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Émotions fictives ou réalité de la fiction : fans illégitimes ou lecteurs sensibles ?

Chapitre 2 « LGBT Fans Deserve Better » : la contre-offensive des fans

6) Émotions fictives ou réalité de la fiction : fans illégitimes ou lecteurs sensibles ?

Qu'éprouvent les fans ? Peuvent-ils seulement éprouver quoi que ce soit pour ces personnages de fiction qui habitent et influencent leur quotidien ? Voici une problématique à laquelle il nous semble essentiel de répondre pour fiabiliser la compréhension de l'origine, de la nature et de la subsistance de la fan culture mais qui ne préoccupent pas les chercheurs des

reception studies si l'on s'en tient au peu de mentions que l'on rencontre dans leurs travaux. Traiter

ce sujet qui touche le cœur de ce qui motive les pratiques de fans devrait nous permettre de saisir davantage les raisons derrière l'ampleur de la réaction des fans face à la mort de Lexa.

Nous avons employé plus tôt le terme « deuil » pour décrire la torpeur dans laquelle s'est retrouvé le fandom des suites du contenu de l'épisode « Thirteen ». Nous avions en effet constaté des similarités entre le contrecoup de la disparition d'un proche dans la vie « réelle » et celui de la perte d'un personnage de fiction tel que Lexa pour les fans. La question à laquelle il nous revient maintenant de répondre est la suivante : qu'est-ce qui justifie une telle réaction ? Comment rationaliser qu'une entité immatérielle, irréelle en cela qu'elle n'existe que par le conformisme à un paramétrage scénaristique et ne permet ainsi aucune interaction avec le fan, puisse provoquer chez lui des émotions comparables à celles qu'il ressent plus généralement au contact d'êtres vivants existants, matériels, palpables ? Une émotion générée par de la fiction est-elle une émotion fictive ? Est-elle inauthentique, illégitime ?

La variable au centre de cette problématique est celle de l'état de conscience du spectateur. Lorsqu'un individu fait la démarche d'aller voir un film ou une pièce de théâtre, de regarder un épisode de série ou de lire un livre, il n'ignore pas qu'il s'agit pour la plupart de fiction. Pourtant il rit, pleure, éprouve de la tristesse, de la peur, de la mélancolie, du dégoût parfois. C'est d'ailleurs ce qu'il recherche lorsqu'il consomme un ouvrage culturel et c'est par la faculté du contenu à lui faire ressentir ces émotions qu'il va juger de sa qualité.

Radford et Weston ont trouvé dans ce raisonnement un paradoxe, selon eux, intrinsèquement insurmontable et construit comme un syllogisme défectueux dont les propositions sont les suivantes :

(1) (…) in order for us to be moved (to tears, to anger, to horror) by what we come to learn about various people and situations, we must believe that the people and situations in question really exist or existed; (2) (…) such “existence beliefs” are lacking when we knowingly engage with fictionall texts; and (3) (…) fictional characters and situations do in fact seem capable of moving us at times.178

Les « solutions » que les auteurs avancent dans leur article semblent davantage destinées à démontrer l'impossibilité de résoudre ce paradoxe qu'à proprement parler résoudre le problème. Peut-être oublions-nous que nous avons affaire à de la fiction lorsque l'on « est pris » dans l'histoire. Peut-être le travail de mise-en-scène nous permet-il de suspendre notre incrédulité le temps d'un film ou d'une pièce de théâtre. Sommes-nous tout simplement sensibles aux histoires, qu'elles soient fictives ou avérées ? Peut-être disposons-nous de deux façons d'appréhender les histoires, l'une pour assimiler la « réalité », l'autre pour recevoir la fiction ?179

Peu importe les tentatives pour problématiser ce paradoxe, Radford et Weston ne parviennent pas à réconcilier l'état de conscience dans lequel se trouve un spectateur face à un ouvrage de fiction et les émotions qu'il lui procure : « (…) we are saddened, but how can we be? What are we sad about? How can we feel genuinely and involuntarily sad, and weep, as we do, knowing as we do that noone has suffered or died? » (Radford, Weston, 77). La seule manière d'éprouver de la pitié face au destin d'Anna Karenina ou d'être abattu par la mort de Mercutio (Radford, Weston, 69) serait, selon les auteurs, de réduire la distance entre la réalité et la fiction, c'est-à-dire de finir par se persuader que les événements de fiction dont on est témoin sont réels ou tout au moins, le récit d'une tranche de réalité. Dans le cas où l'on échouerait de croire à la fiction, les émotions qu'elle crée néanmoins serait tout simplement irréelles.

La réponse au paradoxe de Radford et Weston peut se diviser en trois écoles. La première correspond à la « pretend theory », développée par Kendall Walton. Walton réfute la troisième proposition du syllogisme en suggérant une impossibilité d'être factuellement touché par des situations ou des personnages fictifs. Il suppose un individu, Charles, effrayé par le visionnage d'un film d'épouvante : si Charles est conscient que le film qu'il regarde relate des faits de fiction, alors il ne peut réellement en avoir peur. Puisque Walton est néanmoins dans l'incapacité de nier que Charles ressent tout de même une émotion qui lui semble être de la peur, il conclut que la fiction représente pour celui qui la reçoit une « fictional truth »180, soit une réalité dont on ne peut admettre 178Schneider, Steven, « The Paradox of Fiction », The Internet Encyclopedia of Philosophy, ISSN 2161-0002, 3 juin 2016, http://www.iep.utm.edu/fict-par/. Accès 30 septembre 2016.

179Radford, Colin and Michael Weston. « How Can We be Moved By the Fate of Anna Karenina? », The Aristotelian Society, Vol. 49 (1975), pp. 87-93, JSTOR, https://www.jstor.org/stable/4106870. Accès 30 septembre 2016.

180Walton, Kendall, « Fearing Fictions », The Journal of Philosophy, Vol. 75, N°1, 1978, pp. 5-27, 11, JSTOR,

la véracité que dans une poche spatio-temporelle alternative définie. Par cette logique, les émotions générées par une « vérité fictionnelle » sont elles-mêmes différentes ; par exemple, à la vue du monstre visqueux de son film d'épouvante, Charles expérimente une version modifiée de la peur : « What he actually experiences, his quasi-fear feelings, are not feelings of fear. But it is true of them that make-believedly they are feelings of fear. » (Walton, 22)

L'apport essentiel de Walton dans l'élaboration du paradoxe de Radford et Weston est l'établissement de la fiction, plutôt que de la réalité, en point de référence. En effet, si l'on veut comprendre la nature des émotions qui nous bouleversent et que la réalité de laquelle elles surviennent est fictionnelle, alors c'est bien vers la fiction qu'il faut se tourner. Pour que Charles puisse être effrayé par le monstre visqueux qui n'existe que dans la réalité fictionnelle du film qu'il visionne, pour qu'il ressente de la « quasi peur », il lui est nécessaire d'exister lui-même dans la réalité fictionnelle du monstre. Ce serait donc notre propre projection dans le monde de la fiction, plutôt que l'importation d'un élément de fiction dans la réalité, qui nous permettrait d'éprouver ces émotions.

La deuxième théorie développée en réponse au paradoxe de Radford et Weston est connue sous le nom de « thoughttheory ». Cette fois-ci, c'est la première proposition du syllogisme qui est défiée ; on ne suggère plus la nécessité pour le récepteur de fiction de croire que les situations et personnages fictifs sont, dans une certaine mesure, réels pour générer une réponse émotionnelle. Plutôt que d'écarter l'élément qui provoque véritablement l’ambiguïté du paradoxe (à savoir, l'état de lucidité dans lequel se trouve le lecteur ou le téléspectateur au moment de la « lecture » d'un ouvrage de fiction), Peter Lamarque, Noël Carroll et Smith Murray proposent au contraire de l'inclure dans leur raisonnement. A aucun moment durant le visionnage d'un film, la lecture d'un livre ou plus tard, dans l'éventualité où l'on revient sur un ouvrage dans une conversation, nous oublions qu'il s'agit de fiction. La fiction n'est pas un leurre mais une expérience encadrée : « (…) our engagement with fiction is made in the context of a recognized social institution – the institution of fiction – with known rules and roles (...) »181. La salle de cinéma, l'écran de télévision ou d'ordinateur, la copie papier du livre ou sa version numérique accessible sur un appareil informatique sont autant de repères qui nous ancrent dans la reconnaissance de cette institution et donc d'une limite entre la réalité et la fiction.

Selon les « thought theorists », il s'agit néanmoins d'une reconnaissance périphérique ; causale du fait des repères que nous venons de mentionner mais secondaire dans l'appréciation de la 181Smith, Murray, « Film Spectatorship and the Institution of Fiction », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, Vol 53, N°2, 1995, pp. 113-127, 114, JSTOR, https://www.jstor.org/stable/431540. Accès 30 septembre 2016.

fiction. Leur conclusion est donc que la dimension non-factuelle d'une situation n'empêche pas la réponse émotionnelle du récepteur. La fiction n'agirait pas comme un frein à l'émotion mais au contraire comme une invitation à ressentir par la projection : « (…) it is enough for us to imaginatively entertain a fictional situation in order to be moved. » (Murray, 117) L'institution de la fiction est le refuge où l'acte d'imagination peut s'exercer et dont les limites se forgent au gré des émotions qu'il génère ; en somme, ce n'est pas la fiction qui borne les émotions mais bien les émotions qui paramètrent la fiction.

La troisième théorie, l'« illusion theory », réfute la deuxième proposition du paradoxe de Radford et Weston et suggère par-là l'impératif de croire, de la manière même la plus infime, aux situations que présente la fiction sans quoi il nous est impossible d'y répondre émotionnellement. Coleridge parle de « willing suspension of disbelief »182, un précepte duquel résultent des exigences de fonctionnalité qui, à la lumière des multiples simulations proposées par les théoriciens que nous évoquions plus tôt, sont devenues irréconciliables avec les schémas de pensée modernes, presque désuètes, notamment la présupposition qu'il est possible pour quiconque d'occulter volontairement tout ou partie du rappel à la réalité qu'incarne nécessairement notre position face à de la fiction.

Ce qui semble manquer à l'ensemble de ces suggestions est une approche davantage physiologique. Les commentaires sur le paradoxe de la fiction reviennent continuellement aux raisons d'une réaction émotionnelle au contact de la fiction : pourquoi ressentons-nous de la peur face à un film d'épouvante, de la satisfaction devant une comédie romantique à la fin heureuse, de la tristesse à la lecture d'un destin funeste ? Pourquoi nous attachons-nous même aux personnages des univers de fiction ? Ces interrogations perdent de leur teneur lorsqu'on se demande quel serait l'intérêt de lire un roman, d'aller voir un spectacle, de visionner une série sans la possibilité de ressentir des émotions. Le goût invariable de l'homme pour le récit, de même que son inventivité dans les formes de l'expression narrative, nous paraissent un gage du caractère essentiel du récit dans l'évolution de l'homme, tant en termes de construction identitaire que sur l'échelle de l'humanité toute entière. L'homme aurait-il pu construire un tel empire autour du divertissement par le récit sur des moitiés d'émotions, illusoires et artificielles ?

Une analogie qui nous semble pertinente est celle des parcs à thème et des fêtes foraines qui doivent leur notoriété à leurs attractions à sensations fortes. Le penchant des visiteurs pour ces manèges qui vont toujours plus vite, tombent de toujours plus haut et enchaînent toujours plus de vrilles et de loopings poussent ingénieurs, architectes et mécaniciens à concevoir les machines les 182Coleridge, Samuel Taylor, Chapter XIV dans Biographia Literaria, 1817,

plus sophistiquées possibles afin de subvenir aux besoins de la demande. On peut ici interroger les mêmes problématiques que celles correspondant à la fiction ; les situations proposées sont elles-mêmes fictionnelles en cela que l'on ne se trouve pas véritablement à bord d'un train lâché à vive allure dans une mine d'or de l'ouest de l'Amérique, qu'on ne tombe pas réellement en chute libre du haut d'une tour hantée et qu'on ne parcoure vraisemblablement pas l'espace à bord de minuscules nacelles d'acier. Néanmoins, il existe une part de réalité dans ces situations. La mine est peut-être factice, le train, programmé pour maintenir une vitesse stable sur une période déterminée, mais la rapidité du wagon, ses secousses sur les rails et le contact avec le vent procurent des sensations réelles, palpables ; il en est d'ailleurs de la responsabilité du parc de prévenir les visiteurs de l'intensité des attractions et des effets secondaires qu'elles sont susceptibles de provoquer. Le ressenti de ces sensations n'est donc pas remis en cause : on considère volontiers que l'organisme assimile la « fausse » chute libre du haut d'une tour hantée comme il le ferait une véritable chute libre, malgré le dispositif colossal en vigueur pour assurer une sécurité optimale et malgré l'évidence de la mise-en-scène qui nous rappelle qu'il s'agit d'une situation fictive.

Ce qui nous amène à nous poser la question suivante : qu'est-ce qu'une émotion ? Walton décrit la situation suivante :

Is [Charles] afraid [of the green slime] even so ? He says that he is afraid, and he is in a state which is undeniably similar, in some respects, to that of a person who is frightened of a pending real world disaster. His muscles are tensed, he clutches his chair, his pulse quickens, his adrenalin flows. (…) The fact that Charles is fully aware that the slime is fictional is, I think, good reason to deny that what he feels is fear. It seems a principle of common sense, one which ought not to be abandoned if there is any reasonable alternative, that fear must be accompanied by, or must involve, a belief that one is in danger. (Walton, 6-7)

Si l'observation d'une réponse physiologique chez un individu en réponse à une situation donnée et l'expression de la sensation de cette réaction par ce même individu ne constituent pas des preuves suffisantes pour déduire une émotion, comment la caractériser ? Pourquoi ne pas raisonner selon le schéma inverse et partir du résultat afin d'en retracer la cause : Charles manifeste toutes les caractéristiques physiques de la peur, il contracte ses muscles, se cramponne à son fauteuil, son pouls s'accélère et l'adrénaline coule dans ses veines. Puisque ces expressions corporelles traditionnellement caractéristiques de la peur ne sont pas survenues chez Charles de façon inopinée mais sont les conséquences du visionnage d'une situation particulière, pourquoi ne pas déduire simplement qu'il a peur et qu'il n'est ainsi pas nécessaire que Charles croie en l'existence du monstre

pour ressentir de la peur ? Inférer l'inauthenticité d'un ressenti de la nature fictionnelle d'une situation signifierait que lorsque l'on rit face à une scène comique d'un film, on ne peut en réalité la trouver drôle sous prétexte que l'on sait la situation fictive. Que veut dire ce « en réalité » ? A quelle réalité réfère-t-il si l'individu ressent les symptômes de l'amusement devant un film de la même manière qu'il les ressent devant une situation non scénarisée ?

Le facteur essentiel qui semble décontenancer Radford et Weston dans leur raisonnement est cet état de conscience face à une situation de fiction. Ils considèrent la démonstration suivante :

Suppose then that you read an account of the terrible sufferings of a group of people. If you are at all humane, you are unlikely to be unmoved by what you read. The account is likely to awaken or reawaken feelings of anger, horror, dismay or outrage and, if you are tender-hearted, you may well be moved to tears. You may even grieve. But now suppose you discover that the account is false. If the account had caused you to grieve, you could not continue to grieve (…). It would seem then that I can only be moved by someone's plight if I believe something terrible has happened to him. (Radford and Weston, 68)

Les auteurs peinent à expliquer qu'un individu puisse ressentir de la tristesse devant un ouvrage de fiction en toute connaissance de cause alors qu'il délaisse automatiquement cette émotion à l'annonce d'un canular ; peut-être parce qu'ils partent d'un postulat erroné, celui d'une seule et unique fiction. Pour Radford et Weston, mais aussi pour Walton, il existe une dichotomie irréconciliable entre la réalité et la fiction ; croire à la possibilité pour quiconque de passer de l'une à l'autre, c'est simplement transgresser les lois de la physique et du bon sens. Par cette induction, toute situation qui est fausse (c'est-à-dire non effective, non avérée par la réalité) est fictive.

Ce que Radford et Weston occultent totalement de leur réflexion, c'est toute notion de projection, que ce soit sous sa forme imaginative, empathique ou représentationnelle. Il nous semble pourtant qu'il s'agisse là d'une notion clé pour appréhender les mystères du paradoxe de la fiction. L'état de conscience est certes essentiel en cela qu'il est celui qui conceptualise en partie le principe de la fiction mais il nous semble qu'il faut savoir différencier le contexte dans lequel il se manifeste. Dans la situation de Radford et Weston ci-dessus, l'individu dupé est victime d'un mensonge ; outre le mauvais goût de la farce, c'est au soulagement que fait place l'affliction, non pas exactement parce que la situation est fictive mais parce que la révélation de la dimension fictive implique dans cette situation que la projection peut s'arrêter. Le choc de l'aveu brise effectivement l'émotion car il implique qu'imaginer le ressenti des victimes et de leurs proches n'a plus lieu d'être : le groupe de personnes dont parlait l'énonciateur charlatan n'existe pas, aucun individu ne souffre, ni de douleur directe ni de douleur empathique.

Lorsque l'on approche une situation dont on sait dès le départ qu'elle est fictive, il n'y a pas de voile salvateur à lever : par une causalité propre au récit de fiction, un personnage qui meurt dans son univers disparaît du canon de son univers dans notre réalité. La fiction ne peut ici agir comme une rupture parce qu'elle était là depuis le début. Et c'est là la différence entre le canular de Radford et un ouvrage de fiction : le point de référence. Dans la première situation, il s'agit de corriger l'inexactitude d'une information en l'alignant sur des faits avérés et vérifiables ; le point de référence est donc la réalité telle que l'énonciateur et son interlocuteur la perçoivent. Dans la seconde, on s'ancre volontairement dans une perspective d'expérimentation alternative dans un univers où les personnages, les lieux et les événements existent en cela qu'on les sait non négociables avec notre réalité. En d'autres termes, on ne peut soulager la peine du récepteur d'un récit tragique parce que l'absence de décrochage soudain avec le réel empêche la cessation de la projection. Le récepteur ressent à la fois la tristesse qu'il imagine chez les proches du personnage dans son univers fictif et son propre chagrin, dans le monde réel, de ne plus revoir ce personnage à l'avenir.

Nous nous sommes jusque-là employés à observer la réception de la fiction à travers l'angle unique de la philosophie, ce qui nous a amené à considérer son ambiguïté comme incontestable.