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Les codes visuels de la production télévisuelle américaine

Chapitre 1 Médias sociaux : quels espaces pour les fans

6) Les codes visuels de la production télévisuelle américaine

La télévision américaine forme un système complexe composé de trois modes de diffusion dominants : d'un côté, la télévision hertzienne à laquelle chaque foyer disposant d'un poste de télévision peut accéder gratuitement et de l'autre, la télévision câblée et par satellite qui nécessitent un abonnement payant. Une structure globale contraignante puisque le mode hertzien américain fonctionne au niveau local et ne permet donc pas un alignement dans la diffusion d'un programme sur le plan national, à quoi s'ajoute la contrainte pécuniaire des modes par câble et satellite qui, de fait, perturbe l'accès aux programmes les plus populaires du pays. A ces modes d'émission correspondent différentes chaînes, elles-mêmes aujourd'hui tributaires de la réputation qu'elles se sont forgées. En somme, une chaîne de télévision donnée se doit de proposer des programmes qu'elle suppose appropriés à son audience. Des chaînes comme ABC, Fox ou CBS sont des références « familiales », c'est-à-dire que l'on sait qu'en visionnant ces chaînes, on ne rencontrera globalement que des « family shows », notion américaine, tout au moins « américanisante », qui renvoie à un accord vraisemblablement tacite entre les chaînes de télévision, les producteurs d'une série ou émission et les spectateurs quant aux valeurs socioculturelles à véhiculer.

Le politiquement correct est d'usage dans les productions télévisuelles américaines ; c'est un non-dit auquel les téléspectateurs sont habitués, un encodage des représentations conforme au modèle social d'une nation qui, au lieu d'admettre des seuils de digression discordants dans la sémasiologie d'un texte (l'« instabilité tonale »85 barthésienne) assoit une structuration de référence des signifiants et par là, stigmatise la dissonance des signifiés. Du fil rouge intertextuel assurant la communication entre les objets mythiques est né un modèle de structuration propre à chaque support narratif. Pour Barthes, les codes correspondants à ces supports ne sont pas nuisibles si on les laisse exister dans leur confrontation : « le concours des voix (des codes) devient l'écriture (...) » 85Barthes, Roland, S/Z, Paris, Seuil, 1970.

(S/Z, 25). En revanche, un code qui parvient, à l'issu de ce concours, à récupérer l'emprise sur un énoncé et à établir un système type vers une idéologie de la narration ankylose la créativité :

Comme le langage didactique, comme le langage politique, qui, eux non plus, ne suspectent jamais la répétition de leurs énoncés (leur essence stéréotypique), le proverbe culturel écœure, provoque l'intolérance de lecture ; le texte balzacien en est tout empoissé : c'est par ses codes culturels qu'il pourrit, se démode, s'exclut de l'écriture (qui est un travail toujours contemporain) : il est la quintessence, le condensé résiduel de ce qui ne peut être réécrit. (95-96)

C'est cette monochromie, cette « vertu vomitive » (S/Z, 133), que l'on retrouve dans les codes de référence des récits télévisuels américains les plus populaires. Les thématiques se heurtent à l'idéologie d'une morale modelée selon les paramètres de la mesure et de la sobriété ; une interaction qui infailliblement se traduit par la formation d'un tout assagi et conformiste. La voix dominante de ces récits impose une expression de la sexualité, ici hétéronormative, sanglée dans une convention d'extrême modération, tandis que la violence est pleinement exposée et soigneusement mise en scène.

Pour une série comme Les Experts86 où l'on observe une poignée d'agents de la police scientifique mener leurs enquêtes dans la ville du péché américaine, la violence est omniprésente. Le soin apporté aux effets spéciaux rend le visuel saisissant et permet aux téléspectateurs d'expérimenter cette violence d'une manière inédite en les emmenant, par exemple, dans le corps de victimes pour suivre la trajectoire d'une balle et constater les dégâts ainsi causés. Le visuel de la mort et du corps humain à différents stades de décomposition est donc monnaie courante dans ce type de série et pourtant, lorsqu'un épisode nécessite un recours ou une allusion au sexe ou à la nudité (comme ce peut être le cas pour une trame concernant un crime passionnel) alors le visuel si détaillé, si audacieux dans l'illustration de la violence se rétracte et se trouble. La capture d'écran ci-dessous (illustration 5) est extraite de la série Les Experts87͟; le cadavre en arrière-plan est celui d'un transsexuel victime d'une opération chirurgicale de réattribution sexuelle clandestine et bâclée. La vulnérabilité dans la position du corps, les draps et le lit souillés de sang, ajoutés à la présence du détective et de son appareil photo, comme un voile sinistre jeté sur un décor lugubre, contribuent à une mise en scène poignante à la hauteur de l'horreur qu'elle entend dénoncer, celle de la faille sociale responsable de la barbarie qu'il nous est donné de voir sur cette photographie.

86Créateur Anthony E. Zuiker, LesExperts (CSI:CrimeSceneInvestigation), CBS, diffusion depuis le 6 octobre 2000.

87« Ch-Ch-Changes », Les Experts (CSI: Crime Scene Investigation), écrit par Jerry Stahl, réalisé par Richard J. Lewis, CBS, 2004.

Illustration 5 : Capture d'écran de l'épisode « Ch-ch-changes » de la série Les Experts, référencé en note 49.

Ce que l'on constate une fois le choc du tableau amorti, c'est une distribution inégale de la densité visuelle des deux caractéristiques majeures de la scénographie du cadavre : la mort et la nudité. On voit la première ; on présume la seconde par la conjecture des codes spécifiques à la narration télévisée. L'érotisation de la nudité, l'aura de mystère dont on la dote au nom de la décence, restreint le possible de ses représentations. La nudité est désormais synecdotique du sexe dans l'imaginaire collectif américain et ne doit apparaître que par insinuation. Hollywood, l'inégalable colosse qui fait jaillir des volcans en plein Los Angeles, détourne des astéroïdes, sauve la planète toute entière des toxines mortelles de sa végétation, envoie des hommes dans d'autres galaxies, dans d'autres espace-temps et créé des univers alternatifs, reste incapable de présenter une nudité asexuée et encore davantage, d'assumer l'expression visuelle de la sexualité.

Bien sûr, la télévision américaine propose des programmes qui dérogent à cette règle implicite, mais on ne les trouve que sur des chaînes câblées payantes. HBO et Showtime, par exemple, sont deux chaînes câblées réputées pour leur programmation de séries ou d'émissions à caractère politiquement incorrect ; ce qui signifie des programmes qui offrent une diversification à la fois dans les thèmes abordés, dans l'approche de ces thèmes et dans la réalisation filmique. A titre d'exemple, les séries The L Word et Queer As Folk, toutes deux diffusées sur Showtime. La première relate les histoires entrecroisées de femmes lesbiennes, bisexuelles et transgenres dans le quartier de West Hollywood, la seconde suit la vie d'un groupe d'hommes homosexuels à Pittsburgh en Pennsylvanie ; aucune n'hésite à présenter un visuel sexuel non conforme aux codes en vigueur dans les productions familiales, ce qui leur a valu de ne pouvoir profiter des bénéfices promotionnels et

pécuniaires qu'une diffusion davantage accessible et popularisée aurait générés.

Nous retombons ici sur le tweet de Ginnifer Goodwin par lequel l'actrice suggérait aux fans

de SwanQueen de solliciter de préférence les programmes du câble s'ils souhaitent voir une

représentation homosexuelle. Que Goodwin n'établisse pas de lien entre la cause homosexuelle qu'elle dit soutenir et le besoin de visibilité de l'homosexualité dans les médias de la culture, et au-delà de ça, que lui échappe la dimension causale du fait de devoir soutenir l'homosexualité en raison en partie de son manque de visibilité culturelle, importent peu ; le problème de fond repose sur cette codification qui agit comme une véritable censure et dont la rigidité contribue à instiller des notions aujourd'hui erronées de ce que doit représenter un couple ou une famille dans la société, suggérant par là un cantonnement traditionnel d'un épanouissement non-hétéronormatif à la marge.

Le contrôle des sémantiques sur le petit écran ne s'arrête pas à l'élaboration et la réalisation des séries. Il se poursuit avec le TV Parental Guidelines, un système de classement des programmes télévisés établi en 1996 par le Congrès américain en réponse à une inquiétude croissante du public quant à l'exposition des plus jeunes et des plus sensibles au sexe, à la violence et aux injures. Chaque épisode de série est donc soumis à un examen à la suite duquel il se voit attribué un grade visant à informer les téléspectateurs de la nature de son contenu, l'équivalent de la régulation des médias audiovisuels par notre CSA français. Toutefois les États-Unis, convaincus d'optimiser l'éducation de ses jeunes générations, poussent la vigilance à l'extrême. Des programmes qui semblent anodins à des yeux ouest-européens sont estimés non-appropriés aux enfants et jeunes adolescents de l'autre côté de l'Atlantique. C'est ce qui créa la stupéfaction des Français lorsqu'ils découvrirent que la Motion Picture Association of America, qui s'occupe de la régulation des contenus cinématographiques, avait classé PG-13 le film Les Choristes88, l'histoire pourtant édulcorée d'un surveillant scolaire qui redonne le sourire à ses élèves en leur faisant découvrir le chant, en raison de références sexuelles et de violence89.

Si la notation fournie par le TV Parental Guidelines paraît insuffisante, les Américains ont également à leur disposition le Parents Television Council, une organisation américaine influente engagée dans une chasse aux contenus « non familiaux » qui pourraient représenter une nuisance pour les enfants. Le site du PTC publie régulièrement des résumés des programmes télévisés et s'emploie à classer chacun de ses programmes selon un système de notation élaboré :

- un point vert : « Family-friendly show promoting responsible themes and traditional values.90 »

88Les Choristes, dirigé par Christophe Barratier, Pathé Films, 2004.

89Mulard, Claudine, « Les États-Unis jugent "Les Choristes" trop crus pour les enfants », Le Monde, 12 mars 2005,

http://www.lemonde.fr/culture/article/2005/03/12/les-etats-unis-jugent-les-choristes-trop-crus-pour-les-enfants_401419_3246.html. Accès 30 décembre 2015.

- un point jaune : « The show contains adult-oriented themes and dialogue that may be inappropriate for youngsters. »

- un point rouge : « Show may include gratuitous sex, explicit dialogue, violent content, or obscene language, and is unsuitable for children. »

Ici encore, ce n'est pas l'inquiétude des parents concernant l'exposition de leurs enfants à des contenus culturels violents qui retient l'attention ; tout n'est pas approprié à un jeune public et c'est effectivement le travail des adultes de leur entourage de les en protéger. La surprise est due à la rigidité du PTC à la lumière de la notation qu'il établit et des contenus qu'il censure ; le fait, par exemple, que toute mention de sexualité, y compris celle codée et pratiquement invisible que nous décrivions plus haut, est à proscrire des discours destinés aux enfants et adolescents. Le groupe déplore toute déviance du référent « familial » établi, à savoir la drogue, la prostitution, l'adultère, l'inceste, le sexe chez les adolescents. Le PTC passe chaque minute du petit écran au crible et n'accepte aucune infraction au sens moral tel qu'il le conçoit.

La citation suivante est extraite d'un communiqué émis par Dan Isett, le chargé de communication du PTC : « This is just another in a long, sad string of similar instances where all of the major network morning shows have permitted this inappropriate and offensive content. These cannot and must not be dismissed as 'mistakes,' and it's time for the networks to step up, take responsability for what they broadcast, and ensure that this never happens again »91.

Au vu de l'affliction et de l'animosité de ces propos, on imagine aisément une réaction à un scandale, à un événement obscène à outrance. Il s'agit pourtant en réalité d'une réponse à un incident mineur, un « gros mot » énoncé en direct par l'acteur Tom Hanks, invité à la matinale Good

Morning America pour faire la promotion du film CloudAtlas92. La réaction d'à la fois l'acteur et la

présentatrice dans la seconde qui suit l'anicroche semble démesurée : la surprise et le choc, puis les excuses. La chaîne ABC qui produit l'émission s'est elle-même hâtée de présenter ses propres excuses aux téléspectateurs et d'annoncer que l'émission allait être « corrigée » pour toute diffusion ultérieure93, ce qui s'est traduit par la substitution de l'explétive par un « bip ». Le PTC s'indigna malgré tout contre Hanks, ainsi que contre l'émission, pour avoir autorisée l'utilisation d'une grossièreté.

http://www.parentstv.org/ptc/familyguide/monday.asp. Accès 30 décembre 2015.

91Serpe, Gina, « Tom Hank Drops Accidental F-Bomb on Good Morning America, Issues Immediate Apology », E News, 19 octobre 2012, https://www.eonline.com/fr/news/355507/tom-hanks-drops-accidental-f-bomb-on-good-morning-america-issues-immediate-apology. Accès 30 décembre 2015.

92« Tom Hanks F-Bomb », YouTube, vidéo mise en ligne par Bustedcoverage, 19 octobre 2012,

https://www.youtube.com/watch?v=-C2h6JSnM-E. Accès 30 décembre 2015.

93Chaney, Jane, « Tom Hanks Dropped an F-bomb on 'Good Morning America' », The Washington Post, 19 octobre 2012, https://www.washingtonpost.com/blogs/celebritology/post/tom-hanks-dropped-an-f-bomb-on-good-morning-america/2012/10/19/d0fb6e3e-19f2-11e2-aa6f-3b636fecb829_blog.html?utm_term=.4cc47d1d987d. Accès 30 décembre 2015.

Voici donc le type de restrictions qui sculptent le paysage télévisuel américain et qui forgent l'encodage visuel si typique des productions du pays. Ce sont ces codes que les fans recherchent dans une représentation queer et ce sont donc ces mêmes codes qu'ils s'emploient à appliquer dans la réalisation de leurs manipulations photographiques, soit parce qu'ils sont eux-mêmes victimes de la prise de position sociale américaine favorisant une pudeur soutenue, soit parce qu'ils pensent optimiser leurs chances de faire valoir leur point de vue en utilisant un encodage conventionnel. Qu'il s'agisse d'une manœuvre intentionnelle ou non, le résultat d'une sémantique marginale infusée dans un scripte visuel normatif étonne ; il fait osciller l'appréciation du spectateur entre le malaise de l'inédit et l'indifférence de la familiarité, un procédé qui l'encourage à adapter sa zone de confort à l'élargissement des représentations de son quotidien « en douceur ».

Nous parlons ici d'adaptation « douce » en cela que l'inconfort que le visuel génère n'est pas handicapant pour le spectateur et agit au contraire comme l'impulsion nécessaire à la remise en cause de l'établi. Un visuel davantage licencieux, rompant en tout point avec le protocole télévisé en vigueur, tel que les fans pourraient en théorie produire s'ils exploitaient la nature explicite des sources pornographiques dans la création de leurs « manips », risquerait de provoquer un choc trop invalidant pour aboutir à une réflexion favorable.

Ce que nous essayons de dire ici, c'est qu'à l'instar de la fanfiction, l'acte de réécriture par la conception et la consommation d'images photographiques manipulées représente plus qu'un simple divertissement. Au-delà du commentaire critique de la monosémie des discours narratifs du petit écran, ces manipulations témoignent de la faisabilité d'incorporer des situations singulières dans le panorama télévisuel par l'utilisation de l'encodage classique des programmes « familiaux ». Qu'il s'agisse d'un acte intentionnel ou non, l'imaginaire que les fans bâtissent n'est pas de nature utopiste ; du fait de sa conformité aux standards visuels, leur fiction devient réalisable. C'est d'ailleurs le remède que Barthes préconise aux écrivains pour balancer le « vertige stéréotypique », « y entrer sans guillemets, en opérant un texte, non une parodie. » (S/Z, 96). En d'autres termes, se débarrasser des marques de citations en même temps que de la propriété d'un texte, éviter de tomber dans le métatexte en ouvrant un langage équivoque sans contrainte d'énonciation ; écrire.