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Conceptualiser la « race »

Chapitre 3 De l'intersectionnalité dans la fan culture

3) Conceptualiser la « race »

Il nous semble maintenant nécessaire de soulever les problèmes que génère la terminologie utilisée dans les thématiques construites autour de l'identité culturelle. Du fait de la situation géographique de notre étude, la plupart des sources qui viennent nourrir notre raisonnement sont rédigées en anglais et s'il est une difficulté de travailler dans une langue différente de celle utilisée dans les ouvrages sources, c'est que la théorisation d'un même concept se construit et s'exprime différemment à cause de la langue. Nous avions déjà très brièvement abord ce point dans le chapitre précédent lorsqu'il s'agissait de traiter la notion de « community » ; nous avions alors convenu de l'emploi du terme dans sa forme anglophone en vertu de la gamme de nuances sémantiques dont il est porteur et que le français ne saurait rendre.

La notion qui a représenté pour nous un obstacle au regard de la thématique identitaire est celle de « race » que les anglophones utilisent ordinairement indépendamment de « ethnicity » pour opérer un découpage de l'homosapiens forgé sur une différenciation estimée purement biologique. Bien que l'on retrouve également le terme « race » dans le vocabulaire français, la langue ne permet pas la possibilité de neutralité qu'autorise en théorie sa forme anglophone. Un francophone qui parle de « race » pour distinguer les individus selon des critères physiques, physiologiques ou culturels émet nécessairement un commentaire raciste, ainsi que s'emploie à le souligner le dictionnaire : « Catégorie de classement de l'espèce humaine selon des critères morphologiques ou culturels, 258@msjwilly, « And the composure literally was just me shutting down after someone called me an angry black woman », Twitter, 28 janvier 2017, 14h48, https://twitter.com/msjwilly/status/825475587405787136?lang=fr.

scientifiquement aberrantes, dont l'emploi est au fondement des divers racismes et de leurs pratiques. »259 Et au cas où la définition seule ne suffirait pas à transmettre au lecteur la virulence de l'idéologie que le terme renferme, le dictionnaire a ajouté un encart spécifiant que bien que la notion de « race » eût un jour sa place dans les discours scientifiques et notamment au XIXe siècle, les découvertes qui ont depuis illuminé la science de la génétique rendent obsolète et illégitime toute tentative de classification de l'homme. La langue française ne cède donc aucune digression sémantique sur ce point.

Si la définition anglophone ne fait pas état du risque pour un énonciateur de véhiculer des valeurs discriminatoires, le concept de « race » fait tout de même polémique. On le constate dans la littérature de domaines de recherche très variés, des sciences dures telles que la biologie et la microbiologie aux sciences humaines de l'anthropologie et de la sociologie par exemple. Au cœur de cette remise en cause, on trouve bien sûr la légitimité de la neutralité que l'on accorde au concept : peut-on classer les hommes au gré de ce qui les différencie sur un plan matériel comme l'on classifie les divers organismes du reste du règne animal, les différentes espèces végétales ou encore les sortes de roches ? Ceux pour qui la réponse est affirmative et qui jugent nécessaire une taxonomie biologique appliquée à l'homme considèrent que si l'intention n'est pas d'asseoir la suprématie d'un groupe sur un autre mais de simplement classer, de mettre un nom sur chacune des déclinaisons détectables de l'homme alors l'emploi du terme « race » ne peut être problématique et ne peut être le vecteur de discrimination. La démarche est purement scientifique et donc impartiale ; on observe, on constate une variation, on prend note.

Malheureusement catégoriser l'homme au niveau biologique est une manœuvre difficilement réalisable dans l'affranchissement total des hiérarchies ethniques, culturelles et religieuses déjà en place dans les différents modèles sociaux ; et le fait même que le support soit celui de la génétique, soit la science des formes organiques, celle par laquelle l'homme replace l'homme dans la Nature, donne à l'acte de classification une dimension d'irréfutabilité. Car les différences génétiques entre les hommes sont là ; certaines sont manifestes dans la forme d'un nez, d'un œil, la couleur d'une peau ou la texture de cheveux : ce sont là certains des critères morphologiques à partir desquels les groupes et les communautés se sont formés. Il ne s'agit néanmoins ici que des expressions génétiques observables « à l'œil nu » ; l'homme a tracé une carte humaine sur le recensement de différences et de similarités qui lui semblaient flagrantes dans l'ignorance de deux principes fondamentaux.

Le premier, « [i]n a variety of species including Drosophila, mice, birds, plants, and man, it is the rule, rather than the exception, that there is genetic variation between individuals within 259« Race », Le Petit Larousse illustré, 2016.

population »260. Lewontin s'emploie ici à démontrer le fait que les individus d'une même espèce varient immanquablement les uns des autres et ce, y compris parmi les individus que l'on regroupe sous une même étiquette parce qu'ils partagent des caractéristiques physiques visibles. Les chercheurs en génétique ont par ailleurs découvert que les jumeaux monozygotes, à qui l'on prêtait jusqu'alors des génotypes identiques, présentent des variations génétiques certes infimes mais suffisantes pour les différencier261. A plus forte raison, les généticiens et spécialistes en bioéthique qui se penchent sur le clonage confirment la constatation d'une dissimilitude entre le génotype d'un organisme issu d'une démarche de clonage thérapeutique (telle que la célèbre brebis Dolly) et le génotype original262. Il s'agit de dissimilitudes observées au niveau moléculaire et/ou mitochondrial par quoi nous comprendrons qu'ici encore, la différenciation entre l'organisme original et l'organisme cloné est rendue possible malgré et par l'insignifiance de la variabilité biologique. Nous conclurons donc qu'aucun individu n'est exactement génétiquement identique à un autre et qu'à partir de là, chaque tentative d'établissement d'un groupe au niveau biologique ne pourra se faire que par la concession d'un flou dans ses délimitations.

Le second principe est justement l'insignifiance de la variabilité. La génétique propre à chaque individu varie de l'un à l'autre mais les différences morphologiques si proéminentes qu'un homme observe chez son prochain sont le produit de variations génétiques mineures. Une disproportion qui inquiéta certains scientifiques dès les années 1950 au commencement du Civil

Rights Movement lorsqu'ils constatèrent une appropriation des notions biologiques de « race » pour

alimenter les discours ségrégationnistes et contester les revendications sociales et légales de la population afro-américaine263. Depuis, le concept de « race » s'est instauré dans le langage du quotidien ainsi que dans l'imaginaire collectif et bien que le corps scientifique s'emploie toujours à préconiser son abrogation dans la recherche en biologie humaine, il persiste un clivage entre ceux qui considèrent le concept un outil nécessaire à l'élucidation des mystères de la génétique de l'homme et ceux qui jugent irresponsable la culture d'une dialectique raciale, aussi neutre et objective la souhaite-t-on, alors même que l'on sait qu'elle sert le maintien d'une idéologie xénophobe.

Notons que l'objectif pour les biologistes et généticiens qui contre-indiquent l'exploitation 260Lewontin, Richard, « The Apportionment of Human Diversity » [document PDF], Evolutionary Biology, 1972, Vol. 6, pp. 381-398, 382, http://www.philbio.org/wp-content/uploads/2010/11/Lewontin-The-Apportionment-of-Human-Diversity.pdf.

261Casselman, Anne, « Identical Twins' Genes Are Not Identical », Scientific American, 3 avril 2008,

https://www.scientificamerican.com/article/identical-twins-genes-are-not-identical/. Accès 25 juin 2017.

262Pence, Gregory E., Bioethics and Philosophy In Orphan Black. What We Talk About When We Talk About Clone Club, Dallas, Texas, Smart Pop, 2016.

263Howard, Jacqueline, « What Scientists Mean When They Say "Race" Is Not Genetic », Huffpost, 2 février 2016,

du concept de « race » dans la biologie n'est en aucun cas de réfuter la réalité sociale d'une distribution inégale et oppressive des droits et des privilèges selon les morphologies. Au contraire : « While we argue phasing out racial terminology in the biological sciences, we also acknowledge that using race as a politial or social category to study racism, although filled with lots of challenges, remains necessary given our need to understand how structural inequities and discrimination produce health disparities between groups. »264 Yudell indique ici que l'intérêt serait celui d'une réciprocité : si l'on parvient à débarrasser la recherche en génétique des populations du concept de « race » afin d'empêcher son acception sociale d'interférer avec la médecine (par exemple), les sciences humaines pourraient en retour bénéficier d'un support scientifique solide pour resituer les dynamiques de subordination raciale là où elles opèrent véritablement, à savoir dans les pratiques sociales.

Car si la « race » est une fiction biologique, elle reste une réalité sociale. Une réalité sociale qui, d'après plusieurs chercheurs anglophones spécialisés dans différents domaines du vaste champ des sciences humaines, souffre du refus de certains pays européens (notamment la France et l'Allemagne) d'utiliser le terme « race » dans les discours politiques, universitaires et scientifiques pour problématiser les thématiques raciales. Lewis rend compte à diverses reprises dans ses travaux du véritable défi dialectique que représente une telle digue linguistique, particulièrement dans un contexte d'échanges en présentiel :

It was as though the anxieties about what constitutes the European [minus any English-speaking western European country] in the wake of diverse and by now long-standing immigrant and diasporic populations across European national spaces were not also anxieties about race alongside or enfolded into anxieties and discourses about ethnicity, culture and religion. It was as though race as a category of “real” biological difference was believed and thus unspeakable rather than understood as an ideological category that becomes filled with specific content in situated contexts, including the context of the temporary institution of a feminist conference.265

Selon Lewis, renier le terme « race » dans la conceptualisation des catégories sociales construites autour de caractéristiques physiques et culturelles, le rendre imprononçable, presque obscur, contribue à la normalisation des rapports de domination qui régissent ces catégories et à l'étouffement de réalités historiques et présentes. Proscrire l'utilisation du terme « race » des discours socio-politiques, que ce soit par crainte qu'il ne facilite la propagation de la haine raciale ou par conviction qu'une distanciation linguistique figure l'envie d'une dissociation avec les 264Gannon, Megan, « Race Is a Social Construct, Scientists Argue », LiveScience, 4 février 2016,

https://www.livescience.com/53613-race-is-social-construct-not-scientific.html. Accès 25 juin 2017.

265Lewis, Gail, « Unsafe Travel: Experiencing Intersectionality and Feminist Displacements », Signs, 2013, Vol. 38, N°4, pp. 869-892, 885, JSTOR.

« manières de faire » passées (le colonialisme français et le nazisme allemand, entre autres) trahirait, toujours selon Lewis, la partialité d'une prise de position blanche. Et assurément on ne fait cas, dans aucun des arguments qui condamnent l'emploi du terme dans les sociétés occidentales, d'une racialisation blanche. Le raisonnement tout entier est construit à partir d'un automatisme imprudent, celui du postulat non revisité selon lequel seules les minorités doivent subir un classement. Le danger d'une classification n'est véritablement pas la diversité de la matière observée mais la convergence des variables qui forgent la perspective de celui qui observe ; et lorsque celui qui observe ne trouve pas justifiable de se situer dans le classement, il laisse entendre qu'il représente le modèle.

Nous parlons ici encore de racialisation à l'échelle sociale, autrement dit, la nécessité de reconnaître le « privilège blanc » comme aussi construit mais aussi réel que toute autre édification d'une unité culturelle autour de caractéristiques morphologiques. En réalité l'homme blanc a déjà essayé de se situer sur un spectre racial : au XVIIIe siècle, Blumenbach conduit des recherches sur les différences squelettiques et anatomiques observables entre les individus et conclue que l'espèce humaine se découpe en cinq variétés, à savoir Caucasiens, Mongols, Ethiopiens, Américains et Malais266. Malheureusement, non seulement Blumenbach choisit de nommer « Caucasiens » les individus constituant la « race blanche » en hommage à la région du Caucase « both because its neighbourhood, and especially its southern slope, produce the most beautiful race of men »267, mais il considère les Caucasiens, pris en tant que « individus de race blanche », comme la forme primitive de l'être humain de laquelle dérivent toutes les autres formes (Krieger, « Stormy Weather »).

Une instrumentalisation telle que celle biologique mise en œuvre par Blumenbach pour renforcer la suprématie de l'individu blanc figure le risque de rouvrir un débat racial avec un emploi des termes « race » et « blanc ». Néanmoins, l'optique de la démarche n'étant pas de faire prévaloir un groupe sur un autre mais bien de délimiter et de nommer la majorité afin de pouvoir pointer du doigt sa prépondérance et son autorité dans la structuration de la société, c'est ainsi qu'il nous faudra entendre le terme « race » chaque fois que nous l'utiliserons ou le rencontrerons : d'une part, un gage de la reconnaissance de la hiérarchisation systématique et arbitraire des apparences et d'autre part, une composante réflexive nécessaire à la théorisation de l'intersectionnalité en tant qu'outil méthodologique.

266Krieger, Nancy, « Stormy Weather: Race, Gene Expression, and the Science of Health Disparities », American Journal of Public Health, décembre 2005, Vol. 95, N°12, pp. 2155-2160,

https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1449500/. Accès 28 juin 2017.

267Blumenbach, Johann Friedrich, The Anthropological Treatises of Johann Friedrich Blumenbach, London, England, Longman, Green, Longman, Roberts & Green, 1865, 269.