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Acte II : Continuer

3. La « matrice sociale » : un contexte de stigmatisation

3.3. Deux familles figuratives

Cette stigmatisation potentielle de leur activité oblige les escortes à développer des stratégies afin de la prévenir et, ainsi, de pouvoir poursuivre leur carrière sans accroc. « These justifications are commonly described as rationalizations. They are viewed as following deviant behavior and as protecting the individual from self-blame and the blame of others after the act. But there is also reason to believe that they precede deviant behavior and make deviant behavior possible. » (Sykes et al., 1957, p. 666).

Ces justifications – que Sykes et Matza appellent des « techniques de neutralisation » mais auxquelles nous préférons l’expression « répertoires figuratifs », à la suite de Goffman – prennent deux formes en apparence totalement contradictoires chez les escortes, l’une tendant à mettre en avant leur caractère normal, et l’autre tendant à justifier l’exercice de cette profession. Ces deux répertoires sont la « normification » et la « rhétorique professionnelle » – deux expressions issues, respectivement, du vocabulaire de Goffman et de Hughes.

Ces techniques diffèrent largement de celles employées par les prostituées de rue, identifiées par Brewis et Linstead, et qui sont, entre autres, de l’ordre de la consommation de drogue, du contrôle du temps de la rencontre, de la définition de

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catégories pour cadrer la rencontre sexuelle ou encore de la gestion du temps d’attente du client, à part quelques similitudes comme l’évitement ou la mise en avant du fait qu’elles ont plusieurs rôles dans leur vie et que celle-ci ne se résume pas à la prostitution (Brewis et al., 2000). En revanche, ces techniques peuvent correspondre davantage aux procédés utilisés par les escortes empruntant la voie diabolique, notamment dans le cas de Geneviève-A qui consomme des drogues pour rencontrer ses clients par exemple.

La normification : se garder une porte de sortie en tout temps

Ce processus de « normification » est défini par Goffman comme « […] l’effort qu’accomplit le stigmatisé pour se présenter comme quelqu’un d’ordinaire, sans pour autant toujours dissimuler sa déficience ». Autrement dit, il s’agit des moyens discursifs et pratiques qu’emploient les escortes pour se convaincre et convaincre leur locuteur qu’elles ne sont pas complètement sur la voie déviante, mais conservent toujours la possibilité de rester ou de revenir dans la norme, sans pour autant renier totalement leur activité. Ce processus consiste principalement à « prendre ses distances » avec l’activité d’escorte. La stratégie-clé de ce type de figuration est l’« évitement », qui consiste à éviter toute situation dans laquelle les escortes seraient susceptibles de se retrouver dans une position de discréditées, en gardant ainsi leur déviance secrète ou en la divulguant uniquement à certaines personnes de confiance :

« Mélanie-Mélissa : Moi je vais pas, je veux pas ébruiter ça, t’sais j’ai pas honte là, mais en même temps t’sais, c’est hard en criss là, c’est de la prostitution t’sais : un c’est illégal, puis deux bah c’est quand même assez stigmatisé ! [rire]

Anna : Oui justement est-ce que toi tu le ressens au quotidien ça ?

Mélanie-Mélissa : Non, non, parce que j’en parle juste à des personnes de confiance » [Mélanie-Mélissa]

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« C-Carolane : T’sais je fais pas : “Salut, je suis escorte ! ’’, non. Parce que je trouve que si tu vas en priorité je suis pas juste ça dans la vie, parce que sinon c’est facile de faire : ‘‘Oh oui mais elle est escorte’’, ou genre ‘‘Cette fille elle est escorte’’, pas genre l’être humain à qui tu parles ou genre… Parce que l’être humain fait ça, l’Homme fait ça : on catégorise, on met des étiquettes, puis ça va vite quoi ! C’est tout de suite, t’sais tu mets un collant, tu mets un nom, tu mets une étiquette […]

Anna : Mais justement cette étiquette, comment tu la vis ? Est-ce que parfois tu ressens que les gens te catégorisent comme ça ou tu ressens pas du tout ça au quotidien ?

C-Carolane : Je te dirais que je le ressens pas tellement…

Anna : Parce que justement tu t’entoures de gens de confiance ou de... ?

C-Carolane : C’est ça, des gens qui sont là à prime abord pour toutes les choses que je suis avant ça. » [C-Carolane]

Cette normification prend également d’autres formes, moins évidentes dans le quotidien d’une escorte. Nous observerons au fur et à mesure des actes suivants les façons dont celles-ci se concrétisent et influencent les carrières des escortes indépendantes.

La rhétorique professionnelle

Cette famille figurative, que nous avons nommée « rhétorique professionnelle », justifie le fait d’être escorte non plus en tentant de s’en distancier comme dans l’ensemble précédent, mais, au contraire, en insistant sur l’aspect professionnel de celui-ci. C’est-à-dire que, dans leur pratique, mais surtout dans le discours qu’elles tiennent, les escortes sont dans une volonté, à la fois, de justifier, de légitimer, voire même de valoriser leur pratique. Cette tentative de « professionnalisation » est l’une des caractéristiques communes à tous les groupes professionnels, que Hughes appelle tantôt « dissimulation », tantôt « rhétorique professionnelle » et qui consiste à « [tendre] à présenter leur travail comme une profession, c’est-à-dire une activité noble, prestigieuse et désintéressée, conforme aux normes sociales en vigueur »

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(Dubar et al., 2011, p. 99). Néanmoins, comme nous sommes dans un contexte particulier, un contexte de stigmatisation, la tentative de présenter son activité comme une profession demande un effort d’autant plus considérable. En effet, il s’agit à la fois de convaincre, soi-même et ses interlocuteurs, que cette activité est un véritable travail, tolérable de surcroît, voire même valorisant.

De la même façon que pour le répertoire figuratif de normalisation, nous illustrerons ses nombreuses concrétisations tout au long des prochains actes. Ceux-ci présenteront en effet autant d’occasions de nous rendre compte de la tension que sous-tend l’utilisation de ces deux familles figuratives contradictoires dans l’exercice de la profession d’escorte et des conséquences directes sur la continuité, les discontinuités de ses carrières, et, ultimement, sur leur fin envisagée.

Acte III : Continuer

… et ses conséquences ambivalentes sur le groupe professionnel

La situation « dramatique » du travail d’escorte implique le recours à des stratégies particulières qui amènent les escortes à faire preuve d’ajustements ambivalents et participent ainsi, positivement et négativement, au façonnement du groupe professionnel des escortes.

Les stratégies figuratives adoptées afin de poursuivre leur carrière sans anicroche malgré la stigmatisation potentielle ont effectivement tendance à produire l’effet inverse. L’ambivalence45 entre ces deux familles figuratives conduit les escortes à poursuivre des carrières prises dans une tension, entre d’un côté un maintien vers la norme – norme qui consisterait à ne pas exercer cette pratique – et de l’autre vers la professionnalisation de cette même pratique. Le drame social du travail d’escorte s’ancre lui-même dans cette ambivalence. Trois caractéristiques illustrent celle-ci, l’autonomie, la légitimité et la reconnaissance. Ces trois composantes essentielles à la formation d’un groupe professionnel croisent plusieurs dimensions de ce que Hughes désigne comme la « licence » et le « mandat ». Effectivement, comme nous l’avons évoqué plus haut, ceux-ci sont nécessaires, dans sa conception des professions, à l’obtention et à la pérennité du statut de professionnel.

« La licence peut correspondre simplement au droit d’accomplir une certaine tâche strictement technique […]. Elle peut cependant aussi comprendre le droit de vivre un peu autrement que la plupart des gens. […] La licence, en tant qu’attribut d’un métier, est généralement conçue comme l’autorisation légale d’exercer un type d’activité. » (Hughes, 1996, p. 99)

45 Goffman utilise ce terme pour désigner une réaction possible face à la stigmatisation, qui consiste

pour le stigmatisé à élaborer un « sentiment d’ambivalence à l’égard de sa propre personne » (Goffman, 1975 [1967], p. 128). Nous l’employons dans le même sens en nous le réappropriant pour exprimer spécifiquement l’ambivalence entretenue par les escortes entre la professionnalisation et la distanciation de leur activité.

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« Le mandat peut se borner à insister sur la nécessité de laisser à ceux qui sont du métier une certaine marge de manœuvre dans leur travail. Il peut inclure, comme c’est le cas actuellement pour les médecins, le droit de contrôler et de définir les conditions de travail de nombreuses personnes […]. Il peut même aller, comme dans le cas du clergé des pays où le catholicisme est puissant, jusqu’à régir les pensées et les croyances de populations entières sur presque toutes les grandes questions de l’existence. » (Hughes, 1996, p. 99)

Ces caractéristiques possèdent des frontières poreuses et s’entremêlent facilement, d’autant plus lorsque, comme dans notre situation, leur quête est ambivalente.