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Après 1788, après le Mémoire de Tenon, la conception de l’hôpital ou de l’asile restent encore du domaine de l’utopie, de la théorie idéale qui s’élabore dans l’esprit, qui prend sa forme parfaite sur le papier, dans le dessin de l’architecte. C’est dans la conception même de ces projets, dans leur perfection idéelle, dessinée, jamais réalisée, que s’inscrivent Étienne-Louis Boullée (1728-1799) et Claude-Nicolas Ledoux (1736- 1806). Le sujet de l’expressivité de la forme architecturale, théorisée par Le Camus de Mézières, a été à la base de leurs explorations formelles. Ils ont véritablement marqué

107 L’expression « machine à guérir » de Michel Foucault provient de ce Mémoire de Tenon, qui parle de « machine à traiter les malades » et de « l’art de guérir qui doit présider à leur forme et leur distribution ». On note la similitude d’expression avec « l’instrument de guérison » d’Esquirol.

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l’architecture nouvelle de la fin du dix-huitième siècle, mais davantage par leur pensée théorique108 que par leurs réalisations concrètes109. On perçoit ce qu’ils doivent à Le

Camus par rapport à l’architecture qui exprime son usage et sa destination. Le projet de

Cénotaphe de Newton (1784), monumentale sphère posée sur une base circulaire, idée

magistrale de Boullée, est toutefois demeurée à l’état de projet. De même, le projet de

Cité Idéale110 de Ledoux, dans son ensemble, est demeuré à l’état d’utopie, même si

une partie a été réalisée111. Boullée avance dans ses écrits sur l’architecture112, une

notion nouvelle du concept d’architecture qui réside dans l’idée, dans la conception idéale, distincte de la réalité construite.

Il faut concevoir pour effectuer [...] C'est cette production de l'esprit, c'est cette création qui constitue l'architecture, que nous pouvons, en conséquence, définir l'art de produire et de porter à la perfection tout édifice quelconque. L'art de bâtir n'est donc qu'un art secondaire, qu'il nous paraît convenable de nommer la partie scientifique de l'architecture (Boullée, Pérouse de Montclos 1968 [c.1797] : 49).

Dans la pensée des deux principaux théoriciens de l’architecture parlante, la forme architecturale est l’expression de la raison. Elle organise les forces de la nature pour améliorer les conditions de vie de l’homme, cette pensée étant contemporaine de l’idéal des Lumières. « Si l'idéal de Rousseau ne se réalisa jamais dans la société réelle, il se réalisa dans les visions de Ledoux » (Kaufmann 1978 : 183)113. Les liens avec

108 Boullée a transmis ses réflexions sur l’architecture nouvelle dans un ouvrage de 1797, Architecture,

essai sur l'art, ouvrage qui ne fut publié qu’en 1953, mais cet écrit est à la base de son enseignement.

Ledoux, en 1804, publie L'Architecture considérée sous le rapport de l'art, des mœurs et de la législation, volume illustré regroupant des œuvres de nombreuses années de sa carrière, entre 1768 à 1789.

109 Et pourtant, Boullée a bâti plusieurs châteaux des environs de Paris et Ledoux a été un architecte très actif, qui a réalisé de nombreuses résidences, des hôtels, des châteaux, la vaste entreprise des

Barrières de Paris et une partie de sa Cité idéale, les Salines à Arc-et-Senans.

110 Débuté depuis 1775, le projet de la ville de Chaux, autour de la saline royale d'Arc-et-Senans, ne fut publié qu’en 1804.

111 Notamment la maison du directeur, des usines et une partie des logements des ouvriers et des employés.

112 Ces textes ont été réunis et présentés en 1968 par Jean-Marie Pérouse de Montclos (1968). 113 Boullée et Ledoux participent d’un même mouvement de pensée que partagent des architectes de leur époque, notamment Jacques-François Blondel (1705-1774), qui a été leur maître et qui était à la

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l’architecture asilaire du début du dix-neuvième siècle, ne sont pas hypothétiques. Certains ouvrages architecturaux réalisés par Claude-Nicolas Ledoux à la fin du dix- huitième siècle nous éclairent sur le sujet. La demeure privée pour Madame de Thélusson, construite en 1780, correspond à cette description : entrée monumentale, en forme d’arc de triomphe, large parc entourant la maison, façade sévère de la demeure, deux pavillons indépendants répartis de part et d’autre de la maison principale. La description de l’asile générique que j’ai faite en début de chapitre, pourrait s’appliquer à ces mêmes caractéristiques. Ledoux prévoit aussi un hospice dans la configuration de sa Cité idéale. Il le conçoit au-delà de la ville, parmi les bois et il doit être bâti autour d’une cour carrée. L’architecture utopiste semble avoir nourri le projet d’architecture asilaire. Ces théoriciens ont exercé une grande influence sur les générations d’architectes suivantes, surtout Boullée, qui, par son poste de professeur à l'École Nationale des Ponts et Chaussées (1778-1788), est devenu le maître de nombre d’architectes et notamment, de Jean-Nicolas-Louis Durand (1760-1834).

L’architecture rationnelle, 1800-1802

Les théories sensualistes de l’architecture développées durant les décennies précédentes, trouvent chez Durand, au tout début du dix-neuvième siècle, systématisme

recherche de ce même idéal de renouveler le langage architectural par un usage nouveau des formes du passé et des ordres classiques.

L’enseignement de Blondel véhicule les notions de simplicité, de pureté et son idée que la réalisation architecturale doit présenter une parenté avec la nature du corps humain (Kaufmann 1978 : 61), augurait déjà l’ère de l’architecture parlante. Parmi leurs autres enseignants, il faut relever Germain Boffrand, Jean-Laurent LeGeay. Il est important de mentionner dans cette généalogie, l’abbé Marc-Antoine Laugier (1713-1769), théoricien de l’architecture. Son ouvrage Essai sur l'architecture, est publié une première fois en 1752, et la deuxième édition, en 1755. Même s’il n’est pas architecte lui-même, dans sa volonté de tenir compte des caractéristiques humaines et des besoins élémentaires de l’homme en architecture, il eut aussi une large influence sur Boullée et Ledoux (Kaufmann 1978 : 75). Selon Laugier, n’est beau que ce qui est strictement nécessaire : « Dans les parties essentielles consistent toutes les beautés [...] Dans les parties ajoutées par caprice consistent tous les défauts » (Laugier, Essai : 10, cité dans Kaufmann 1978 : 77).