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Le rôle du visuel dans le fan art

Chapitre 1 Médias sociaux : quels espaces pour les fans

5) Le rôle du visuel dans le fan art

Maintenant que nous avons établi le rôle fondamental du numérique dans l'accélération de la

fanactivity, dans le partage du fanart et dans la sortie des ouvrages de culture populaire, on peut se

demander s'il existe une corrélation entre la diversité identitaire donnée à voir dans une série et le flux de modifications du texte de départ par les fans. En somme, observe-t-on une prolifération davantage abondante du fanart dérivé d'une série dont les personnages se situent à différents échelons du spectre de la sexualité ? Ou au contraire, une série n'offrant que peu ou pas de représentation queer est-elle plus disposée à stimuler la créativité des fans ? S'agit-il pour les fans de réécrire et de se regrouper dans le simple but de cultiver une passion ? Ou cherchent-t-ils par le

fanart à compenser ce manque de visibilité par et pour eux-mêmes ?

Nous avons convenu jusque-là de l'usage des médias sociaux en tant qu'outils de communication facilitant l'interaction entre fans et entre fans et producteurs. Nous avons convenu également de l'usage de ces médias sociaux en tant qu'outils de partage des réécritures de fans sous la forme de fanfictions ou d'interprétations du texte canonique par le biais des hashtag ; deux façons de réécrire et donc de manipuler le texte premier. Ce dont nous allons traiter dans un instant, ce sont les détournements visuels du texte premier, à la croisée de la fanfiction et du commentaire de scènes par lesquels les fans donnent à voir, et parfois à entendre, les personnages vivre des situations inédites dans le texte premier. Nous allons voir que ce type de réécriture témoigne à la fois de l'étendue réelle de la créativité des fans, de leur maîtrise des logiciels d'édition, de retouche et de traitement de texte ou de dessin sur ordinateur et du temps investi dans l'élaboration de leurs productions. Au-delà, nous verrons que les fans utilisent la représentation visuelle à titre de résistance volontaire face au refus délibéré ou mécanique des auteurs de série de ne pas faire exister

d'autres sexualités que l'hétérosexualité dans le panorama télévisuel.

Les réécritures que nous avons abordées jusque-là jouent un rôle signifiant dans la dimension politique qu'ont tendance à endosser les fandoms. Les fanfictions, l'isolation et l'analyse méticuleuse de moments d'une scène, les discussions sur les « headcanons » (théories de fans) de chacun sur les médias sociaux et sur les forums de discussion figurent le désir des fans de voir les personnages qu'ils admirent et auxquels ils s'identifient leur ressembler davantage que par projection. L'agilité avec laquelle les fans transgressent, involontairement et volontairement, les codes de narration ainsi que les normes identitaires telles qu'elles sont habituellement présentées à l'œil du public est évocatrice d'une chose : il est possible de le faire. Elle prouve que les auteurs de séries ont en théorie les compétences requises pour proposer des personnages différents, inspirés d'identités et de caractères existants, et de les mettre sur le devant de la scène à travers toutes sortes de récits. Il ne s'agirait pas de toute façon de faire exister un personnage simplement par sa sexualité mais au contraire de présenter des personnages multidimensionnels, complexes ; de représenter, à proprement parler, la pluralité de l'état humain.

Si le fanart suggère une invitation à déroger aux automatismes d'écriture et d'interprétation traditionnels, il est important cependant d'asseoir cette division de la fan activity comme du divertissement avant tout. Les fans utiliseront davantage le tweet ou un billet Tumblr sous forme d'essai pour émettre un commentaire direct et faire passer un message clair dans la blogosphère au-delà des limites familières de leur fandom. Cela étant dit, le fan art constitue en soi, par l'abondance de son fleurissement, par l'application mis en œuvre dans l'exécution de chacune de ses productions, par l'engouement des fans dans sa réception mais surtout pour les raisons de son existence, un acte de résistance contre une représentation culturelle et médiatique étriquée. C'est une subversion fortuite, causale qui ne devient intentionnelle qu'à la lumière de la glose métatextuelle qui met le

fanart en confrontation avec le contenu culturel dont il s'inspire et que les fans entendent ainsi

dénoncer.

C'est donc le visuel, plus précisément la manière dont les fans répondent à des représentations visuelles par des productions visuelles, qui nous intéresse ici. Que représente l'utilisation de ce visuel dans la démarche d'expression du fan ?

Pour répondre à cette question, il nous faut définir ce « visuel ». La fan activity lui prête de nombreuses formes. La plus populaire reste indéniablement l'image, qu'il s'agisse de l'image dans son aspect le plus primaire de représentation artistique par lequel son auteur entend reproduire ce qu'il perçoit par le dessin, la peinture ou tout autre procédé manuel ou de l'image technique, générée par le simple jeu d'une machine et de la lumière ; en somme, les productions des figures benjaminiennes du peintre et du photographe, définie selon leur appréhension chiasmique de la

réalité : le premier maintient une distance avec elle du fait d'une exécution centrée sur le rendu global d'une représentation, le second propose une vérité illusoire construite sur l'amoncellement de tranches de réalité. « (…) for contemporary man the representation of reality by the film is incomparably more significant than that of the painter, since it offers, precisely because of the thoroughgoing permeation of reality with mechanical equipment, an aspect of reality which is free of all equipment. »84 C'est une subtilité de l'image que le fanart met en évidence à travers une divergence dans les utilisations du dessin et de l'image photographique et filmique.

Le dessin qui prolifère au sein d'un fandom queer se veut suffisamment évocateur afin d'assurer une lecture univoque. Pour un fandom construit autour d'une situation non canonique comme c'est le cas pour SwanQueen, la distance avec la réalité est bien présente. Qu'il s'agisse d'une seule vignette ou d'une planche de bande-dessinée, les représentations que les fans choisissent de créer sont toutes analogues : peu importe le contexte du récit, il est impératif de dépeindre le ship

SwanQueen en tant que tel.

Considérons les dessins suivants :

Illustration 1 : @MaryneeLahaye, "Someone

had a little too much wine.. #SwanQueen #OUAT #MyArt (a lil bonus in the actual post)", Twitter, 3 septembre 2014.

Illustration 2 : Lidia, "Good Morning, Swanshine", Don't Drink and Draw, 2014,

http://napfreak.tumblr.com/post/910874872 25/good-morning-swanshine.

84Benjamin, Walter, « The Work of Art in the Age of Mechanical Reproduction », disponible au lien suivant

La distance avec la « réalité » que mentionne Benjamin est caractéristique de ce type d'images. Une distance d'abord entre la réalité d'un visuel (tout ce que l'œil perçoit dans le monde matériel) et sa représentation schématisée ; les personnages, par exemple, ne deviennent reconnaissables que par un jeu de codes (la couleur des cheveux, des vêtements spécifiques). S'ajoute à cette première distance, une distance entre la réalité de la série et celle du dessin, autrement dit entre le canon et le fanon, si bien qu'un fan de Once Upon A Time engagé dans un autre fandom que celui dédié à Emma et Regina et donc étranger à la notion de SwanQueen pourrait ne pas identifier au premier regard ces personnages pourtant familiers. C'est le hashtag (dans les deux cas ci-dessus, #SwanQueen) qui définit les paramètres de lecture de l'image.

Pour un visuel plus fort, davantage susceptible d'attirer l'attention du fan, y compris le fan non engagé dans le fandom concerné, c'est vers la manipulation photographique qu'il faut se tourner. Le ship qui nous concerne n'existe que dans l'imaginaire des fans ; ils ne disposent ainsi que des représentations iconographiques et textuelles qu'ils produisent. La fanfiction et le dessin restent certes prisés au sein des fandoms mais ils ne rendent pas la proximité avec le « réel » que le film apporte et que les fans recherchent.

La manipulation d'images photographiques est l'une des plus récentes adaptation du fan aux limites des contenus culturels du paysage médiatique actuel. Le procédé est simple en théorie : prétendre le « réel » en utilisant les images déjà existantes. Ce qui signifie qu'à l'inverse des autres branches du fanart, la manipulation photographique (ou « manip » pour les internautes) ne requiert pas de travail préalable manuel et matériel ; tout se fait numériquement grâce à différents logiciels de traitement de l'image et de création graphique. Le travail demande beaucoup de temps et de patience pour passer en revue les diverses poses que prennent les personnages dans le texte original et analyser les attitudes et expressions faciales qui semblent les plus propices au récit que l'on projette d'agencer. Une fois les différents éléments sélectionnés, on passe à l'étape de l'assemblage, qui requiert des compétences pointues et de la finesse dans la maîtrise technique et technologique des outils d'édition, tout particulièrement en ce qui concerne la réalisation d'un montage d'images en mouvement comme c'est le cas avec la vidéo et le gif.

Illustration 3 : @khaleegis, « "Emma I

know it's too late but I love you" "Regina, no..." "I'm so sorry" », Twitter, 21 avril 2017, 09:20,

https://twitter.com/khaleegis/status/85545632 4271951872. Accès 26 juin 2018.

Illustration 4 : « "Dance with me." "But everyone is looking..." "Let them stare." »,

Emma & Tilda, 2 mars 2017,

https://et- sq.tumblr.com/post/157899940584/dance-with-me-but-everyone-is-looking-let. Accès 26 juin 2018.

Les illustrations 3 et 4 témoignent d'un cas de manipulation « simple », par quoi nous comprendrons le montage d'images à partir de captures d'écran ici exclusivement extraites de différentes scènes de la série Once Upon A Time. Les manipulations de ce type brossent le même portrait que les dessins que nous mentionnions plus haut et l'aisance relative dans leur exécution permet leur prolifération. Les sources primaires pour construire les nouvelles images ne proviennent pas nécessairement de l'univers de départ dans lequel les fans préfèrent pour la plupart laisser les personnage ; ils piochent dans les différents ouvrages audiovisuels à leur portée, qu'il s'agisse d'autres séries ou films auxquels les acteurs qui prêtent leurs apparences aux personnages concernés auraient participé ou de productions pourtant non pertinentes au vue du projet à réaliser, à savoir une représentation inédite crédible, visuellement analogue à la série de départ. Toute image photographique et filmique est envisageable à partir du moment où les acteurs de la nouvelle source partagent suffisamment de caractéristiques physiques avec ceux de la source de départ pour être confondus. C'est ainsi que l'on peut retrouver dans une « manip » des bribes familières, comme la silhouette ou le corps sans tête (ou à défaut, dont le visage est dissimulé) de personnages d'autres productions.

Dans les cas où un fan prend l'initiative d'orienter le récit de sa création vers une dimension qu'il est sûr de ne jamais voir représentée à l'écran, c'est-à-dire toute situation ayant trait à la nudité ou au sexe, il arrive qu'il recoure à l'emprunt de films érotiques ou pornographiques. Ici encore, le fan doit s'armer de patience pour sélectionner les fragments les plus à même de garantir l'illusion. On constate que le résultat de ces images ainsi manipulées ne conserve que rarement le caractère pornographique des productions exploitées ; au contraire, le fan concepteur isole des morceaux de

visuel flou de manière à construire un rendu davantage sexuellement suggestif plutôt qu'expressément explicite. Il produit ce qu'il souhaiterait voir à l'écran et force est de constater que ce qu'il souhaite voir à l'écran n'est vraisemblablement pas de la pornographie. Ce qu'il aspire à trouver dans les représentations des diverses orientations sexuelles, c'est le même soin que celui appliqué dans le dressage du portrait de l'hétéronormativité. Pour comprendre ce que le fan recherche véritablement et ce que nous entendons par une représentation « non réaliste », il nous faut faire un aparté sur ce que les États-Unis nous donnent déjà à voir à la télévision en termes de représentation normative.