qui elle vivait en banlieue. Au bout de quelque temps, C-Carolane commence à avoir des doutes sur les occupations de sa sœur, celle-ci lui explique alors ce qu’elle fait :

C-Carolane : […] Et elle fait : "Bah je travaille, enfin je fais des rencontres", "Tu fais des rencontres avec qui ?", "Avec beaucoup de gens", j’étais comme : "Avec beaucoup de gens... ben moi aussi je croise beaucoup de gens dans la rue, mais... [rire]". Et puis t'sais elle m’avait fait comprendre que c’était son boulot, mais je comprenais rien là, du tout. Puis t'sais c’est un peu dur, à prime abord, quand quelqu’un comprend pas du tout le milieu, comprend pas c’est quoi, c’est un petit peu dur de déballer… C’est un petit peu dur…

Anna : oui y a pas mal d’a priori

C-Carolane : Oui c’est ça, et y a tellement de préjugés, et puis y a tellement de tout, que faut tout que tu brises toutes ces barrières là les unes après les autres. Mais en bref, elle m’a juste expliqué qu’elle s’était mis ensemble avec quelques-unes de ses amies pour louer une place, où elle reçoit des gens, contre de l’argent… Et là j’étais : "Oh wow... Mais je comprends pas, tu les trouves où ces gens-là ?". Et là y avait comme une tonne de questions ! Donc on a passé le reste de la journée à en parler, et puis c’est resté comme ça, moi j’allais souper à l’extérieur, et puis quand je suis rentrée à l’appartement ce soir-là, je l’ai regardée et puis j’étais comme : "Je signe où pour embarquer ?" [C-Carolane]

77

« Karine : Je fréquentais aussi un garçon, qui aimait bien les clubs échangistes, il m’a fait découvrir ce monde. Je me suis toujours cru trop vieille pour devenir escorte. […] Mais avec mes visites dans les clubs échangiste, je me suis vite rendu compte que je n’étais pas trop vieille et que j’étais encore dans le coup, même que dans certain club échangiste, j’étais une des plus jeune. » [Extrait de la conversation Facebook avec Karine]

Cette démystification par un « initiateur » joue le rôle de la « confrontation avec la réalité » auquel sont soumis les apprentis médecins (Hughes, 1955). Elle leur fait remettre en question les stéréotypes qu’ils ont à propos de la profession : « […] the medical aspirant’s conceptions of all these things are somewhat simpler than the reality, that they may be somewhat distorted and stereotyped among lay people. » (Hughes, 1955, p. 22). Ici, partant de stéréotypes dévalorisants, les futures escortes sont au contraire surprises positivement par ce qu’elles découvrent.

« Le fait que la pratique de la profession repose sur un type de savoir auquel seuls les membres de la profession ont accès, en vertu de longues études et d’un long processus d’initiation et d’apprentissage dirigé par des maîtres qui appartiennent à la profession, est partie intégrante de ce qui constitue la profession et ses revendications » (Hughes, 1963, p. 655-56 traduit par Chapoulie (1996))

Ainsi, les « initiateurs » sont-ils ici les « maîtres » de la profession d’escorte qui délivrent le droit d’exercer cette activité, la « licence »41, et, par la même occasion, font rompre leurs futurs membres avec leurs idées reçues sur l’activité. Mélanie-Mélissa, en cherchant du travail, est devenue par hasard réceptionniste/secrétaire personnelle pour une « escorte de luxe ». Travailler pour elle lui a changé les idées sur le métier d’escorte, elle a appris le langage, les façons de travailler.

Pour Joanie-Johanna, la rencontre ne prend pas le même sens démystificateur, mais précipite l’entrée dans la profession d’escorte tout de même. En effet, elle avait déjà décidé de se lancer et rencontrer pour cela un agent d’escortes. Celui-ci lui explique

41 Nous utilisions « licence », ici et dans le reste de ce mémoire, dans le sens que lui octroie Hughes,

c’est-à-dire le droit « d’exercer certaines activités en échange d’argent, de biens et de service » (Hughes, 1996, p. 98). Nous l’avions évoqué dans le chapitre 2 et nous y reviendrons dans l’acte III.

78

toutes les ficelles du métier, la prend en photo, lui explique le fonctionnement du métier. Finalement, il lui fait comprendre, avec des termes qu’elle rapporte comme très durs, qu’elle ne pourra jamais avoir de clients à cause de son handicap physique42. Joanie-Johanna a pris de façon très personnelle cet affront, jouant probablement sur sa conception d’elle-même et de sa féminité, et décide donc de prendre sa revanche, de devenir escorte indépendante en réutilisant tous les conseils dévoilés par cet agent et de prouver à tout le monde qu’elle peut très bien être désirée en dépit de son stigmate physique.

Cette étape de démystification par la rencontre d’un « initiateur » se prolonge et se mêle à la phase d’apprentissage des règles du métier.