• Aucun résultat trouvé

Les portraits photographiques d’aliénistes que j’ai recensés montrent exactement les mêmes enjeux que les portraits lithographiés dans la diffusion d’une image de soi, en tant que bourgeois. Cinq membres du cercle élargi244 des patrons, précurseurs de

l’aliénisme, sont photographiés dans le studio parisien d’Antoine René Trinquart, dans les années 1860. C’est le cas de Jean-Pierre Falret (1794-1870), de Louis-Jean- François Delassiauve (1804-1893), de Francisque Louis Lélut (1804-1877), élève de Ferrus, de Jacques-Joseph Moreau de Tours (1804-1884), de Jules-Gabriel François Baillarger (1809-1890), qui travaille auprès d’Esquirol à Charenton et qui devient un familier du maître (Figure 62).

Cinq aliénistes sont donc photographiés par Trinquart, photographe, dont l’enseigne affiche « Photographie des deux Mondes », qui est en activité entre 1859 et

243 Sur le rapport entre le médecin et le corps de la femme dans la recherche de signes visibles de la maladie, avec les excès qui en découlent, les modèles en cire commandés par le chirurgien représenté dans l’œuvre de Gervex, Jules-Émile Péan, leur volonté de mimétisme et leur revendication d’objectivité, font l’objet d’un intéressant article par Mary Hunter de McGill University, auquel je réfère : « Effroyable réalisme : Wax, Femininity, and the Madness of Realist Fantasies », Hunter (2008).

166

1875. Il propose à sa clientèle des tirages inaltérables au charbon et sa collection comprend de nombreux notables du clergé, des académies de médecine et des sciences245. L’analyse de ces photos-cartes permet d’observer la construction d’une

image de soi élaborée par l’aliéniste en dialogue avec l’artiste, inspirée de la tradition picturale du portrait de pouvoir officiel. La mise en scène des représentations des aliénistes donne une importance à la posture et aux accessoires, empruntés au vocabulaire du portrait classique de l’aristocratie, tant dans la pose assise que dans le portrait en pied.

Mais à nouveau, rien dans les portraits d’aliénistes, ne vient les distinguer de l’image du bourgeois de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Trinquart, dans son studio, comme les autres photographes de son temps246, construit un monde, où chacun

vient se faire photographier, où le bourgeois vient se fabriquer une image et se construire une généalogie, « question qui hante la nouvelle bourgeoisie en recherche de légitimation historique » (Charpy 2007 : 148). Au moment où la psychiatrie est en phase active de professionnalisation et où les premières reconnaissances lui parviennent, l’aliéniste a à cœur de se construire une image et, partageant les mêmes besoins de légitimation que les autres bourgeois de son époque, c’est la mise en scène qui se développe alors dans les studios de photographie parisiens qui convient parfaitement à son besoin de construction d’identité et de mémoire.

Les portraits photographiques datant des années 1860 et 1870, sont souvent anonymes247 (Figure 63). Ils présentent les mêmes codes de représentation que ceux

245 Informations sur le Studio Trinquart, tirées du site : L’Atelier des photographes du 19e siècle : http://laphotoduxix.canalblog.com/

246 Manuel Charpy dans son article « La bourgeoisie en portrait », le cite parmi les photographes les plus en vogue : Nadar, Disdéri, Carjat, Pierson, Numa Blanc, Franck, Pierre Petit, Flamant, Mayer. (Charpy 2007 : 152).

247 Les portraits de familles sont très rares dans les collections des archives publiques (Charpy 2007 : 147). Ainsi, par manque de documentation, les photos deviennent totalement anonymes, dès qu’elles ont quitté les familles et on perd complètement la trace de leur référence. On en retrouve alors des exemplaires

167

observés dans les photos des cinq aliénistes. D’abord la mise en scène. L’aliéniste prend la pose et sa posture étudiée façonne son attitude. Assis dans un fauteuil confortablement accoudé, ou sur une chaise, bras croisés dans une attitude désinvolte, ou près d’une table drapée, ou encore debout, main dans la poche, en position faciale ou le coude appuyé sur un socle élevé, il exprime la pleine conscience de soi. Il est représenté en train de poser248. Toujours représenté en vêtement de sortie, l’aliéniste,

comme tout autre bourgeois se fait photographier « dans l'uniforme du siècle, la redingote ou l'habit noir de sortie » (Charpy 2007 : 156). La tenue est complétée par le pantalon noir ou gris, le gilet, le faux-col, la cravate de soie, les chaussures vernies, souvent la chaîne de montre et les décorations à la boutonnière, comme ornements. Dans les années 1860, les studios de photographes disposent des éléments de décor, fauteuils, tentures, tables drapées, chaises, consoles élevées249, qui donnent une

contenance et qui « font tableau »250.

Dès les années 1860, les aliénistes ont donc trouvé avec la photo-carte bourgeoise, type d’image de soi qui circule largement dans le monde tant intime que public, le moyen d’afficher une image qui correspond à la place qu’il se construit dans la société, un être qui prend en main sa destinée privée et professionnelle. Tout à la construction de sa propre image, l’aliéniste rend abstraite la présence de l’aliéné, qui

en grand nombre, intitulés simplement Portrait d’homme, Portrait de femme, Portrait d’enfant, en vente sur des sites commerciaux comme par exemple : http://www.ebay.ca/.

248 Harry Berger Jr. dans un ouvrage sur Rembrandt, Fictions of the Pose (2000) traite de ce sujet en le nommant « posographie » et voit le portrait comme étant toujours une construction de soi que l’artiste saisit. Berger affirme que le portrait n’est pas la représentation d’un sujet comme indicatrice de son intériorité, ni une représentation de son statut social, mais la représentation d’un acte d’autoreprésentation. Ce concept psychanalytique d’un sujet qui se donne à être vu implique de fait, qu’on le regarde en train d’être regardé. Ceci ne peut que déboucher sur une fiction de l’autoreprésentation et sur un manque d’authenticité. (Berger 2000 : 7).

249 Parfois aussi des colonnes, des balustrades. (Charpy 2007 : 157)

250 Pour contrer l’effet de raideur et de figé dû au temps de pose, les photographes appliquent à la composition les recommandations du Manuel Roret de la Photographie de 1851 qui recommande que la tête ne soit pas dans la même direction que les épaules, et pour le portrait en pied, que la personne prenne appui sur un meuble. (Charpy 2007 : 154).

168

devient secondarisé, sa présence étant accessoire à la constitution du statut professionnel du médecin spécialisé.

* * *

L’aliénisme s’est donné pour mission de guérir le malade mental. Le propre corps de l’aliéniste sert comme médiateur pour modeler à son image, la raison de l’aliéné. La personne même du médecin spécialisé agit sur les aliénés, par sa présence, sa prestance, sa mise impeccable, son regard imposant. Elle le rassure, le contraint et lui impose le calme et l’ordre par une crainte respectueuse. Ce chapitre s’est consacré à analyser comment les portraits des premiers aliénistes ont construit cette idée de leur présence quasi magique, à la fois bienveillante et autoritaire. C’est d’abord l’image du père qui protège et qui guide ce presqu’enfant qu’est l’aliéné, à qui on reconnaît désormais la subjectivité et les spécificités de son être, que l’on doit protéger et comprendre certes, mais aussi guider fermement vers la norme. Au début du siècle, le

Portrait de Pinel par Forestier, a apporté à la codification néoclassique de l’œuvre, les

caractéristiques romantiques de contemporanéité, d’individualisation et une image de la famille post-rousseauiste, qui ont transposé son sens. Forestier ne construit pas une image abstraite de la philanthropie et du paternalisme, mais elle incarne, du général au particulier, ces qualités dans un individu. L’enfant et l’aliéné sont pour Pinel des êtres à guider de manière similaire. La figure paternelle de Pinel au sein de sa famille devient la figure paternelle de la psychiatrie française.

Puis, substituant aux soins physiques, une approche basée sur l’analyse et l’écoute du malade, une image d’homme de science, posé et rassurant, une figure nouvelle de l’aliéniste s’établit par le Portrait d’Esquirol par Pichon. C’est l’image de l’écoute, de l’observation clinique, du diagnostic savant, l’image d’une science qui est en

169

train d’obtenir la reconnaissance de l’État et qui prospère dans le monde hospitalier, dans le monde de l’enseignement, et même dans le monde juridique. Par la référence de filiation d’Esquirol à son maître Pinel, par la présence de son buste en contrepoint de son image, c’est aussi l’image de la généalogie de leur science, courte certes, mais bien existante, qui permet de confirmer que la science aliéniste est une avancée française dans une civilisation qui cherche à s’affirmer. Une distance et une objectivation nouvelles de l’aliéné, sont nécessaires pour assurer le développement scientifique de la science aliéniste, et Esquirol en réclame le mérite.

Au cours du dix-neuvième siècle, l’aliénisme a donc ses propres luttes à mener. Elle est une discipline en processus de reconnaissance, de légitimation, tant individuelles que collectives. Pour ses membres, cela se fait par la représentation de sa propre professionnalisation et de ses valeurs. Les premières images des aliénistes sont en définitive fort différentes de celles de la figure du libérateur que la fin du siècle a ensuite construites. La figure du père, celle de l’écoute, celle du bourgeois professionnel n’ont pas convenues aux organismes officiels de médecine et à la Société médico- psychologique lorsqu’ils ont voulu célébrer leur fondateur. Ils ont dû inventer la figure du géant libérateur, le presque héros, pour s’approprier la légitimité de la fondation de la psychiatrie.