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La réunion en un seul corps de bâtiment – l’abandon du quartier de classement

La seconde adaptation du plan modèle d’Esquirol et de Lebas, formant la troisième catégorie à l’étude de Parchappe, est celle qui concerne les constructions qui ont progressivement abandonné le principe de l’isolement des quartiers pour la réunion, en un seul corps, des habitations destinées à plusieurs quartiers. Renoncer au quartier isolé, c’est en quelque sorte, renoncer à la spécificité de l’asile d’aliénés qui repose sur

163 Annexe 1, sous la section « Le plan pavillonnaire avec étagement : de l’horizontalité à la verticalité », par ordre alphabétique de département français.

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cette forme architecturale pour classer les catégories nosologiques, rendant visible l’esprit scientifique de l’aliéniste.

Le quartier de classement impose nécessairement à toute l'ordonnance des constructions dans un asile d'aliénés une donnée si importante et si fondamentale, qu'on peut à bon droit considérer la conception du quartier de classement comme l'élément générateur de tout système d'asile (Parchappe 1853 : 200).

Cette catégorie de construction d’asiles, par cette nouvelle donnée, a donné lieu à plus de possibilités d’agencement et le groupe est donc moins homogène que les deux précédents.

Le plan de l’asile Lafond à La Rochelle (Figure 43), réalisé par Antoine Brossard en 1824 est exemplaire de cette catégorie et il est le premier à avoir adopté ce principe de construction. Avant la construction d’un établissement spécifique, les aliénés de la Charente-Inférieure étaient, comme dans la capitale française, enfermés dans l’hôpital général, où ils ne recevaient pas de soins spécifiques, étant seulement logés dans des cellules164. En 1821, le Conseil général va de l’avant avec la construction d’un nouvel

édifice spécifique et les premiers plans sont élaborés par Aubin Brossard, l’architecte départemental. Le projet présentait une forme d’ensemble qui se constitue de cellules alignées perpendiculairement à la façade. Ce projet fut refusé et c’est le fils du précédent, Antoine Brossard (1800-1878/1885)165 qui reprend le projet. Le 23 janvier

164 Au sujet de l’établissement de Lafond à La Rochelle, je remercie Madame Sylvie Jollivet-Baron de l’hôpital Marius Lacroix (nouvelle appellation de l’asile de Lafond), qui m’a aimablement reçue pour me faire visiter l’établissement et qui a partagé des informations importantes pour la compréhension de l’historique de cet asile. Madame Jollivet-Baron a produit une présentation Power Point pour les visiteurs des Journées du patrimoine, et de cette présentation, proviennent certains renseignements que je cite ici, comme notamment, la prise en charge des aliénés avant la construction de l’asile de La Rochelle.

165 Antoine Brossard, fils et frère d’architectes, fut élève de l’École des Beaux-Arts. En 1825, il succéda à son père comme architecte du département de la Charente-Inférieure, puis devint également architecte de la ville de La Rochelle et des hospices et architecte diocésain. Il a construit, outre l'asile d'aliénés du département, le séminaire, les prisons de Rochefort et de Saintes, le lycée de La Rochelle, la bibliothèque et le cabinet d'histoire naturelle, le théâtre de Rochefort, l'hospice de Saint-Jean-d'Angély, l'église de Saint-Vivien de Saintes, et celles de Bois, Loix, la flèche de l'église d'Ars et des bains publics. Il participa à l'achèvement de la cathédrale où il réalisa la chapelle de la Vierge. Il fut maintenu architecte diocésain après 1848 et conserva cette fonction jusqu'au 14 août 1873. Leniaud : Répertoire des architectes

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1824, le préfet annonce que le ministre de l'Intérieur avait approuvé les plans et devis et le chantier est autorisé par une ordonnance du roi Charles X, le 4 mai 1825. (Meynen 2004 : 75).

Figure 43 – Antoine Brossard, Plan de l’Asile d’aliénés

de Lafond, près La Rochelle, 1824.

Le 25 juin de la même année, au début de la construction de l’asile (1825) le Dr Pierre Samuel-Toussaint Fromentin-Dupeux166, nommé directeur de l’établissement,

s’inspire des théories d’Esquirol avec qui il est en relation, et il veut appliquer à La Rochelle une prise en charge des malades à l’unisson avec les efforts menés dans la capitale (Jollivet-Baron). La collaboration entre architecte et aliéniste à La Rochelle n’a

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pas la même portée de conception commune que les autres projets, puisque l’aliéniste n’intervient qu’après l’établissement des plans acceptés par le Roi et le Conseil général. Le plan retenu est en forme d’organisation pavillonnaire, présentant une série de bâtiments indépendants, qui s’alignent en une disposition verticale. Pourtant, la façade de l’asile de La Rochelle se présente comme un édifice construit sur l’horizontalité, même si l’effet apaisant qui en résulte est légèrement amoindri par l’élévation qui voit le pavillon central construit sur trois étages. La façade se répartit inégalement, avec l’équivalent de trois bâtiments sur la gauche, dont le centre comporte deux étages et deux sur la droite, dont l’extrémité est sur deux étages, reliés entre eux par une structure à rez-de-chaussée (Figure 44). Le pavillon du centre est réservé à l’administration au rez-de-chaussée et aux étages, ils sont les logements des pensionnaires des deux sexes, selon toujours la même division entre hommes et femmes.

Figure 44 – Antoine Brossard, Élévation principale de l’Asile d’aliénés de Lafond, près La Rochelle, 1824.

Ce bâtiment central s’ouvre perpendiculairement, sur l’arrière, vers l’intérieur de l’asile, sur une allée qui sert de séparation entre les quartiers de classement qui se dessinent selon des lignes perpendiculaires, trois d’un côté, deux de l’autre. Des murs forment les préaux des quartiers de classement et des rangs de loges dans chaque quartier pour les agité(e)s, sont intégrés à l’ensemble. Les quartiers sont fermés sur la façade par des bâtiments à rez-de-chaussée qui sont les habitations de jour et un bâtiment à un étage est développé sur chaque côté du préau et contient un rang de cellules qui forment les habitations de nuit.

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L’ensemble du plan se présente comme un large rectangle horizontal formé de six bandes parallèles entre elles et perpendiculaires à la façade, en épis. L’allée séparatrice est moins large que les cinq quartiers de classement. Au centre de chaque quartier de classement, se trouvent des fontaines, très importantes à Lafond, le site étant celui qui alimente en eau une grande partie de la ville de La Rochelle (Jollivet- Baron)167. Les préaux offrant une nature verdoyante sont larges et divisent bien les

différents quartiers, mais l’abandon de la forme du quartier individuel en carré, diminue l’effet d’isolement de chaque catégorie nosologique et atténue l’impression d’enfermement. Le regard peut porter au loin. À l’avant de la façade, dans une disposition irrégulière, se trouvent les bâtiments pour les services généraux et la chapelle168.

Ainsi, à La Rochelle, les quartiers de classement existent toujours et les malades sont répartis en sections pour demi-agités, curables, épileptiques, incurables et furieux. Mais seulement, ces quartiers ne sont plus exprimés par la forme architecturale même. Le plan de l’asile de Lafond à La Rochelle ne correspond pas à la forme préconisée par Esquirol pour la guérison des malades, les applications pratiques de l’architecte Brossard, en ont plutôt fait une architecture idéale pour y administrer les soins aux malades169. La construction étagée maximise l’utilisation de la surface du terrain et les alignements de logements des patients facilitent la circulation, tant du médecin que du personnel, tout en permettant une meilleure aération des locaux.

Mais au-delà de l’aspect pratique et économique de la construction de l’asile de Lafond, il faut reconnaître l’apport de l’architecte Brossard, qui applique la rigueur et

167 On se rappelle aussi l’importance de l’eau dans un asile qui doit être conforme aux besoins hygiénistes et thérapeutiques des traitements par les bains, ou les douches.

168 La chapelle de l’asile de Lafond a été détruite par un incendie dans les années 2000. (Information orale provenant de Mme. Sylvie Jolivet-Baron).

169 Madame Jollivet-Baron résume bien cette idée dans sa présentation, en l’intitulant « Une architecture au service des soins ».

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l’autorité du système néoclassique, dans son plan rigoureusement géométrique, aux volumes simplifiés et aux proportions harmonieuses. Dans ses nombreuses autres réalisations, Brossard a su reprendre le vocabulaire antique, en l’appliquant selon les besoins de l’architecture qu’il entreprend. Il donne aux prisons de Saintes (1831) et de Rochefort (1853) (Figure 45), toute la lourdeur de l’enfermement par l’utilisation d’imposants entablements qui écrasent la forme architecturale dénuée d’ornementation et d’aspect austère. À Lafond, pour l’asile, Brossard fait œuvre de pionnier. Il reprend ce vocabulaire, mais dans l’arrangement structurel qu’il produit, il lui donne une destination nouvelle, qui s’éloigne certes, de l’expression spécifique de la science aliéniste, mais qui en conserve l’essence dans la volonté d’expression de majesté et de puissance.

Figure 45 - Antoine Brossard. À gauche, Prison de Saintes, 1831; à droite, Prison de Rochefort, 1853.

Plusieurs autres constructions d’asiles reprennent ce plan libre d’alignements des quartiers, rejetant le principe d’isolement. Parchappe commente l’asile de la Grimaudière, près de Napoléon-Vendée, l’asile de Blois et l’asile de Pau. Ceux-ci, ainsi que les plans que j’ai recensés, se conformant à cette spécificité de mise en forme, peuvent être consultés dans l’annexe170.

170 Annexe 1, sous la section « Réunion des quartiers en un seul corps de bâtiment : l’abandon de l’isolement », par ordre alphabétique de département français, regroupant vingt-trois plans.

Illustration retirée pour respect des droits d’auteur.

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Le plan élaboré par Esquirol et Lebas en 1818 a porté l’espoir d’une société envers une science nouvelle au début du dix-neuvième siècle. L’espoir de reconnaître le fou, implicitement de reconnaître l’Autre, de l’accueillir en son sein, comme un possible soi-même. En s’adressant à sa sensibilité, à son autonomie de jugement, le plan idéal admettait concrètement la subjectivité de l’aliéné, toujours présente dans la maladie. Les constructions réelles ont détourné la subtilité de ce message et n’ont retenu que monumentalisme, exclusion et autorité. Ce qui reste du corps magnifié de l’aliéniste est l’expression de sa raison, de sa sévérité ostentatoire, de sa puissance.

CHAPITRE 2