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Rôles des émotions dans l’apprentissage

Du latin emovere, l’émotion se rapporte à la mise en mouvement : d’abord interne à l’individu, via des réactions physiologiques et psychologiques, puis externe par des choix ou des comportements. Dans son célèbre article, What is an Emotion ? (1884), le psychologue et philosophe James avance l’idée que les émotions sont le reflet des réponses corporelles face aux stimuli de l’environnement. Ce dernier influence directement le corps et provoque les émotions.

Par la suite, le concept d’évaluation mentale est ajouté à l’intermédiaire entre l’environ- nement et les changements corporels : l’émotion est le résultat de l’évaluation mentale d’une expérience par l’individu (Grandjean & Scherer, 2014). L’expérience courante est évaluée à l’aune des expériences passées et des réponses émotionnelles qu’elles ont déjà produites ce qui déclenche une réaction automatique et inconsciente du corps. Cette réaction correspond à l’émotion et à plusieurs composantes : une expression (e.g. faciale, vocale), une réaction corporelle, une motivation (tendance à l’action), un sentiment subjectif (Sander, 2013).

Raisonner avec les émotions

L’émotion a longtemps été considérée comme disjointe de la cognition, voir opposée à celle-ci, car les émotions perturberaient le raisonnement. La séparation entre l’émotion et la cognition, encore fortement ancrée aujourd’hui, a son origine dans la philosophie occidentale et la dualité corps-esprit. Ainsi, Platon, Descartes et Kant ont chacun défendu une forme de dualisme : le corps, et avec lui les émotions, représente une réalité distincte et indépendante de

l’esprit, de la faculté de connaître et de raisonner (Vieillard-Baron,1991). Le dualisme corps- esprit a notamment influencé les théories de l’apprentissage qui ont soit écarté les aspects affectifs de l’acte de connaître soit elles les ont intégrés, mais en les séparant des aspects cognitifs25. Cependant, à mesure qu’avance la recherche sur la compréhension du cerveau, les travaux des psychologues cognitivistes et des neuroscientifiques montrent que l’émotion et la cognition sont étroitement liées.

Dans son livre Descartes’ error : émotion, reason, and the human brain, le neurologue et psychologue Damasio (1994) remet en cause la thèse dualiste, représentée par Descartes26, en montrant le rôle des émotions pour raisonner. À partir de l’étude de patients souffrants de difficultés à prendre des décisions, Damasio démontre que le cerveau s’appuie sur les émotions pour évaluer les conséquences d’action dans le temps et, in fine, décider. Damasio (1994) fait l’hypothèse que l’évolution a favorisé les interactions entre les émotions et la cognition étant donné leur caractère déterminant pour la survie de l’individu. Les émotions contribuent à la régulation biologique de l’organisme tandis que la cognition impacte les comportements et les expériences vécues. Ainsi, il constate que les réseaux de neurones activés par les émotions sont enchâssés avec les réseaux de neurones impliqués dans les fonctions cognitives supérieures : mémoire, attention, prise de décisions. Ce résultat est confirmé par les travaux plus récents actant les interconnexions entre les émotions et les fonctions cognitives (Levenson,2019). La question n’est plus de savoir si les émotions sont séparées de la cognition, mais quel(s) rôle(s) jouent-elles ? (Pessoa,2018).

La perception des émotions rend compte de la qualité de l’expérience vécue en termes de bien-être et de conséquences. L’évaluation mentale d’une situation génère des images men- tales, basées sur l’histoire personnelle, juxtaposées à des réponses émotionnelles positives ou négatives (Damasio, 1994). La juxtaposition des images mentales et des réponses émotion- nelles informe sur la qualité de la situation vécue (voir Figure1.8).

Environnement Evaluation mentale Réponses Expression Réaction corporelle Motivation Sentiment subjectif Perception Expériences passées Réactions émotionnelles Images mentales

Figure 1.8 – Perception des émotions. Adapté de Damasio (1994) et Sander (2013). La théorie des marqueurs somatiques formulée par Damasio (1994) propose que ce méca- nisme d’évaluation par le biais des émotions soit aussi à l’oeuvre lorsqu’il s’agit de raisonner et de décider. Face à un problème (e.g. une situation dangereuse), le cerveau humain est capable de raisonner rapidement en prenant des décisions et en planifiant les actions à effectuer. Or, cette rapidité est impossible en adoptant uniquement un raisonnement logico-mathématique 25. Par exemple, la taxonomie de Bloom et al. (1956) décrivant les niveaux d’acquisition des connaissances dissocie les domaines cognitifs, affectifs et psychomoteurs.

26. À propos du livre, certains auteurs diront qu’il s’agit plutôt de « l’erreur de Damasio », pour dénoncer sa lecture approximative de Descartes. Source :https://doi.org/10.1016/j.amp.2004.09.003

puisque toutes les solutions possibles devraient être explorées avant de décider. L’évolution exponentielle du nombre de solutions à évaluer nécessiterait un temps de calcul long et une mémoire illimitée.

Damasio suggère que les émotions sont des marqueurs somatiques en ceci qu’elles sont associées à des anciennes expériences et indiquent les états corporels qu’elles ont engendrés. Lorsqu’un individu raisonne sur un problème, les conséquences prévisibles des différentes solutions sont juxtaposés à des marqueurs somatiques jouant le rôle de signal d’alarme ou d’encouragement (Damasio, 1994). Par exemple, imaginons un enfant se rendant à l’école à pied. Pour gagner du temps sur le chemin, il choisi de traverser un boulevard alors que le feu piéton est rouge, mais est surpris par une voiture arrivant bien plus rapidement qu’il ne l’avait prévu l’obligeant à courir. Plus de peur que de mal, mais à cet événement seront associés des émotions négatives (e.g. stress, angoisse) qui, plus tard, dans une situation similaire, agiront comme des marqueurs somatiques alertant l’enfant sur le danger de traverser une route lorsque le feu piéton est rouge.

Le rôle des émotions tel que décrit par Damasio doit être étayé par davantage de données empiriques. Toutefois, les résultats récents en neurosciences appuient l’idée que les émotions agissent comme un signal pour caractériser les expériences vécues (Todd et al., 2020). Les émotions constituent un filtre interprétatif appliqué à l’ensemble des stimuli perçus par les fonctions sensorielles (Levenson,2019). L’émotion et la cognition ne sont plus perçues comme des systèmes isolés, mais unifiés : en voyant une chose, on ne pense pas « C’est une chose. Je me sens bien. », mais « C’est une bonne chose. » (Todd et al.,2020). Cet état de fait implique une influence importante sur la raison, l’attention, la mémoire et donc l’apprentissage.

Les émotions, modulateurs de l’attention et de la mémoire

L’émotion est un élément sous-jacent commun aux facteurs clés de l’apprentissage que nous avons établis dans les sections précédentes : la motivation, l’attention et la mémoire sont modulées par les réponses émotionnelles.

L’émotion créée la motivation, elle agit comme un élément déclencheur qui va pousser à agir : le bébé surpris face à une situation qu’il pensait impossible va forcer son attention pour comprendre ce qui lui échappe. La surprise, l’étonnement, la confusion et la curiosité sont des émotions dites de la connaissance (knowledge emotions, Silvia (2010)) qui initient le processus d’apprentissage. Pendant l’apprentissage, la motivation est modulée par des émotions d’accomplissement (e.g. joie, fierté, anxiété, colère ; Pekrun et al. (2011)) liée aux objectifs de l’apprentissage, aux récompenses et aux punitions.

L’attention et la mémoire de travail forment le terrain de nos réflexions dont la topologie est influencée par les émotions (Damasio, 1994). Pour résoudre un problème, nous avons besoin de l’attention afin de sélectionner les informations pertinentes et de la mémoire de travail pour manipuler ces informations de manière consciente. Les émotions exercent une fonction de pression pour orienter les informations à prendre en compte en les associant à des états corporels positifs ou négatifs (Damasio, 1994). Ce faisant, les émotions influencent le niveau de l’attention porté aux différents stimuli de l’environnement et la force de l’encodage en mémoire. L’attention est biaisée par les états émotionnels (affect-biased attention) et tend à s’orienter vers des objets et des personnes associées à une stimulation émotionnelle (Pool

et al.,2016)27. Par exemple, l’attention sélective pour la modalité visuelle est influencée par l’histoire personnelle de l’individu. En d’autres termes, les expériences passées et les émotions qu’elles ont induites influencent ce à quoi nous faisons attention visuellement. Outre l’histoire personnelle, les stimuli qui ont par le passé généré une récompense ou une punition tendent à être traités en priorité.

Du côté de la mémoire, la stimulation émotionnelle, positive ou négative, améliore la mémoire des événements passés, en particulier lorsqu’il s’agit d’événement autobiographique (emotional engagement of memory ; Todd et al. (2020)). Les chercheurs font l’hypothèse qu’un événement émotionnel mobilise davantage de ressources cognitives pour être encodé et ce qui facilite son rappel par la suite. Le rappel des informations est sujet à des effets contextuels d’au moins deux types (Todd et al., 2020) : l’effet de congruence émotionnelle et l’effet de dépendance émotionnelle. L’effet de congruence émotionnelle signifie que l’état émotionnel présent entraîne un rappel des informations liées à un état émotionnel similaire passé. Quant à l’effet de dépendance émotionnelle, il indique que le rappel d’une information particulière est facilité si l’état émotionnel présent est similaire à l’état émotionnel lorsque l’information a été encodée.

Enfin, les émotions négatives liées à un état dépressif, anxieux ou stressé peuvent altérer l’attention et la mémoire de travail (Joormann & Gotlib, 2008). Ces états produisent des pensées négatives qui entrent en conflit avec les informations à prendre en compte ce qui diminue l’efficacité de la mémoire de travail.

Nous avons rapporté la remise en cause de la dualité par les travaux de Damasio, dont les principales hypothèses ont été validées et complétées par la suite. Les émotions et les fonctions cognitives impliquées dans le raisonnement, la prise de décision, l’attention et la mémoire interagissent fortement. Ainsi, dans la suite de cette thèse, nous emploierons le terme cognition en sous-entendant sa composante émotionnelle.

Dans cette partie, nous avons décrit les piliers de l’apprentissage que sont l’attention, l’engagement actif, le retour sur erreur et la consolidation pour permettre au cerveau d’ap- prendre. Ils suggèrent de guider l’attention de l’apprenant vers les informations pertinentes, de proposer des activités engageantes et motivantes de sorte qu’il traite activement les in- formations. Ces activités doivent permettre à l’apprenant de formuler des hypothèses, de les évaluer et de comprendre ses erreurs. Dans la partie suivante, nous présentons l’évolution des théories de l’apprentissage afin d’éclaircir la manière dont les connaissances sont acquises : par quel processus l’apprenant transforme les informations en connaissances ?