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Que nous révèlent les œuvres du concept initial de la psychiatrie qui reconnaît le malade comme un être à part entière ? Que peut-on y lire du projet de concéder une certaine autonomie à l’aliéné, et de lui accorder la pleine reconnaissance de sa potentialité et de sa spécificité ? La subjectivité de l’aliéné est ce qui est en jeu dans les quatre types de commandes, elle est implicite dans chaque type d’œuvres. La société française du dix-neuvième siècle, malgré sa volonté libéraliste, issue de la Révolution et de la Déclaration des droits de l’homme, défendant les droits fondamentaux et inaliénables de chaque individu, s’est avérée être celle des occasions ratées, alors que

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les différents ostracismes s’y développent. Dans ce contexte sociétal, l’espoir rendu à la personne du fou, était légitime, mais a-t-il déçu, lui aussi ?

Ce que je démontre dans cette thèse, est que, pendant un court moment au début du dix-neuvième siècle, dans l’élaboration des œuvres de Lebas, de Forestier, de Pichon, de Gabriel, de Riesener, dans la mise en place de l’idéal de la psychiatrie, les œuvres ont contribué à transmettre la notion de l’autonomie du malade mental. C’est le principe unifiant de ma thèse, qui, malgré une apparente hétérogénéité de nature des différentes parties qui composent le corpus, expriment cette quête du moment perdu, du moment idéal de la psychiatrie française, du temps où les œuvres exprimaient cet espoir, cette modernité médicale et humaniste.

Les enjeux et les objectifs de cette thèse sont posés. Établir la culture visuelle des débuts de la psychiatrie française, y rechercher l’expression de la subjectivité du fou, la déconstruction de son altérité, pour constater que les œuvres ont en fait, certes, joué un rôle important pour le développement de la science aliéniste, mais un rôle qui s’est transformé en cédant la place à une iconographie qui sert plutôt à mettre en scène la nouvelle discipline médicale, et à contribuer à établir sa légitimité, induisant le respect et la reconnaissance du « pouvoir psychiatrique » (Foucault 2003). Les œuvres d’art produites pour la psychiatrie à ses tout débuts, ont été les symptômes et les vecteurs, à la fois de son développement et de son pouvoir, et à la fois ceux de son échec et de la contestation qu’elle suscite encore aujourd’hui.

Précisions

À l’origine de la science aliéniste, dans les soixante premières années, les œuvres que j’analyse ont façonné l’image de l’aliéné, de l’aliéniste et de sa science.

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Elles nécessitent de poser sur elles un regard détaillé, pour y chercher réponse à la question à savoir si la psychiatrie, dans ses années de fondation, a été à la hauteur de son sujet, de ses aspirations, de ses objectifs sur la non-altérité du fou et sur sa reconnaissance entière dans ses différences. Les rapports entretenus entre art et médecine prennent, avec l’aliénisme, une dimension nouvelle. Les codes de représentation vont désormais demander un important degré d’abstraction, de réappropriation ou d’adaptation de modèles, puisqu’il y est question de représenter l’invisible : l’esprit, sa raison, sa déraison. Les œuvres que je recense sont complexes. Liées au développement de la science qui prône la raison comme norme constitutive de société, elles sont exécutées au moment où l’imaginaire des artistes transgresse les conventions artistiques. La tension qui résulte de ces antinomies est constitutive de leur spécificité et elle est perceptible dans les différentes sphères de domaines artistiques qui constituent le corpus à l’étude dans cette thèse. Ces œuvres sont réalisées au cœur du mouvement romantique et on y voit un décloisonnement des genres artistiques, la montée des nouvelles techniques artistiques, la diversité des sujets et la variété des modes d’expression.

Deux précisions s’imposent d’emblée. D’abord, je crois qu’il est nécessaire de cerner le corpus qui est à l’étude ici et le type de folie dont il est question. C’est de la maladie mentale, celle qui est l’objet de spécialisation de la psychiatrie dont il s’agit et les œuvres sur lesquelles je base mon travail sont des œuvres qui ont fait l’effet de commandes de la part des premiers aliénistes. L’originalité de ma recherche consiste en l’élaboration d’une iconographie de la psychiatrie, plutôt qu’à la construction d’une iconographie de la folie ou de la personne du fou. Sander L. Gilman a écrit en 1982,

Seeing the Insane, le Professeur W.J.T. Mitchell est actuellement à la rédaction d’un

ouvrage qui s’intitulera Seeing Madness. Comme clin d’œil à ces deux auteurs, pour reconnaître leur impact et leur importance mais aussi pour marquer la différence de mon

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approche sur un sujet pourtant convergent, j’intitulerais ma thèse Seeing Psychiatry, si elle devait être publiée en anglais. Il ne sera donc pas question ici, malgré l’époque historique dans laquelle se situe cette recherche, de folie romantique, de spleen, de folie

mal-de-vivre18.

Il ne sera pas question non plus d’art-thérapie. Les termes conjoints, art et psychiatrie ou art et folie affichent, lors d’une recherche bibliographique, une grande majorité d’ouvrages portant sur ce sujet de préoccupation plus contemporaine19. Il ne

sera pas question non plus d’artistes fous. Les ouvrages qui traitent de ces sujets sont souvent des monographies qui établissent le rapport entre la folie et le génie créateur. Tel n’est pas mon sujet non plus. Les œuvres que j’analyse sont liées à la psychiatrie naissante, mais mon travail se défend bien d’être une histoire illustrée de la psychiatrie qui ne fait qu’instrumentaliser les œuvres, fournissant titres, auteurs, dates, styles, pour documenter et illustrer le propos écrit qui relate les faits, les biographies, l’histoire. Mon travail s’inscrit dans un autre registre, celui de l’histoire de l’art pour laquelle les œuvres sont discours. Je m’applique donc à tirer les œuvres des débuts de la psychiatrie française du rôle passif de condensateurs de raison aliéniste qu’on lui reconnaît souvent, pour révéler plutôt leur aspect novateur, significatif de leur importance dans les enjeux engagés par l’aliénisme au début du dix-neuvième siècle.

18 L’ouvrage de Claude Quétel (2009) s’attache à faire cette distinction entre « une histoire de la folie maladie et celle de la folie au regard de la morale et de la philosophie ».

19 Une recherche bibliographique qui réunit les termes : art, folie, psychiatrie, donne dans environ 80 % des cas, des résultats qui concernent l’art thérapie. Ce pourcentage est basé sur mes recherches faites sur Atrium, Université de Montréal, BIU, Bibliothèque interuniversitaire de santé, BnF, Bibliothèque nationale de France, CCA, Centre canadien d’architecture, Virtuose, Université du Québec à Montréal, McGill University Library, CLUES, Concordia University.

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Balises temporelles et géographiques

Les balises temporelles de cette étude se situent entre 1801 et 1863 et la France est sa destination géographique. Pourquoi ces dates ? Ces dates sont celles qui se situent, à quelques années près, à l’intérieur de la période dite de l'aliénation mentale, comme la décrit le Dr G. Lantéri-Laura, époque qui s’étend de 1793 à 1854 et qui considère la pathologie mentale, comme unique, comme une seule maladie, même si elle peut prendre des formes variées20. Les dates de 1801-1863 cernent donc

l’ensemble du corpus produit durant cette période spécifique de l’aliénation mentale, qui fait l’objet de ma recherche, et englobent aussi les œuvres des années de transition, entre 1854 et 1863, entre deux temps de l’histoire de la psychiatrie moderne et deux temps de sa culture visuelle. Durant la même période, la France vit l’éclosion d’un art moderne, qui transgresse les conventions, tourné vers l’expression de la subjectivité et de l’individualité. C’est par la rencontre de ces deux courants français, scientifique et artistique, que les œuvres à l’étude ont pris vie et sont devenues significatives, tant dans l’élaboration de la science aliéniste que dans l’art du dix-neuvième siècle en Europe.

Le corpus apporte sa propre spécificité chronologique. La date de 1801 marque le moment de la formation de l’aliénisme en véritable science par la publication du premier traité psychiatrique, celui de Philippe Pinel, Traité médico-philosophique sur

20 Le Dr Lantéri-Laura a été chef de service Honoraire à l'Hôpital Esquirol et Directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales. Selon lui, les trois temps d’une histoire de la psychiatrie moderne sont premièrement, l'époque de l'aliénation mentale qui s’étend de 1793 à 1854, époque qui considère la pathologie mentale, comme unique, comme une seule maladie, même si elle peut prendre des formes variées; deuxièmement, celle des maladies mentales entre 1854 et 1926, quand s'impose l'idée que la psychiatrie est faite « d'une pluralité d'espèces morbides irréductibles les unes aux autres » désignée par la locution employée au pluriel, et troisièmement, celle des grandes structures

psychopathologiques qu’il situe entre 1926 et 1977 et qui oppose les structures névrotiques du sujet normal

aux structures psychotiques du sujet fou.

Ces informations proviennent du texte de Georges Lantéri-Laura : Psychiatrie… Levons le voile.

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l’aliénation ou la manie21. Les œuvres analysées sont celles de Pierre Maloeuvre (1740-

1803) qui illustrent ce traité de deux planches mettant en rapport la forme des crânes de cas pathologiques et de cas normaux. Celle de 1863 est justifiée par la date des projets d’architecture asilaire que j’ai recensés parmi l’inventaire réuni en Collection des plans

des édifices départementaux soumis à l’examen du Conseil général et des Bâtiments civils, an IV-186322. L’ouverture de mon corpus jusqu’aux années 1860 est aussi

nécessitée par l’analyse de portraits photographiques d’aliénistes qui datent de cette décennie.

Pourquoi la France ? Parce que c’est le pays où la nouvelle science aliéniste prend son essor. Que ce soit dans la pensée populaire comme dans les écrits des spécialistes, la plupart des commentateurs s’entendent23 pour reconnaître en la

personne de Philippe Pinel, le fondateur de la psychiatrie moderne. Ce titre lui est octroyé malgré le fait que l’on observe historiquement des démarches similaires à la sienne, dans la réflexion sur la personne du fou, sur les traitements à lui appliquer et sur les lieux où l’interner. Des théories parallèles se développent conjointement en Angleterre, par William Tuke (1732-1822), en Italie par Vincenzo Chiarugi (1759–1820) et en Allemagne par Johann Christian Reil (1759-1813). Mais il demeure que c’est en France que Pinel développe le nouveau type de traitement moral basé sur la communication et l’écoute, qui s’oppose aux traitements physiques qui tentaient d’extraire la folie du corps du malade24, que la volonté de sortir les aliénés des prisons

et hospices, où ils ne recevaient aucun soin s’est d’abord manifestée, et même si Pinel

21 Les premières applications de soins spéciaux aux aliénés et le désir de les traiter comme des malades relevant de la médecine peuvent se dater antérieurement, notamment de 1793, année où Philippe Pinel commence son service à Bicêtre, mais la date de 1801 doit être vue comme l’année fondatrice puisque la nouvelle science se théorise avec le premier traité psychiatrique de Philippe Pinel.

22 Inventaire réuni par F. Lartigue et S. Olivier, Archives Nationales, cote : F21/1875 à 1908. 23 Notamment Swain, Gauchet, Goldstein, Foucault.

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ne les a pas libérés de leurs chaînes en un geste solennel et théâtral comme la légende l’a construit, il demeure qu’avec Pinel et la naissance de l’aliénisme, les fous n’ont plus été restreints par des chaînes en France.