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La fonction religieuse

Le temple ou le sanctuaire rupestre sont à la base de la définition d’une fonction religieuse pour les siècles précédant l’apparition du monothéisme. Toutefois, pas plus que l’église ne détermine par son attraction le degré urbain des implantations d’Occident, le temple n’apparaît pas systématiquement comme l’élément caractérisant un pôle religieux. Seules les structures dont l’attraction dépasse la sphère du site d’habitat, par leur dimension sacrée ou par des pratiques cultuelles spécifiques, sont à même de déterminer ces polarités. Les sanctuaires susceptibles d’étendre leur sphère d’influence au-delà du territoire du site et donc de contribuer à la définition du statut urbain d’un site sont en Arabie du Sud les sanctuaires fédérateurs, consacrés à la divinité tutélaire d’une tribu (ou d’une confédération tribale) et les lieux de pèlerinage. Les premiers comme les seconds symbolisent l’unité religieuse d’une fédération tribale dans ses différents échelons. Dans le Hadramawt où la structure sociale semble différente, c’est par l’accumulation des structures de culte

qu’émergent ces polarités187, accumulation qui, sur des sites comme Raybûn ou Makaynûn,

dépasse la dizaine de sanctuaires répartis sur leur territoire.

Durant la période monothéiste (IVe-VIe s.), il est plus difficile de déterminer dans quelle mesure la présence de synagogues et d’églises (Zafâr, al-Makhâ, San‘â’, Najrân, Ma’rib, etc.) a pu déterminer les pôles fonctionnels. Les vestiges n’ont presque jamais été trouvés, leurs dimensions sont généralement inconnues, les sources textuelles sont lacunaires à leur

propos. À l’exception de San‘â’, l’absence de données précises rend difficile l’estimation de l’importance qu’ont pu avoir ces édifices188.

Ajoutons que rien dans le champ lexical de la ville, que ce soit dans les langues sudarabiques, grecque ou latine, ne permet de déterminer quelque fonction religieuse que ce soit.

La fonction défensive

Révélatrices de la position stratégique d’un site, les fonctions militaires et défensives ressortent à travers la présence de fortins intégrés au tissu d’un site d’habitat tel que Shabwa. Assignés à la surveillance et à la défense du territoire, du terroir ou de l’habitat, ces fortins avaient une fonction défensive qui pouvait se doubler d’une fonction administrative. Le rempart, quant à lui, avait une fonction principalement défensive ayant pu se doubler à plusieurs reprises d’un caractère ostentatoire.

Cette fonction transparaît, nous l’avons vu, dans l’emploi des termes hgr, à l’exception semble-t-il du Hadramawt, msn‘t, ‘qbt et ‘r dans les langues sudarabiques, ainsi que du terme phroerion (forteresse) en grec.

Les fonctions politiques et administratives

Les bâtiments témoignant de ces fonctions sont les structures domestiques de grande taille, qui trahissent souvent la richesse du propriétaire par la taille de leur

soubassement et le travail requis pour leur édification189. Ces bâtiments, qualifiés de byt

(« maison, palais, temple ») dans les inscriptions, sont en général interprétés comme la

résidence d’un lignage190, d’une élite, voire du souverain dans ses expressions les plus

monumentales (« château » de Shabwa, bâtiment dit « TT1 » de Hajar Kuhlân).

Le mobilier archéologique peut aussi témoigner du rôle politique joué par certains sites. Les monnaies, symboles de la puissance politique et économique d’un royaume, en sont le meilleur exemple en informant sur le lieu de frappe, correspondant généralement au nom d’un palais localisé en ville.

Les inscriptions sudarabiques nous renseignent sur le rôle politique et la place hiérarchique du site, de son éventuelle attractivité, par la mention de gouverneurs, d’administrateurs, de souverains.

Dans la littérature classique enfin, ce sont les sites qualifiés de basileion (palais royal) ; de metropolis (capitale) ou de caput (capitale) qui permettent d’envisager la présence d’une polarité politico-administrative.

188 La cathédrale de San‘â’ fut, semble-t-il, fondée sous le règne d’Abrahâ dans le but d’en faire un lieu de pèlerinage rivalisant avec la Mecque (I. Gajda, 1997 b, p. 191).

189 Voir sur ce point J.-F. Breton, 1998 b.

Les fonctions économiques et commerciales

Ces fonctions sont plus difficiles à repérer sur le terrain et donc à hiérarchiser. Elles impliquent presque systématiquement une fouille qui aurait déterminé la présence d’espaces économiques ou commerciaux spécifiques par la découverte d’ateliers, de boutiques ou d’autres espaces de commercialisation tels que les places de marché, des concentrations monétaires (sous réserve qu’elles ne puissent être interprétées comme un lieu de frappe monétaire ou une thésaurisation), de structures de stockage, de carrières. La superficie du périmètre irrigué est également un indicateur du potentiel économique local.

En Arabie du Sud, la difficulté réside dans l’absence apparente d’espaces de commercialisation bâtis qui se distingueraient des structures domestiques, à l’exception peut-être de ce qui semble être des boutiques sur le site de Bi’r ‘Alî191. Il semblerait qu’en l’absence de souk ou de caravansérail, non attestés jusqu’à présent, l’activité commerciale se soit effectuée en plein air, dans des structures légères ou peut-être au rez-de-chaussée de structures s’apparentant à de l’habitat domestique.

Les textes sont une source importante d’informations dans la détermination des fonctions économiques et de leur importance. Les inscriptions sudarabiques comportent des réglementations de l’activité commerciale, telles que celles qui figurent sur les faces inscrites de l’obélisque de Hajar Kuhlân (RÉS 4337). Les sources classiques mentionnent les fonctions économiques avec l’évocation en grec d’emporion (port de commerce), d’ormos(mouillage protégé) ou de limen (port) et en latin, de portus (port, sans nuance entre port de commerce et simple mouillage).

La place de la fonction vivrière

Dans l’Arabie du Sud préislamique, la fonction de subsistance ne peut être dissociée de l’entreprise d’une définition d’un espace urbain. Jusqu’à ce que la ville ne permette plus de répondre à ses propres besoins alimentaires, compte tenu d’une croissance trop importante, de l’absence de terres cultivables à proximité de l’espace habité, d’une infrastructure urbaine incompatible avec une agriculture, de l’impossibilité à se rendre dans les zones cultivées pour la journée au regard des moyens de transport en usage (âne ou marche à pied), la ville est ce que Max Weber nomme une Ackerbürgerstadt, une « ville de citadins des champs »192. Pour reprendre sa perception du citadin :

« dans l’Antiquité, le citadin de plein droit se caractérisait, à l’origine, précisément par le fait qu’il considérait comme sienne une terre tout à fait libre, un

191 M. Mouton, P. Sanlaville & J. Suire, à paraître.

192 Ce à quoi P. Bairoch ajoute à juste titre que : « dans de nombreuses petites villes des premières phases de l’urbanisation, les agriculteurs devaient former la fraction dominante des habitants de ces cités et de ces villes. Ceci explique maints cas de développement « urbains » avancés que l’environnement économique ne semble pas pleinement justifier » (1985, p. 39).

kleros, un fundus (en Israël : Chelek), qui le nourrissait : dans l’Antiquité, le citadin

accompli est "citadin des champs" »193.

Si le rejet de la sphère agricole est fréquent dans les définitions actuelles de la ville

et s’il a pu amener à mettre en question l’existence même de la ville sudarabique194,

l’agriculture ne peut être rejetée d’une définition des fonctions et activités urbaines

antiques à l’exception des rares mégalopoles méditerranéennes195. La définition que fait

Hippodamos de Milet de la ville grecque idéale illustre par ailleurs ce propos, Aristote la résume dans sa Politique :

« Son système considérait une cité avec une population de dix mille habitants, divisés en trois classes ; il y avait défini une classe d’artisans, une de cultivateurs, et une troisième classe qui combattait pour l’État en guerre et qui était la classe armée »196.

L’accessibilité des terres agricoles et les besoins vivriers ont entretenu la présence d’une population agricole dans les grands sites d’habitat de l’Arabie du Sud préislamique. Durant toute la période préislamique, urbanisation et agriculture sont restées indissociables, une agriculture aux spécificités régionales singulières qui a progressivement requis une main d’œuvre importante ainsi que l’intervention d’une classe dominante dans le financement des grandes structures d’irrigation et dans l’organisation et l’entretien de ces périmètres irrigués. L’extension du périmètre irrigué autour d’un site est un catalyseur du développement urbain, contribuant à créer une dynamique d’accumulation fonctionnelle. Il fixe dans l’espace habité au voisinage des cultures les fonctions politiques, économiques, commerciales et administratives. Le périmètre irrigué ne peut à ce titre être écarté d’une définition du caractère urbain des sites sudarabiques. Nous aurons largement l’occasion de développer ce point197. La nuance qu’introduit l’apparition du fait urbain n’est donc pas le détachement des activités agricoles mais la fin d’une économie de subsistance, que la majeure partie des habitants de la ville soient agriculteurs ou non198.