• Aucun résultat trouvé

Afin de matérialiser l’évolution diachronique du réseau urbain et de son armature, nous avons réalisé une série de cartes régionales faisant figurer les sites évoqués à travers ces monographies (Fig. 34). Les sites y sont représentés par un cercle dont le diamètre est proportionnel à son importance fonctionnelle496. L’objectif est d’analyser la durabilité et la résilience de cette armature, entendant par résilience « la capacité d’un système à conserver sa structure face aux perturbations, à amortir et exploiter le changement »497.

Plusieurs observations peuvent être faites. La première est une forte résilience face aux changements sociopolitiques. Les premiers événements susceptibles d’avoir perturbé le réseau urbain du Jawf sont les interventions militaires sabéennes du VIIe s. av. J.-C.498. Si l’armature urbaine s’en trouve légèrement modifiée et que le tracé des frontières des territoires tribaux est redéfini, le réseau urbain n’en sort que légèrement altéré. Les sites de Barâqish, Ma‘în et al-Baydâ’ s’émancipent alors qu’as-Sawdâ’ perd l’importance qu’elle avait acquise précédemment. Seul le site d’Inabba’ disparaît pour des raisons inconnues et probablement indépendantes de ces événements. Le second événement socioculturel majeur est la part active que prennent les minéens dans le commerce caravanier à partir du

VIe s. av. J.-C. Les habitants de Barâqish, Ma‘în et as-Sawdâ’ commercent les aromates à

travers toute la péninsule Arabique, jusqu’en Grèce et en Égypte ; les Minéens sont implantés à Shabwa, Hajar Kuhlân et al-‘Ulâ. Ne sont-ils tentés de mettre à profit ces richesses pour entreprendre une politique expansionniste, accroître leur importance au détriment des voisins ? Le réseau urbain ne reflète aucun changement dans ce sens, affichant au contraire une relative stabilité des différentes villes alentour. L’explication historique se trouve probablement dans une émancipation incomplète de ce royaume. Son

496 Cf. annexe 3.

497 C. S. Holling, 1973.

498 La première est celle du mukarrib Karib’îl Watâr fils de Dhamar‘alî (RÉS 3945) ; la seconde est évoquée dans RÉS 3943, probablement quelques décennies plus tard.

activité semble menée avec l’aval des grands royaumes voisins sous l’influence desquels

Ma‘în semble placée par intermittence499. Au cours de cette domination minéenne sur le

Jawf, seuls Jidfir Ibn Munaykhir et al-Harâshif semblent disparaître pour des raisons inconnues.

Qu’en est-il des pénétrations arabes dans le Jawf qui semblent déstabiliser la région à partir du IIe s. av. J.-C. ? La carte du Ier s. av. J.-C. (Fig. 34 d) ne révèle pas de grand changement dans l’organisation du tissu urbain si ce n’est une perte d’importance des sites de Barâqish et de Haram. Les entités politiques se recomposent et les populations changent profondément ; néanmoins, le réseau urbain se maintient tel quel.

L’expédition d’Ælius Gallus est l’un des rares événements militaires qui affectent le tissu urbain de la région. Comparant la situation du Ie s. av. J.-C. à celle du IIe s., l’abandon de deux sites (Barâqish et Kamna) semble être lié à cet événement. Ma‘în ne fait pas partie des villes affectées par le passage de l’expédition. Trois villes se maintiennent malgré cet événement : Nashq, Nashshân et Haram.

On constate donc une résilience assez forte du tissu urbain du Jawf confronté aux événements historiques. Certes, des villes disparaissent au cours du Ier millénaire av. J.-C. mais pour des raisons qui nous semblent avant tout environnementales, seul élément cohérent qui expliquerait les changements qui s’opèrent alors. Au regard des cartes de l’évolution du réseau urbain (Fig. 34), un fait est manifeste : les premiers sites à décliner sont ceux implantés le plus en aval, en deçà de la courbe isométrique de 1100 m sur le wâdî

Madhâb : Inabba’ (1083 m d’altitude) et Jidfir Ibn Munaykhir (1115 m d’altitude)500.

Viennent ensuite les villes de Barâqish et de Ma‘în au Ier s. av. J.-C. Ma‘în, sur le wâdî

Madhâb, est implantée à une altitude de 1105 m. Enfin Haram, implantée à 1120 m

d’altitude disparaît au début du Ier s. S’abstrayant de tout déterminisme environnemental,

on ne peut nier l’impact de cet environnement sur l’organisation du réseau urbain. Plus qu’un engorgement des réseaux hydrauliques, c’est un recul du front de crue qui transparaît ici et que reflète l’inscription Haram 10 au Ier s. en mentionnant une année sans eau. Si des causes événementielles semblent précipiter le sort de certaines villes, la cause profonde de leur disparition doit probablement être recherchée dans un affaiblissement de la structure même de la société urbaine lié à des changements environnementaux. Il convient dès lors

499 Au milieu du IVe s. av. J.-C., un souverain hadrami finance la construction d’une portion du rempart de Ma‘în (Ma‘în 8) tandis que pèsent les menaces sabéennes (RÉS 3022).

Au IIIe s. av. J.-C., le souverain minéen consacre un ouvrage hydraulique aux divinités de Ma‘în et de Saba’ (Shaqab 18/2-3) ; quelques années plus tard, dans une dédicace de restauration du temple de Nakrah à Barâqish, le roi de Ma‘în invoque les divinités de Ma‘în et de Yathill mais aussi les dieux, patrons, rois et tribus de Saba’ et de l’union (RÉS 2980 bis/5-7).

Enfin, les Minéens bénéficient à différentes périodes de traitements de faveur de la part du souverain qatabânite (RÉS 4337B ; RÉS 3854/1 ; RÉS 2999).

de relativiser la portée destructrice de l’expédition d’Ælius Gallus – qui ne semble affecter que Kamna et Barâqish, probablement affaiblies par ces changements environnementaux – ou celle des pénétrations arabes. Si ces dernières transforment la structure sociale des villes de Haram et Kamna, elles n’entraînent pas la disparition des villes voisines à l’exception de Ma‘în peut-être, ville déjà affaiblie par le changement du contexte naturel.

Nashq et Nashshân se maintiennent encore quelques temps, par leur position en amont (à respectivement 1146 et 1153 m d’altitude), mais aussi soutenues par la volonté sabéenne de préserver des cités dont l’histoire et l’héritage consolident la légitimité du pouvoir et dont l’emplacement reste stratégique face aux populations nomades et aux incursions de l’armée hadramie. Le savoir-faire de ces populations, héritières d’une technique plurimillénaire, justifie peut-être aussi la continuité de l’occupation de ces deux sites intégrés au royaume de Saba’, comparativement à ceux occupés à partir du IIe s. av. J.-C. par des populations allogènes dont la maîtrise plus maladroite transparaît peut-être dans le tracé du second périmètre irrigué de Barâqish.

Ce volontarisme sabéen s’insère dans ce que A. Avanzini évoquait comme « un bisogno ideologico di rifondazione dello stato sabeo »501, qui s’accompagne notamment de la remise en place des cultes archaïques du jabal al-Lawdh, au nord-est du Jawf, par les souverains sabéens. Dans le nouveau contexte politique du début de l’ère chrétienne opposant Saba’ à Himyar sur les Hautes-Terres et dans lequel les anciennes entités politiques du Jawf ont disparu, Nashq, Nashshân et Ma’rib apparaissent comme les héritières politiques de la vieille aristocratie sabéenne502.

501 A. Avanzini, 1995, p. 60.