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Une conversion à la culture professionnelle : un « passage à travers le miroir »

Acte I : Commencer

3.5. Une conversion à la culture professionnelle : un « passage à travers le miroir »

L’ultime phase de ce processus de socialisation professionnelle réside dans la « conversion » à la culture du groupe professionnel d’escortes. Cette socialisation prend corps au fur et à mesure des étapes précédemment décrites, mais elle ne se concrétise pas comme conversion de façon identique pour toutes. Hughes conçoit ce passage du rôle de profane à celui de professionnel, cette conversion, comme un « passage à travers le miroir » :

« One might say that the learning of the medical role consists of a separation, almost an alienation, of the student from the lay medical world; a passing through the mirror so that one looks out on the world from behind it, and sees things as in mirror

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writing. In all of the more esoteric occupations we have studied we find the sense of seeing the world in reverse. » (Hughes, 1955, p. 22)43

Ce passage se réalise pour les médecins qu’il étudie comme une déception vis-à-vis de hautes attentes, tandis que pour les escortes que nous étudions ce passage fonctionne dans le sens inverse, grâce à une démystification de stéréotypes négatifs à l’encontre du groupe professionnel dans lequel elles sont maintenant intégrées.

Pour certaines, cette conversion se réalise de façon limpide :

« J’ai réalisé que pour moi non ça ne venait pas à l’encontre d’aucun de mes... des codes moraux que j’ai, d’aucune des valeurs que j’ai, ça ne venait pas à l’encontre de rien, y avait pas de combat qui se faisait, donc j’ai juste décidé que pour moi c’était éthique, parce que l’éthique c’est individuel, c’est tellement individuel […] Fait que c’est ça, j’ai continué à faire des rencontres en fait, puis ça a bien coulé, puis j’avais quelques clients réguliers, puis je continuais à poster des annonces et puis c’est juste devenu une routine. » [C-Carolane]

Pour d’autres, celle-ci est souvent sinueuse et loin d’être définitive. Par exemple, prenons le cas de Nathalie-Laurence, qui a été socialisée à cette culture professionnelle de façon intermittente et donc convertie « sur le tard », ce qu’elle regrette d’ailleurs aujourd’hui. Mais elle ne se sentait pas si prête lorsqu’elle a commencé :

« J’avais 20 21 ans c’est ça. Ensuite j’avais eu quelques fois avec ce gars-là, mais j’ai arrêté, parce que… pourquoi j’ai arrêté ? Parce que peut-être que j’étais pas encore assez à l’aise avec ça, parce que je ne le disais pas à toutes mes amies probablement » [Nathalie-Laurence]

Sa conversion aura lieu au moment où elle se met à son compte, s’épanouit vraiment dans cette profession et l’annonce à plusieurs personnes autour d’elle. Cette sinuosité du processus de conversion se retrouve dans les questionnements de Hughes :

43 Il est important de nuancer les termes utilisés, notamment ceux de « séparation » et d’ « aliénation »,

car trop connotés et trop utilisés dans les discours féministes pour enlever leur « agentivité » à ces personnes qui exercent un travail sexuel.

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« In the process of change from one role to another there are occasions when other people expect one to play the new role before one feels completely identified with it or competent to carry it out; there are others in which one overidentifies oneself with the role, but is not accepted in it by others. These and other possible positions between roles make of an individual what is called a marginal man; either he or other people or both do not quite know to what role (identity, reference group) to refer him. We need studies which will discover the course of passage from the laymen's estate to that of the professional, with attention to the crises and the dilemmas of role which arise. » (Hughes, 1955, p. 22)

Ce moment de la prise d’indépendance, de la mise à son compte semble être déterminant chez les personnes interrogées dans leur conversion. Virginie-Marianne connait à peu près cette même socialisation complexe. Elle travaille pendant un et demi en tant qu’escorte dans une agence lorsqu’elle a 21 ans. Elle a alors l’impression d’être entrée dans le monde professionnel, et socialisée à sa culture, mais elle se rend compte que cette façon de travailler ne lui convient pas du tout, davantage en raison des horaires de nuit, trois fois par semaine de 20 h à 7 h, et de la fatigue psychologique et physique qui les accompagne, que d’un aspect moral ou éthique. Elle s’arrête alors, « mais le métier d’escorte est toujours resté dans ma tête ». Une dizaine d’années plus tard, mariée, dans la trentaine, elle recommence en tant qu’escorte indépendante, s’y épanouit et se convertit à cette culture professionnelle.

Les escortes qui passent à travers cette étape de conversion, les converties, sont celles qui vont poursuivre dans cette carrière. Cependant, nous pouvons déjà voir s’esquisser, à travers les différentes formes que ce rite de passage peut prendre, comment les carrières d’escortes peuvent être envisagées différemment selon les personnes. Notamment en vue du caractère particulier de cette profession, il est complexe pour ces femmes de se convertir totalement à cette culture professionnelle, d’une part car celle-ci n’est pas complètement unifiée et d’autre part car celle-ci implique l’obtention d’un statut potentiellement stigmatisant.

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Pour terminer l’exploration de ce «faisceau de conditions» nécessaires au commencement d’une carrière d’escorte, nous voudrions insister sur un élément qui n’en fait pas partie, la famille. Contrairement. à ce qui est avancé dans la littérature sur le sujet (Mucchielli, 2000), mais également, à ce qui est imaginé par l’opinion commune, chacune insiste sur le caractère normal de l’éducation qu’elles ont reçue au contact d’un entourage qu’elles qualifient parfois de « libéral » ou de « tolérant ». Le fait d’attester de la normalité de ses parents, de l’éducation reçue, et donc, à travers eux, de sa propre « normalité », nous fait passer dans le champ des figurations, des pratiques employées afin de garder la face alors qu’on commence à exercer une profession stigmatisée.