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V. Discussion

V.1. Le rôle du calcium dans les étapes précoces de la consolidation

Pendant un apprentissage, un essai unique de conditionnement du réflexe d’extension du proboscis ne peut pas engendrer de mémorisation à long terme, contrairement à la répétition des essais de conditionnement, qui sont à la base de la formation d’une mémoire à long terme (Menzel et al., 2001). Cette constatation soulève plusieurs questions : Comment ce type de conditionnement en essais multiples est-il retranscrit au niveau cellulaire et moléculaire ? Quels peuvent être les effets de la répétition des essais

de conditionnement sur le niveau de [Ca2+]i? Nous tenterons de répondre à ces questions en nous aidant d’un modèle cellulaire de l’effet du calcium sur la formation de la mémoire à long terme que nous avons développé ci-dessous (figure 53).

Figure 53. Modèle cellulaire représentant l’effet du calcium intracellulaire sur les processus d’apprentissage et de consolidation entraînant une variation de la réponse motrice lors du test de rétention mnésique. A. Lors d’un conditionnement en 3 essais espacés de 10 minutes, la concentration

intracellulaire de calcium ([Ca2+]i) augmente au fil des essais, et ce uniquement au sein de structure de convergence entre les informations olfactive et gustative. Les informations olfactives sont captées au niveau de récepteur olfactif spécifique de l’odeur et vont ensuite être codées au sein de neuropiles spécifiques. Les informations gustatives sont quant à elles détectées au niveau de récepteurs gustatifs présents au niveau des tarses, des antennes et du proboscis de l’abeille. Ces informations sont ensuite transmises principalement par le neurone VUM-mx1 vers de nombreuses unités fonctionnelles au sein desquelles convergent les informations olfactives. La [Ca2+]i augmente jusqu’à un certain seuil pendant l’apprentissage, ce qui déclenche la formation d’une mémoire à long terme, menant à de bonnes performances mnésiques lors du test de rétention à 72 heures. La trace mnésique sous-jacente à cette mémoire à long terme semble ainsi renforcée pendant la phase de consolidation et serait sous-tendue par des modifications structurales et fonctionnelles du réseau de neurones impliqué dans le stockage de cette information. B. Lors d’un conditionnement en un seul essai, la [Ca2+]i seuil n’étant pas dépassée, la trace mnésique sera donc non-renforcée et les performances mnésiques, relativement bonnes à 24 heures, déclineront à 72 heures. C. L’application d’un agent pharmacologique tel que le BAPTA-AM (un chélateur calcique intracellulaire) lors d’un conditionnement en 3 essais espacés de 10 minutes, empêche la [Ca2+]i de dépasser le seuil et bloque ainsi la formation de la mémoire à long terme, tout en laissant intacte la mémoire à 24 heures. D. En revanche, l’utilisation d’agents pharmacologiques augmentant la [Ca2+]i, tels que le NP-EGTA-AM ou la caféine, permet d’induire pendant un conditionnement en un essai un dépassement du seuil de calcium, déclenchant ainsi la formation de la mémoire à long terme. Les performances de mémoire à 72 heures sont donc augmentées par rapport au témoin décrit en (B).

Dans ce modèle, le schéma correspondant à la phase d’apprentissage représenterait un lieu de convergence entre les informations olfactive et gustative (par exemple le lobe antennaire ou les calices des corps pédonculés). Au sein de cette structure, une odeur donnée serait représentée comme un motif d’activité d’unités fonctionnelles indépendantes (comme les glomérules du lobe antennaire ou les microglomérules des calices). Lors du conditionnement du REP, l’association entre l’odeur et le sucre, active spécifiquement cette structure, ce qui provoquerait une augmentation de la [Ca2+]i dans certaines unités fonctionnelles. On peut émettre l’hypothèse que lors d’un conditionnement à essais multiples, la [Ca2+]i atteindrait un seuil suffisamment élevé pour déclencher le processus de consolidation de l’information à long terme. Seule la présentation conjointe et répétée de l’odeur et du sucre pourrait permettre d’atteindre ce seuil. Au niveau moléculaire, le niveau de [Ca2+]i atteint activerait différentes voies de signalisation comme les voies AMPc-PKA, CaMKs et MAPK. Ces voies contrôleraient

l’activation de facteurs de transcription et l’expression de gènes cibles, à l’origine de la synthèse de nouvelles protéines et donc du stockage à long terme d’une information.

Dans l’étape correspondant à la consolidation mnésique, nous avons représenté le stockage de l’information sous la forme de cases au sein desquelles l’intensité de la trace mnésique peut varier. Cette intensité de la trace mnésique serait représentée par un nombre d’entités stockant l’information au sein d’un réseau spécifique de neurones. Ces entités pourraient représenter dans ce réseau, certains neurones, certaines synapses ou encore certains récepteurs. Lorsque la [Ca2+]i seuil est atteinte pendant l’apprentissage, le nombre de ces entités augmenteraient par l’intermédiaire de la synthèse protéique, permettant ainsi le stockage à long terme de l’information (72 heures). En revanche, si cette [Ca2+]i seuil n’est pas franchie pendant l’apprentissage, la synthèse protéique ne se produira pas, le nombre d’entités stockant l’information diminuera et l’intensité de la trace mnésique s’affaiblira. En revanche, à 24 heures, il n’est pas nécessaire d’atteindre la [Ca2+]i seuil pour renforcer la trace mnésique, alors que le nombre d’essais de conditionnement semble important pour jouer un tel rôle.

Dans nos résultats, un conditionnement en 3 essais espacés de 10 minutes permet aux abeilles de former mémoire à long terme avec de bonnes performances, en déclenchant le processus de consolidation mnésique à long terme (figure 53A). En revanche, après un seul essai de conditionnement, les abeilles présentent un niveau moyen de performances à 24 heures et ne forment pas de mémoire à long terme (à 72 heures) (figure 53B). Dans cette condition, la [Ca2+]i n’a pas atteint le seuil nécessaire au déclenchement de la formation de la mémoire à long terme. Ce seuil est atteint lorsque les essais sont répétés lors du conditionnement. Ainsi, la répétition des essais permet aux essais suivants de confirmer le premier essai.

Dans la condition C du modèle, un conditionnement en 3 essais associé à une injection de BAPTA-AM (un chélateur calcique) qui inhibe les augmentations de la [Ca2+]i (figure 53C), entraîne le renforcement de la trace mnésique jusqu’à 24 heures. Ainsi, le calcium a atteint une certaine concentration, certes inférieure à la [Ca2+]i nécessaire à la formation de la mémoire à long terme (à 72 heures), mais suffisante pour entraîner de bonnes performances mnésiques à 24 heures. Ce résultat semble correspondre à la situation d’un conditionnement en plusieurs essais espacés de 1 minute (protocole d’essais en massé). En effet, dans cette situation, les abeilles reçoivent le même nombre d’essais de conditionnement (3 essais) mais, du fait de l’intervalle court entre chaque essai, ce protocole induit de bonnes performances jusqu’à 24 heures mais une absence marquée de mémoire à long terme dépendante de la transcription de gènes (72 heures) (Menzel et al., 2001). Ainsi, seuls des essais espacés (d’au moins de 10 minutes) permettent de dépasser le seuil de la [Ca2+]i qui déclenche le processus de

consolidation à long terme. Au vu de l’effet bénéfique de l’injection de la caféine/NP- EGTA-AM, avant un conditionnement en un essai, sur les performances mnésiques à long terme (figure 53D), nous pouvons imaginer qu’une élévation de la [Ca2+]i associée à un conditionnement en 3 essais espacés de 1 minute (essais massés) permettrait la formation d’une mémoire à long terme dépendante de la transcription de gènes.

Dans la condition D du modèle, nous proposons qu’un seul essai de conditionnement dans un contexte d’augmentation de la [Ca2+]i (par la caféine, ou le NP-EGTA-AM) mimerait l’effet de plusieurs essais de conditionnement, menant à la formation d’une mémoire à long terme dépendante de la synthèse protéique (figure 53D). En effet, le seuil de la [Ca2+]i atteint pendant l’apprentissage induirait un renforcement de la trace mnésique à long terme (72 heures), une augmentation de l’intensité de la trace mnésique et ainsi, de très bonnes performances en mémoire à long terme.

Il est important de noter que dans un tel modèle, le niveau de calcium augmente à chaque essai de conditionnement. Nous supposons que chaque essai de conditionnement serait associé à une augmentation transitoire de la [Ca2+]i qui serait de plus en plus importante au fil des essais. Partant de cette hypothèse, une augmentation prolongée et élevée de la [Ca2+]i pourrait nuire au déclenchement du processus de consolidation en vue du stockage à long terme d’une information. Cette hypothèse pourrait être testée en injectant la caféine (qui entraîne une augmentation lente du niveau de calcium intracellulaire) avant un conditionnement entraînant de bonnes performances à long terme (5 essais espacés de 10 minutes, Menzel et al., 2001 ; Hourcade et al., 2009), puis les performances mnésiques des abeilles seraient mesurées à long terme. Si notre hypothèse se confirme, alors les performances mnésiques à long terme des animaux devraient être faibles, malgré un conditionnement en plusieurs essais espacés. Il apparaît cependant évident que si cette procédure entraîne une trop forte augmentation de la [Ca2+]i, il s’en suivra un effet néfaste sur la survie cellulaire, comme un déclenchement de l’apoptose et donc, un risque de mortalité plus important des animaux.

Enfin, nous avons montré que l’injection d’un agent pharmacologique agissant sur la modulation de la [Ca2+]i, doit être réalisée avant l’apprentissage pour avoir un effet sur la formation de la mémoire à long terme. En effet, l’injection de caféine ou de BAPTA-AM 1 heure après l’apprentissage n’a aucun effet sur les performances mnésiques à long terme (à 72 heures). Ainsi, le calcium ne semble nécessaire et suffisant qu’au moment de l’apprentissage pour permettre le déclenchement de la formation de la mémoire à long terme. Des résultats similaires ont été observés chez le rat suite à l’injection, après l’apprentissage, d’un antagoniste des récepteurs NMDA (AP5), qui bloque une partie importante de l’entrée de calcium extracellulaire (Schenberg et Oliveira, 2008). De la même manière, chez le poulet, l’injection après un apprentissage d’un antagoniste des

IP3R (qui bloque la libération des stocks calciques du réticulum endoplasmique) ou d’un

agoniste des RyR (qui augmente la libération des stocks calciques du réticulum endoplasmique), n’a aucun effet sur la formation de la mémoire à long terme (Baker et

al., 2008, 2009).

Ainsi, si notre hypothèse est exacte, la [Ca2+]i seuil atteinte lors d’un apprentissage en plusieurs essais permet de déclencher les processus moléculaires qui mènent ainsi à la synthèse de nouvelles protéines et au stockage de l’information à long terme.