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La « dématérialisation », caractéristique-clé de cette profession, nous a amenée à user d’originalité dans nos méthodes. Une grande partie de notre enquête a consisté à observer internet. Qualifiée tantôt de cyber, de netnography, de virtual, de digital ou encore de connective, l’ethnographie sur internet s’est largement développée ces dernières années (Demazière et al., 2011, p. 167).

Nos premiers pas s’apparentent à ceux décrits par d’autres chercheurs employant cette méthode :

« Cet espace virtuel se présente au chercheur tel une ville qu’il ne connait pas et qu’il va apprendre à découvrir. Par tâtonnements et une présence prolongée sur la toile, l’anthropologue se familiarise avec les réseaux qui s’y trouvent. Peu à peu, il va apprendre à utiliser les moteurs de recherche efficaces en fonction de l’heure d’utilisation par exemple, et surtout, va apprendre à jongler avec les mots-clefs qui vont lui permettre de progressivement “cerner le terrain”. De déambulations en déambulations, le chercheur sélectionne, en relation avec son objet de recherche, un certain nombre de sites susceptibles de l’intéresser. » (Héas et al., 2003)

Ne connaissant pas du tout cet univers, nous avons donc commencé par « tâtonnements », découvrant au fil des recherches plusieurs sites internet regroupant des petites annonces. Ces petites annonces sont composées d’une photo, plus ou moins explicite, ainsi qu’un cours texte au langage lui aussi plus ou moins explicite, mais utilisant toujours un vocabulaire particulier, et incompréhensible au premier

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abord pour la profane que nous sommes. Ainsi, la deuxième étape fut de trouver un lexique afin de décoder ces acronymes utilisés afin de décrire les services proposés. Voici un petit échantillon34 :

Partir à la recherche d’un lexique des termes utilisés dans les annonces d’escortes a été une étape cruciale dans notre observation numérique pour deux raisons principalement. D’une part, maîtriser ce langage est nécessaire pour comprendre les différentes « classes » d’escortes. Nous en profitons d’ailleurs ici pour définir quelques termes qui seront réutilisés dans la suite de ce mémoire :

« SP = Service Provider ATTENTION, ICI NE PAS DIRE PUTAIN, PROSTITUÉE. PLUTÔT TRAVAILLEUSE DU SEXE (TDS), ESCORTE, PROFESSIONNELLE DU SEXE. »

« GFE = Girl Friend Experience (providing aspects of social and physical interaction beyond the act itself) EXPÉRIENCE SE RAPPROCHANT DE CELLE VÉCUE AVEC UNE COMPAGNE. »

« PSE = Porn Star Experience (really aggressive, take-charge kind of girl) EXPÉRIENCE PORNSTAR (SEXE AGRESSIF. La SP PREND LES DEVANTS COMME

34http://www.escortes-montreal.ca/forum/showthread.php?2-Le-langage-du-hobby

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DANS LES FILMS XXX ET IMPLIQUE QUE CERTAINS SERVICES SONT INCLUS, TELS QUE CIM, SW, COF, GREEK, ETC) »

« INDY : escorte indépendante »

« OUTCALL = The girl comes to your place--your home, your hotel, etc. LA FILLE SE DÉPLACE CHEZ VOUS, À VOTRE HÔTEL, À LA MAISON… »

« INCALL = You meet the girl at her place VOUS ÊTES REÇUS CHEZ LA SP (ESCORTE) OU À SON HÔTEL »

Les escortes rencontrées offrent toutes exclusivement le service GFE, à part une qui propose également le service PSE. Certaines exercent plutôt en Incall, d’autres en Outcall. Elles sont toutes indépendantes, par opposition aux escortes qui travaillent en agence. Cette façon d’exercer implique qu’elles s’occupent elles-mêmes de mettre des annonces – s’annoncer –, de répondre aux clients, d’organiser leurs rencontres, leur emploi du temps, etc.

D’autre part, cette étape dans notre observation de leur univers virtuel nous a permis de nous rendre compte de l’existence de forums, qui rassemblent les escortes entre elles mais également les clients dont le « hobby » est de rencontrer des escortes. Il existe en effet des forums dédiés aux clients, leur offrant la possibilité d’écrire des commentaires – ou « reviews », terme plus souvent utilisé – sur les escortes rencontrées et de partager avec les autres clients. Le site qui brasse le plus de visites et de commentaires à Montréal est Merb.ca35 :

35 Terb et Perb sont les équivalents de Merb pour les régions, respectivement, de Toronto et Vancouver.

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Ces sites sont construits de façon à ce que les escortes aient également la possibilité de répondre aux commentaires et de poster leurs propres annonces.

Cette observation du monde professionnel dématérialisé des escortes a davantage pris la forme d’une exploration et d’une « imprégnation » de ce groupe professionnel, de son vocabulaire et des façons de faire que d’une récolte active de données.

« Les informations sont traitées comme n’importe quelles autres informations : elles peuvent être consignées dans un carnet de terrain et se transformer en données et corpus ; elles peuvent ne pas l’être, il est question alors d’imprégnation. Dans ce dernier cas, le chercheur se familiarise avec le terrain, travaille sans avoir l’impression de travailler, observe les façons de faire des uns et des autres : “en vivant il observe, malgré lui en quelque sorte, et ces observations là sont ‘enregistrées’ dans son inconscient, son subconscient, sa subjectivité” (Olivier de Sardan, 1995) » (Héas et al., 2003)

Cette façon d’observer le terrain, comme l’identifient Demazière, Horn et Zune (2011), permet au chercheur de rester « invisible » à ses observés, ce qui implique des avantages comme des inconvénients :

« Cette invisibilité du chercheur constitue un atout et une ressource pour l’investigation, mais l’observation à distance fait aussi surgir de l’inobservable et de l’ininterprétable et met en évidence, par symétrie, une invisibilité de l’objet observé. » (Demazière et al., 2011, p. 168)

Merb est l’acronyme de Montréal Escort Review Board.

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Mais, nous diminuons les potentiels biais de cette observation par internet en ne nous cantonnons pas à cette méthode.

« Le danger, en revanche, est de ne s’en tenir qu’à l’espace offert par Internet. […] C’est pourquoi, il est toujours intéressant, pour échapper à ces différents biais, de prolonger l’enquête en dehors des sites. » (Héas et al., 2003)

Effectivement, cette observation nous a offert un moyen d’accès à l’univers « virtuel » de ce groupe professionnel, à l’interface numérique de chacune des escortes, mais également un moyen d’accès à ces mêmes personnes « dans la réalité », en face-à-face – méthode qui occupera la place centrale de notre terrain et de la récolte effective de données à analyser.