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Rôle de l’expérience dans l’apprentissage

1.2 Évolution des théories de l’apprentissage

1.2.3 Rôle de l’expérience dans l’apprentissage

Nous avons établi d’après les mécanismes du cerveau et les théories d’apprentissage qu’ap- prendre requiert l’activité et la confrontation au réel. Cette expérience permet à notre cerveau de tester la validité des hypothèses qu’il formule pour évaluer l’état de l’environnement ainsi affiner nos représentations mentales. De même, les théories de Piaget et de Vygotski mettent l’accent sur le rôle de l’expérience pour la construction des connaissances. Des auteurs se sont intéressés plus directement au rôle de l’expérience dans l’apprentissage en tentant d’en définir les contours et sa valeur épistémique.

L’expérience, source de l’apprentissage ?

En philosophie, le rapport entre l’expérience et la connaissance a donné lieu à plusieurs doctrines. Les empiristes, à l’exemple de Aristote, Bacon, Hume et Locke, considèrent que l’expérience est la source exclusive de nos connaissances (Bouveresse-Quilliot, 1998). Dans Un essai sur l’entendement humain, Locke soutient que « la connaissance de l’Homme ne saurait s’étendre au-delà de sa propre expérience » (Locke,2007, p. 211).

Le philosophe Dewey s’est penché plus directement sur le lien entre expérience et éducation (Boutet,2016). Selon Dewey (2005), la réalité est l’expérience, et la source des connaissances des individus36. Pour connaître, les individus font l’expérience de la réalité en agissant sur leur environnement et réfléchissant aux conséquences de leurs actes. L’expérience implique plusieurs dimensions en interaction : « l’interprétation mentale de la situation (cognition), à 36. D’un point de vue philosophique, Dewey rejette la doctrine empiriste au profit du pragmatisme. Pour lui, il n’existe pas une réalité objective et une réalité subjective, mais une unique réalité qui est l’expérience personnelle. Cette expérience personnelle est composée des actions de l’individu et de leurs conséquences.

laquelle sont associés un vécu émotionnel (emotions / feelings), l’engagement dans une action particulière (will), et des sensations et comportements (body) » (Bourgeois, 2013, p. 17). Ces dimensions font écho aux mécanismes d’apprentissage du cerveau que nous avons décrit section 1.1: la juxtaposition de la cognition et des émotions et la nécessité d’un engagement actif et motivé. L’expérience est un point de convergence entre la raison, les émotions et le corps.

L’expérience suppose l’action concrète sur l’environnement et une pensée réflexive donnant un sens à l’action et à son résultat (Dewey (1969) cité par Boutet (2016)). La pensée réflexive est déclenchée par deux choses : d’une part, l’expérience d’une situation indéterminée — l’apprenant ne sait pas le lien entre ses actions et leurs conséquences — et d’autre part, l’engagement de l’apprenant. Ces deux conditions donnent lieu à ce que Dewey nomme un processus d’enquête, et que nous appelons ici une expérimentation, c’est-à-dire une expérience délibérée et contrôlée pour vérifier des hypothèses. Selon Dewey, l’expérimentation implique (Houssaye,2013) : 1) la définition d’un problème, 2) la formulation d’hypothèses possibles, 3) la sélection des hypothèses les plus plausibles et 4) l’évaluation des hypothèses. Le processus de l’expérimentation est itératif, par exemple, l’évaluation des hypothèses peut donner lieu à un nouveau problème.

Dans le cadre de l’éducation, Dewey initie le mouvement « apprendre en faisant » (hands- on learning), repris par les pédagogies actives (e.g. pédagogie Montessori, méthode Freinet), et de l’apprentissage expérientiel. Afin que l’apprentissage ne soit pas déconnecté du réel, Dewey suggère de transformer les sujets d’étude en expérience de vie (Houssaye, 2013). Les activités d’apprentissage doivent être équivalentes à une expérience réelle : cuisiner pour apprendre la cuisine, faire de la recherche pour apprendre la recherche, etc. En outre, les activités d’apprentissage et les projets proposés doivent être en lien avec les intérêts des apprenants pour s’assurer de leur engagement et motivation.

Kolb établit le cycle de l’apprentissage expérientiel en se basant sur les travaux de Dewey, de Piaget et de Lewin37. L’apprentissage expérientiel fonde entièrement l’acquisition des connaissances sur l’expérience et l’expérimentation. Le cycle de Kolb décrit le processus d’apprentissage selon quatre phases (Kolb,1984)38 :

— l’expérimentation, lorsque l’apprenant fait l’expérience de quelque chose ; — l’observation réfléchie, où l’apprenant réfléchit à son expérience vécue ;

— la conceptualisation, lors de laquelle l’apprenant cherche à généraliser et à construire ses connaissances à partir de son expérience ;

— l’émission d’hypothèses, quand l’apprenant élabore des hypothèses en s’appuyant sur l’étape de conceptualisation.

Les hypothèses seront évaluées lors d’une nouvelle expérience concrète. Le cycle de l’appren- tissage de Kolb est intéressant, car il rend compte du passage de l’observation à la génération 37. Le cycle d’apprentissage défini par Kolb reprend et complète les étapes de la méthode de recherche formulée par Lewin (1946).

38. Kolb identifie des styles d’apprentissage suivant la préférence de l’apprenant pour l’une des phases de son cycle (e.g. style divergent s’il préfère les phases d’expérience concrète). Les théories établissant des styles d’apprentissage suggèrent qu’un individu apprendra mieux si l’enseignement est adapté au style de l’apprenant. Toutefois, cette idée répandue n’a pas pu être démontrée et il ne semble pas exister de corrélation entre la préférence pour certaines modalités d’apprentissage et de meilleurs résultats (Coffield et al.,2004).

d’hypothèses et à leur évaluation concrète. Certaines critiques des théories de Kolb pointent une vision idéalisée de l’apprentissage où l’apprenant suit scrupuleusement et inéluctablement les phases du cycle39. En effet, la réalité est plus complexe et l’apprenant peut ne pas suivre l’ordre des phases ni passer par l’une des phases du cycle. Par exemple, l’apprenant peut faire plusieurs allers-retours entre deux étapes avant de poursuivre ou sauter une étape.

L’expérience et l’expérimentation sont donc étroitement liées à l’apprentissage, notam- ment parce qu’ils entraînent un engagement actif et permettent d’évaluer via le retour sur erreur, les connaissances de l’apprenant. Toutefois, la confrontation au réel est-elle la seule va- leur de l’expérience ? L’engagement corporel, l’une des dimensions inhérentes à l’expérience, contribue-t-il à la cognition ?

Cognition incarnée : la connaissance dans le corps

Le cognitivisme, le paradigme dominant des sciences cognitives à partir des années 1950, a fait l’objet de critiques parce que la cognition était pensée en dehors du contexte corporel et environnemental (Steiner,2005). Or, comme nous l’avons vu en section 1.1.4, les travaux de Damasio sur le rôle des émotions dans la prise de décision montrent que la cognition, le corps et l’environnement sont en interaction.

La cognition incarnée est un paradigme des sciences cognitives qui considère que sans le corps pour sentir et agir, les pensées sont vides. Les états corporels agissent sur les fonctions cognitives et, inversement, les états mentaux influencent le corps (R. A. Wilson & Foglia,

2011). La cognition incarnée postule que le rôle de la cognition est de supporter l’action et donc que les fonctions sensori-motrices sont à la base de la cognition (M. Wilson,2002)40.

L’une des thèses de la cognition incarnée est que la mémoire, au sens général, est incar- née et intégrerait les informations sensori-motrices générées par interactions avec l’environne- ment (Glenberg,1997). Plusieurs études suggèrent que la présentation d’un stimulus (e.g. une lettre) active dans le cerveau les aires responsables des fonctions sensori-motrices (Sullivan,

2018). L’association entre la perception d’un stimulus et l’activation sensori-motrices permet- trait de faciliter le rappel des informations.

Cette association perception-action est soutenue par l’existence des neurones miroirs et leur rôle dans la compréhension des situations et des actions (Caramazza et al., 2014). Les neurones miroirs ont la particularité d’être stimulés à la fois lors de la réalisation d’une action et lors de l’observation de cette même action (Keysers & Gazzola, 2010). Dans ce second cas, l’activité des neurones miroirs imite les actions observées par l’individu : observer une personne taper dans un ballon active les mêmes neurones miroirs que si l’action était réellement effectuée. L’observation et l’exécution d’une action mobilisent les représentations mentales et les représentations motrices associées à l’action ce qui favorise le rappel des informations encodées dans la mémoire.

La revue de la littérature effectuée par Castro-Alonso, Paas, et Ginns (2019) fait état des effets de la manipulation, des gestes et des actions sur l’apprentissage des sciences en s’ap-

39. Source :http://reviewing.co.uk/research/experiential.learning.htm#Critiques_of_David_Kolbs_ theory. Consulté le 8 janvier 2020.

40. L’hypothèse avancée par les représentants de la cognition incarnée est liée à l’évolution naturelle. La survie d’un individu étant dépendante de sa capacité à agir dans l’environnement, l’objectif premier de la cognition est de diriger les actions pour survivre.

puyant sur les hypothèses de la cognition incarnée. Pour les auteurs, la manipulation implique les mains et un objet, le geste désigne uniquement les mains et l’action est une opération mentale. La synthèse de Castro-Alonso et al. (2019) suggère que la manipulation favorise l’apprentissage : lorsqu’il s’agit d’objets virtuels (plutôt que physiques), lorsque l’apprenant exécute lui-même la tâche (plutôt que d’observer) ou lorsqu’il s’agit d’un entraînement manuel (plutôt que mental).

L’étude de Barrett et al. (2015) montre que la manipulation d’objets virtuels (conçus pour apprentissage) conduit à de meilleurs apprentissages qu’avec des objets physiques. Les auteurs ont comparé les performances de deux groupes d’apprenants pour la résolution de problèmes en chimie après une séquence d’apprentissage avec des objets physiques ou virtuels. Selon les auteurs, l’objet virtuel est plus efficace pour l’apprentissage, car sa conception ne permet que des manipulations signifiantes pour l’apprentissage. Au contraire, les apprenants ont plus de liberté en manipulant un objet physique et peuvent ainsi se perdre avec des ma- nipulations inutiles. Cet exemple souligne un point que nous avons évoqué en section 1.1.2: l’importance du guidage de l’attention des apprenants vers les informations pertinentes. Les objets d’apprentissage doivent être conçus en intégration des éléments pour guider l’attention de l’apprenant, par exemple, en créant des contraintes spécifiques. Les résultats rapportés par Castro-Alonso et al. (2019) indiquent que les gestes favorisent l’apprentissage, mais davan- tage lorsqu’ils sont exécutés par l’apprenant lui-même plutôt que l’observation. Korbach et al. (2020) étudient l’effet des gestes de pointages et de traçages sur les performances d’appren- tissage. L’expérience avec un groupe contrôle et un groupe auquel on demande explicitement d’utiliser les gestes, suggère que l’effet bénéfique s’explique par un niveau d’attention plus élevé grâce aux gestes et par une augmentation de l’activité cognitive.

À partir des travaux de Dewey sur le lien entre expérience et connaissance et l’influence du corps sur la cognition, nous avons vu que l’expérience et l’expérimentation jouent un rôle clé dans la construction des connaissances. Avec l’expérience, la confrontation au réel favorise l’engagement de l’apprenant en lui apportant un terrain pour formuler et tester ses hypothèses. D’autre part, l’engagement corporel que suscite l’expérimentation agit sur l’attention et la mémoire et donc améliore le traitement des informations. Les mécanismes du cerveau, les théories de l’apprentissage et le rôle de l’expérience fournissent un cadre dans lequel peuvent être élaborées de manière concrète et pratique des stratégies pour guider le processus d’apprentissage.