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L’aliénisme est une science nouvelle qui ne peut se reposer sur la tradition. Il doit donc innover. Tout comme en 1818, Lebas a établi le prototype de l’asile, la forme idéale de son architecture répondant à l’image que l’aliénisme souhaite projeter, le

Portrait d’Esquirol200 par Pierre-Auguste Pichon (1805-1900)201 (Figure 53) construit une

image inédite de l’aliéniste, une image qui peut être vue aujourd’hui, comme le prototype de l’image du psychiatre, devenue ensuite le stéréotype contemporain. Ce n’est plus,

200 Ce tableau de forme rectangulaire, de dimensions assez imposantes pour un portrait, 128 x 96 cm, est la propriété de l’Académie nationale de médecine de Paris. Sa date est incertaine, entre 1837 et 1856, il en sera question plus loin.

201 Élève d’Ingres, il a exposé au Salon à partir de 1835 et a reçu une médaille de bronze en 1843, une d’argent en 1844, et une d’or en 1846 (Bénézit 2006). Il se spécialise dans la peinture religieuse et dans le genre du portrait. Les portraits que nous connaissons de lui sont très forts dans le rendu de la présence d’une individualité. Le Portrait du Comte Charles Forbes de Montalembert, actuellement à Versailles et le

Portrait d’Édouard Gatteaux au Musée Ingres à Montauban en sont des exemples. Il a aussi réalisé deux

décors dans la chapelle Sainte-Geneviève de l’Église Saint-Eustache de Paris : La Rencontre de Saint-

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comme chez Pinel, la figure du père, guide et protecteur de l’aliéné, c’est la figure de l’écoute, expression de la pratique aliéniste, nouvellement basée sur le rapport discursif entre le malade et le médecin spécialisé.

Vouloir comprendre le Portrait d’Esquirol en tissant des liens avec les événements biographiques de l’aliéniste ou avec l’époque spécifique de la psychiatrie moderne, est difficile, puisque la date de production de l’œuvre n’est pas claire. Plusieurs éléments de l’œuvre en rendent la datation incertaine. La date présumée de l’exécution de l’œuvre est 1837. J’avance cette date parce que je mets le Portrait

d’Esquirol par Pichon, directement en lien avec un portrait lithographié par Charles-Louis

Bazin (1802-1859) (Figure 54), daté de 1837202, édité par Delpech pour un ouvrage

représentant les médecins et chirurgiens célèbres203. On y retrouve non seulement, la

même pose, la position du visage, l’expression des traits, la coiffure, le vêtement, mais aussi exactement les mêmes éléments de dessin, mêmes sourcils en cœur, même mèche de cheveux sur le front, même veine sur la tempe et même le dessin du fauteuil.

À cette date, en 1837, la carrière d’Esquirol était sur le point d’atteindre son sommet et un portrait entièrement dédié à la glorification de sa carrière est en conséquence, fort justifiable et l’on peut penser qu’il en a fait commande lui-même. En effet sur le cadre de l’œuvre, on lit qu’elle fut donnée à l’Académie de médecine par son

202 Ou peut-être de 1834, la date sous la signature de Bazin est difficile à lire.

203 Bazin est un peintre et graveur qui a étudié sous Gérard et Girodet et le Bénézit (2006) souligne qu’il est surtout connu pour son travail lithographique reprenant des œuvres de Girodet. L’ouvrage dans lequel il signe ce portrait d’Esquirol, Médecins et chirurgiens célèbres, Delpech éditeur, Paris, 1837, porte comme sous-titre : Lithographies d'après nature ou d'après les portraits les plus authentiques. Ce qui laisse la possibilité que le dessin original soit exécuté directement sur la pierre. Comme c’est le cas dans le même ouvrage, pour le portrait de Velpeau, signé Maurin et spécifié : « d’après nature ».

Cela pourrait se confirmer par une certaine intensité dans la présence de l’aliéniste et dans son échange de regards avec l’artiste. Mais une autre gravure signée de Bazin, indique sa pratique de travailler la pierre en reprenant les œuvres d’autres artistes, comme c’est le cas pour la reproduction d’un portrait d’Ingres, Le géographe Walckenaer. (voir cette œuvre plus loin, figure 59). D’autres représentations de médecins célèbres, sont signés Ch. B, dans l’ouvrage de 1837. S’agit-il donc pour Esquirol d’une lithographie d’après nature, ou de la reprise du portrait de Pichon ?

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Figure 53 – Auguste Pichon, Jean-Étienne Dominique Esquirol, s.d., huile sur toile, 128 x 96 cm. Illustration retirée pour respect des droits d’auteur.

Consultable :

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Figure 54 – Charles-Louis Bazin, Portrait d’Esquirol, 1837, lithographie, dans Delpech 1837,

Médecins et chirurgiens célèbres.

Illustration retirée pour respect des droits d’auteur. Consultable :

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neveu, le Dr Mitivié. Sachant que Jean-Étienne Frumance Mitivié (1796-1871) a suivi l’enseignement de son oncle à la Salpêtrière, puis qu’il a fondé avec lui à Ivry en 1827 la Maison de santé qui avait débuté rue Buffon, dont il est directeur jusqu’en 1848 et qu’il y réside jusqu’à son décès en 1871204, l’œuvre, de toute évidence, était propriété des

patrons de la Maison de santé d’Ivry, Esquirol et son neveu.

En 1837, Esquirol est en poste à Charenton depuis 1825. Il y met en place ses théories et méthodes thérapeutiques qui prennent appui sur la forte présence de l’aliéniste pour impressionner favorablement le patient dont l’esprit s’égare. Dans ces années, il a déjà fait ses recommandations au Ministère de l’Intérieur pour réformer l’architecture qui abrite les fous (1819) et des projets ont déjà été réalisés selon le plan d’asile idéal qu’il a fait réaliser à l’architecte Hippolyte Lebas, selon ses recommandations. Il est lui-même en train d’élaborer avec l’architecte Gilbert la reconstruction de l’hospice de Charenton qu’il dirige, construction qui démarre l’année suivante en 1838. Il est alors à la tête d’un cercle de disciples qui contribue à la professionnalisation de l’aliénisme et, avec Guillaume Ferrus et Jean-Pierre Falret, il est à l’élaboration du texte de la Loi des aliénés. C’est donc un homme puissant, imposant, en pleine possession de ses moyens, sûr de lui et de son travail, qui pose pour la postérité, que l’artiste représente dans ce tableau.

Le tableau peut aussi être un tableau posthume. La présence d’un cartouche, dans le coin supérieur droit de la toile, semble indiquer que le tableau ait été peint après la mort de l’aliéniste, puisqu’on y lit l’inscription : « Jean-Étienne Dominique Esquirol, né à Toulouse le 4 janvier 1772, décédé à Paris le 2 Xbre 1840 » (Figure 55)205. Ce serait

204 Source : http://psychiatrie.histoire.free.fr/pers/bio/mitivie.htm.

205 Il me faut remercier à nouveau Jérôme Van Wijland, conservateur de la bibliothèque de l’Académie de médecine de Paris, qui m’a donné accès à la Salle du Conseil où est exposé ce tableau de Pichon. C’est par un examen rapproché de l’œuvre que j’ai pu voir ce cartouche, que m’a signalé Mr Van Wijland.

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alors un tableau commémoratif de l’homme, mais on sait aussi qu’une addition postérieure d’une telle inscription est possible.

Figure 55 – Auguste Pichon, Jean-Étienne Dominique Esquirol, s.d. Détail du cartouche, coin supérieur droit.

La présence du buste de Pinel dans le portrait d’Esquirol est ce qui nous questionne le plus. Un buste de Philippe Pinel en marbre blanc, répertorié à l’Académie nationale de médecine de Paris est l’œuvre de Pierre-Alfred Robinet (1814-1878) et date de 1856206. Ceci, obligatoirement, reporte la date de l’exécution de l’œuvre à une

date postérieure à la date de l’exécution du marbre de Pinel par Robinet. Il s’agirait d’une œuvre qui, dans la foulée des portraits de Pinel, glorifiant le précurseur de l’aliénisme (Müller, Fleury, Durand), rendrait aussi hommage à son successeur, en insistant sur la généalogie française de la psychiatrie. Mais la présence du buste de Pinel, dans le portrait d’Esquirol peut encore s’expliquer autrement et apparaître en toute logique, dans une œuvre de 1837 puisqu’il semble que le buste de Robinet soit une reprise en marbre d’un plâtre réalisé en 1827 par Théophile Bra (1797-1863), pour l’École de médecine de Paris. L’existence de ce buste nous est confirmée, lorsqu’en 1827, Esquirol rédige un Rapport sur la proposition d’inaugurer le buste de Pinel dans la

206 60 cm x 36 cm, signé à droite P. Robinet fecit 1856, collection de l’Académie nationale de médecine.

Illustration retirée pour respect des droits d’auteur. Consultable :

http://www2.biusante.parisdescartes.fr/img/index.las?mod= s&tout=esquirol

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Salle des séances de l’Académie, lu en séance générale le 6 novembre 1827207. La

reprise des traits de Pinel, du plâtre de Bra au marbre de Robinet, est de plus, confirmée par une rubrique dans la Gazette médicale de Paris en 1856 :

La souscription pour le buste en marbre de Pinel a reçu son plein [?]. Les habitués de l’Académie ont pu admirer hier, dans la salle des pas-perdus (le mot admirer n’est pas exagéré) le magnifique buste de Pinel sorti des mains de M. Robinet, l’habile statuaire à qui l’Académie doit déjà plusieurs morceaux des plus remarquables. Grâce au zèle intelligent et au bon goût artistique de M. le secrétaire perpétuel, et un peu aussi à la magnificence des familles de quelques-uns des anciens membres de l’Académie, nous pourrons voir bientôt les plâtres poudreux et dégradés

qui surmontaient les appuis de croisées de la Salle des pas-perdus, remplacés par des œuvres d’art208 vraiment dignes des personnages dont

elles sont destinées à perpétuer le souvenir (Gazette médicale 1856 : 696).

Mais au fond, l’analyse de l’œuvre, quelle qu’ait été sa date et sa destination, nous permet de saisir les enjeux importants de l’aliénisme naissant, les tensions entre ses précurseurs. Et surtout, elle nous permet de saisir la mise en place d’un type de portrait nouveau, celui de l’écoute de l’aliéniste. Quiconque observe l’œuvre, se trouve à la place de l’aliéné présumé, sur qui le médecin porte ce regard et vers qui il dirige son écoute. L’aliéné, c’est nous tous, et ainsi, la reconnaissance de l’individualité du fou est encore exprimée comme principe fondateur de l’aliénisme. Cette section du chapitre démontre par quels moyens le tableau de Pichon remplit deux fonctions principales pour l’image de l’aliénisme du début du dix-neuvième siècle. La première est d’incarner la pratique empirique de la science de l’esprit et, par une image prototype, exprimer l’écoute du médecin envers son malade. La seconde est d’établir la généalogie d’une courte mais importante tradition professionnelle de l’institution aliéniste, en faisant référence à Pinel, maître d’Esquirol. Le Portrait d’Esquirol par Pichon ne marque pas comme le Portrait de Pinel et sa famille, des liens intimes avec l’aliéné, Esquirol est déjà

207 Mémoires de l’Académie royale de médecine. 208 C’est moi qui souligne.

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distancié par sa science et l’expression de son statut professionnel et social. La subjectivité de l’aliéné reconnue par Pinel est en phase d’objectivation par Esquirol.