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CHAPITRE 4. CONFRONTATION ET NÉGOCIATION DE L’ESPACE DE

4.2 N ÉGOCIATION DE L ’ ESPACE DE CONSERVATION

4.2.3 Rôle et place des acteurs locaux dans la conservation environnementale

référence de la conservation environnementale est complexe et multiple, et n’est pas exempt de contradictions. Si au premier abord les habitants semblent percevoir de manière positive les initiatives de conservation et qu’ils ont commencé à s’approprier des éléments propres au domaine de la conservation, on constate en revanche que lorsque l’espace de conservation interfère avec certaines de leurs pratiques liées à l’accès et l’exploitation de l’environnement, il provoque le mécontentement auprès des résidents.

On observe de manière générale qu’un sentiment d’incompréhension règne au sein de la population quant aux objectifs, actions et projets que poursuit la Réserve, et que les connaissances à son sujet ne sont pas uniformes d’un habitant à l’autre. Même si certaines de ses activités laissent les habitants indifférents – comme c’est le cas pour les projets d’éducation et de conscientisation environnementale menés auprès de la communauté – d’autres ont plutôt l’effet contraire et sont remises en question par les résidents. Face à l’imposition d’une redéfinition et réorganisation de l’espace local (notamment le système de zonage de la Réserve) et de l’encadrement serré des pratiques d’utilisation et d’exploitation des ressources naturelles (obligation de se prévaloir de permis et interdiction de certaines actions), basé sur la vision inhérente à la conservation, les gens ne comprennent pas toujours les visées de ces nouvelles normes et interdictions alors qu’ils avaient autrefois un accès direct et entier aux ressources de leur milieu.

Cette incompréhension s’explique notamment, comme certains l’indiquent, par le fait qu’au moment de la création de la Réserve, aucun mécanisme de participation publique dans l’élaboration du projet n’a été mis de l’avant, ni de campagnes d’information pour l’aviser officiellement de la mise en place du Refuge et de ses implications pour les résidents. Plus de 30 ans après la création du Refuge faunique et malgré l’insistance grandissante dans les cercles académiques et conservationnistes sur le thème de la participation et de l’intégration

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des communautés locales dans la gestion des aires protégées, force est de constater qu’il n’existe à ce jour aucune plateforme de participation officielle pour les résidents de Río Lagartos – mis à part le Consejo Asesor169 dont aucun habitant questionné ne connaissait l’existence – et que les rapports sociaux entre les habitants et les acteurs de la conservation demeurent ténus. Ainsi, bien que les populations locales aient commencé à être prises en compte par la Réserve seulement à partir de 1999 – soit l’année où le premier Plan de gestion a été mis en application – mes observations indiquent qu’elle inclut à ce jour très peu les populations dans les processus de gestion ou dans ses recherches et activités de conservation.

À cet effet, les habitants m’ont souvent affirmé qu’ils ne sont pas consultés par la Réserve par rapport à la définition des enjeux qui les concernent, aux solutions à y apporter, et au sens qu’ils donnent à leurs pratiques dans l’environnement. Certains considèrent que ce sont toujours les mêmes individus de la communauté qui sont invités à discuter avec les autorités de la Réserve, notamment les principaux responsables des coopératives de pêche et d’écotourisme. En somme, la plupart des gens questionnés disent se sentir exclus des discussions entourant la gestion et la conservation de l’environnement local et considèrent qu’ils devraient avoir un droit de regard tout aussi pertinent et important que leurs pairs et les acteurs de la conservation sur ces questions.

Dans ce contexte, l’intervention de la Réserve est perçue ou interprétée par de nombreux résidents en termes de « prohibition », de « restriction », de « contrainte », ou encore de « surveillance » de leurs activités quotidiennes ou constitutives de leur survie. Les témoignages suivants traduisent bien la compréhension générale des habitants au sujet des implications de la Réserve sur leurs activités :

Como estamos dentro de la Reserva, que es nuestro medio, por lógica, hay planes de manejo dentro de la Reserva. Nosotros estamos dentro de la reserva. ¿Qué es lo que podemos hacer por dentro de la Reserva? Pescar, nada más.

169 Les Consejos Asesores sont des comités consultatifs qui visent à guider et renforcer la prise de décision au

sein des réserves de biosphère, et font partie des mécanismes participatifs prévus par la CONANP. Le Plan de gestion de la RBRL (SEMARNAT 2007) ne décrit pas le fonctionnement ni les modalités de son Conseil consultatif, et ne précise pas les différentes parties prenantes qui sont invitées à y participer. Sur place, il n’a pas été possible d’obtenir de renseignements supplémentaires.

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Pescar peces. No podemos cazar, no podemos cortar árboles. Tenemos que cuidar a los especies.170 (B11).

Antes sí. Antes sí. Pues la verdad, cortabas y ya. Ahorita no. Si tú quieres hacerlo, si tú sabes que si tú quieres hacer eso, hay alguien que te va decir que no lo hagas. Entonces, por eso no lo haces. No cortas nada.171 (B13)

De la même manière, les habitants questionnent les mécanismes de conservation de la Réserve – notamment l’interdiction totale d’extraction et les sanctions imposées en cas de délit – les considérant comme étant injustifiées ou illégitimes, et faisant obstruction à l’accès et l’utilisation des ressources de leur milieu. Par conséquent, les résidents déplorent le fait qu’ils ne bénéficient pas d’un espace de participation qui leur permettrait de pouvoir discuter et négocier avec les acteurs de la conservation des termes des règlements et sanctions qui leurs sont imposés. Ainsi, de façon générale, les Ríolagarteños revendiquent le droit à l’accès et l’utilisation des ressources locales et du territoire lorsqu’il s’agit d’assurer leur subsistance. Par exemple, plusieurs résidents estiment que le fait de couper du bois pour les besoins de la maisonnée172 ne menace pas les objectifs de la conservation environnementale et croient plutôt qu’il s’agit d’une pratique contribuant à la régénérescence de la forêt. Du reste, ils jugent que d’avoir à payer pour se procurer du bois et des feuilles de huano, ou encore d’avoir à solliciter des permis d’extraction alors qu’ils avaient autrefois pleinement accès à ces ressources est illogique, d’autant plus que ces dernières abondent dans leur environnement. Également, des pêcheurs interrogés trouvent acceptable la consommation occasionnelle du caracol ou de la tortue et croient qu’elle ne devrait pas être considérée illégale puisqu’elle leur permet d’assurer la subsistance de leur famille à certains moments plus difficiles de l’année. Enfin, d’autres critiquent les enjeux liés à la tenure de la terre qu’a entraînée la mise en place de la Réserve et la nouvelle division de l’espace qu’elle implique. En effet, plusieurs déplorent le fait que le développement et l’étalement urbains du village soient à toute fin pratique suspendus

170 « Puisque nous sommes à l’intérieur de la Réserve, qui est notre milieu, logiquement, il y a des plans de

gestion à l’intérieur de la Réserve. Nous sommes dans la Réserve. Que pouvons-nous faire à l’intérieur de la Réserve? Pêcher, sans plus. Pêcher des poissons. Nous ne pouvons pas chasser, nous ne pouvons pas couper d’arbres. Nous devons prendre soin des espèces. »

171 « Avant oui. Avant oui. En vérité, tu coupais et puis voilà. Maintenant non. Si tu veux le faire, si tu sais

que si tu aimerais le faire, il y a quelqu’un qui va te dire de ne pas le faire. Donc, à cause de cela tu ne le fais pas. Tu ne coupes rien. »

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Le bois et les feuilles de huano servent généralement à la construction de maisons, de toits et de clôtures. Le bois peut également être utilisé comme combustible pour la cuisson des aliments.

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puisque le village est entouré de zones centrales (espaces de protection et d’utilisation restreinte). Cette situation est effectivement problématique compte tenu de la croissance démographique constante du village et de la disponibilité de plus en plus limitée du nombre de terrains. La plupart des terrains restants sont situés dans des zones inondables, et ne sont donc pas des plus appropriés pour y construire des habitations par exemple. Les résidents sentent donc que l’avenir à long-terme du village est compromis dans de telles conditions, et revendiquent catégoriquement l’accès au territoire qui les environne et le droit au développement et à l’émancipation territoriale de leur communauté.

Ainsi, sans remettre en question la pertinence d’un cadre réglementaire pour empêcher l’exploitation intensive ou désordonnée des ressources et du territoire et freiner le développement du marché informel, les habitants interrogés croient plutôt que des exceptions ou des mesures spéciales devraient leur être accordées par la Réserve afin qu’ils puissent accéder au territoire et utiliser les ressources locales lorsque nécessaire. En effet, dans le contexte de précarité et d’instabilité économique qui sévit actuellement dans le village, de plus en plus de résidents sont contraints de se tourner vers les ressources de leur milieu pour subvenir à leurs besoins, enfreignant parfois le cadre règlementaire imposé par la RBRL. Les répondants critiquent donc le fait que certaines pratiques constitutives de leur survie soient déclarées illégales en dépit de leurs besoins; une situation qui les place alors en position vulnérable et criminelle devant les autorités de la Réserve et de la PROFEPA. D’autres considèrent que la Réserve offre peu d’aide ou d’alternatives économiques à la communauté pour contrebalancer l’effet des contraintes qu’elle impose. Car bien que la Réserve approuve sur papier le développement de projets alternatifs à caractère durable, elle n’offre en réalité que très peu d’aide concrète, puisque le développement économique des communautés ne fait pas partie de ses priorités comme l’est la conservation. Toutefois, il serait faux de prétendre que la Réserve et l’État n’appuient d’aucune façon les communautés faisant partie du périmètre de la Réserve, car, pour pallier à la problématique environnementale et économique liée à la saison des ouragans, à la diminution des volumes de captures et à la crise économique que traverse le village, ils ont entrepris une série d’actions pour alléger la situation du village, notamment à travers le PET et le PROCODES. Les types d’emplois généralement proposés sont le nettoyage des berges de

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la ría et de la plage, la construction de quais, la collecte d’ordures, des travaux de réfection, l’entretien des sentiers interprétatifs et des installations écotouristiques, etc. Néanmoins, selon mes observations, ces programmes ne constituent pas des appuis institutionnels pouvant répondre de manière réelle et durable à la crise de la pêche. Ils n’améliorent pas la situation précaire des habitants à long terme puisqu’ils ne leur procurent pas des entrées d’argent stables, mais témoignent plutôt d’une politique de développement détachée ou dissociée des intérêts locaux servant d’abord et avant tout les intérêts de la conservation. De la même manière, plusieurs résidents du village déplorent le fait que les projets ayant été les plus encouragés et financés au cours des dernières années par le SEMARNAT, la CONANP et la Réserve aient été dirigés vers l’écotourisme (construction d’infrastructure, cours de formation, etc.); un type de développement alternatif qui cadre avec les visées participatives des aires protégées et les objectifs de conservation. Selon eux, le financement de ces projets a uniquement bénéficié à certains secteurs de la population – donc à une minorité de la communauté – et voient l’appui à l’écotourisme comme étant détaché des véritables intérêts communautaires. De nombreux villageois se sentent donc laissés pour compte par la Réserve et souhaiteraient qu’elle offre davantage d’opportunités de travail pour les différents membres de la communauté, comme l’exprime cet homme : « La verdad es que ellos no ayudan de nada. No están ayudando de nada. Porque años atrás pegó un huracán y todo eso, y se preocupaban para dar empleo al pescador. […] Pienso que falta más diálogo, más oportunidad de trabajo, vamos a poner para las esposas de los pescadores, o así, algo que apoya a todos, no sé. »173 (B15). Ainsi, plusieurs estiment que la Réserve fait très peu pour aider la communauté dans son ensemble et sont d’avis qu’elle a engendré, depuis son implantation, peu de changements positifs pour eux au quotidien.

Les Ríolagarteños interrogés réclament donc essentiellement une meilleure écoute et une plus grande considération de leurs besoins de la part de la Réserve, et souhaiteraient pouvoir engager un réel dialogue avec elle. En effet, ces habitants jugent que les acteurs de la conservation font primer les besoins environnementaux au détriment des besoins socio-

173 « La vérité c’est qu’ils ne nous aident en rien. Ils ne nous aident en rien. Parce que il y a de cela des années

un ouragan a frappé, et ils se sont préoccupé de donner un emploi au pêcheur. […] Je crois qu’il faut un dialogue, plus d’opportunités de travail, disons pour les épouses des pêcheurs, ou quelque chose qui appuie à tous, je ne sais pas. »

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économiques de la communauté; occasionnant ainsi un déséquilibre des priorités au sein de l’ensemble des besoins des différentes parties prenantes. Certains perçoivent cette situation d’autant plus négativement, considérant que ce sont des personnes étrangères à la communauté qui détiennent l’autorité de dicter et d’imposer les règles par rapport à l’accès et à l’utilisation du territoire et des ressources, alors que les habitants estiment pourtant être « chez eux ». Ils dénoncent ainsi le fait que l’implantation de la Réserve résulte d’une imposition verticale plutôt que d’un consensus entre les différentes parties prenantes. Également, les gens questionnés sentent qu’ils continuent d’être dépeints par les acteurs de la conservation en termes de « menace » pour l’environnement local ou comme étant « désintéressés » de la conservation environnementale; des étiquettes qu’ils rejettent puisqu’ils jugent qu’ils sont de bonne foi, qu’ils font des efforts pour contribuer positivement aux objectifs de la conservation et qu’ils ont modifié certaines habitudes en ce sens. Ainsi, les Ríolagarteños consultés estiment appuyer le travail des acteurs de la conservation, mais souhaiteraient en retour que ces derniers soient plus compréhensifs à leur égard, respectent leur manière d’être dans l’environnement et cessent de les voir comme des ennemis mais plutôt comme des alliés.

4.3 Conclusion

Ce chapitre nous a permis de mieux comprendre la manière dont les habitants de Río Lagartos perçoivent et s’engagent dans leur environnement et de voir comment l’espace de conservation s’immisce dans le quotidien et dans la vie des habitants de la communauté. Ainsi, on constate que l’espace de conservation induit des répercussions matérielles et symboliques et contribue à marquer les rapports sociaux-environnementaux de la communauté; comme l’a fait précédemment l’espace de pêche. En effet, comme nous l’avons vu au Chapitre 2, l’espace de pêche a contribué à structurer la manière de vivre des habitants en orientant les formes d’appropriation et d’utilisation de l’environnement; favorisant ainsi certaines pratiques et certains types de rapports sociaux. Cet espace est encore aujourd’hui intégré et approprié localement, et participe toujours à structurer les rapports sociaux-environnementaux de la communauté. Dans le cas de l’espace de conservation, ce processus est en cours mais il n’est pas achevé.

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De plus, en faisant émerger de nouveaux marqueurs de différenciation au sein de la communauté, il a été vu que la construction de ce nouvel espace de conservation rend possible pour certains individus l’appropriation et la manipulation des discours sur l’environnement promus par les acteurs de la conservation, de manière à en tirer profit. Toutefois, sa mise en place contribue à marginaliser davantage la population locale et à engendrer des inégalités socio-économiques entre les membres de la communauté; ces derniers ne participent donc pas à la construction de l’espace de conservation dans un rapport égalitaire. En parallèle, la RBRL dicte les usages de l’environnement quant à son accès et à son utilisation, ce qui place en apparence les intérêts de l’environnement en primauté sur ceux des populations locales.

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