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Les plus anciennes traces du peuplement de la région remontent au Paléolithique491,

dans quelques affluents du Jawf. Les sites paléolithiques et néolithiques ont été découverts sur des terrasses et plateaux calcaires, l’implantation étant conditionnée par la proximité du matériau. S’agit-il de sites spécialisés dans le débitage ? Seuls deux sites néolithiques ont livré des traces d’habitat, HRB-24 et HRB-32. L’interprétation du processus de peuplement préhistorique du Jawf est limitée par deux facteurs : la plus grande visibilité des sites de plateaux et de terrasses liée à la déflation qui affecte ces géosystèmes à partir du IIIe millénaire av. J.-C. et la couverture sédimentaire dans les fonds de vallées qui masque d’éventuels sites préhistoriques. Durant l’âge du bronze, conjointement à une aridité croissante, plusieurs sites d’habitat se développent en bordure de petits wâdîs, comprenant généralement quelques structures formées de pièces rectangulaires regroupées autour d’un

espace à ciel ouvert. De telles structures, datées sur les Hautes-Terres du IIIe millénaire

av. J.-C., forment de petites installations sédentaires, tirant profit des rares écoulements pour développer une agriculture. De petites structures hydrauliques sont aménagées dans le

lit des wâdîs pour en dévier l’eau492. Stimulées par l’aridité croissante du milieu, les

populations se sédentarisent dans des wâdîs secondaires et développent une première forme d’irrigation. Ces premières techniques hydrauliques dérivent probablement d’une expérience acquise dans des pratiques agricoles opportunistes tirant profit des terrains humides qui apparaissent après le passage de la crue493.

Au VIIIe s. av. J.-C., les sites urbains que nous avons présentés sont implantés, sur les cours principaux de la vallée du Jawf ; ils bénéficient des crues des wâdîs al-Buhayra et Madhâb et gèrent des écoulements à fort débit. Ils sont caractérisés par une structure sociale hiérarchisée. Les occupations successives y ont formé des tells de plusieurs mètres

491 Des sites de débitage lithique présentant des industries de types paléolithique et néolithique ont été repérés dans le wâdî Hirâb au cours d’une prospection menée en octobre 1988 par S. Cleuziou, M.-L. Inizan et Ch. Robin. Les industries paléolithiques sont rattachées aux sites HRB-3, HRB-7, HRB-25, HRB-27, HRB-30, HRB-31, HRB-33 ; celles de type néolithique aux sites HRB-24, HRB-26, HRB-31, HRB-32, HRB-33 (S. Cleuziou & al., 1988).

492 Le site de wâdî Khumayr 2, cinq kilomètres au sud-est de al-Ruzayza, présente un long mur d’un mètre d’épaisseur placé en travers du cours du wâdî. Il est associé, au pied des pentes rocheuses à d’autres structures. D’autres structures semblables ont été repérées sur le site de wâdî Zurayb 1. Sur le site HRB-8 (wâdî Hirâb), un village de cette même période est installé sur une terrasse holocène d’environ 70 cm d’épaisseur scellée dans le lit du wâdî par une couche de galets et de gravillons. Cette terrasse holocène correspond probablement à une période d’accumulation alluviale, liée à la mise en place d’un système irrigué, contemporaine de l’installation sédentaire. Cette configuration se retrouve sur le site HRB-10.

d’épaisseur. Un saut qualitatif est perceptible entre des sites datés vers le IIIe millénaire av. J.-C. et ceux de la période sudarabique. Loin de marquer une rupture, ce saut qualitatif est le résultat d’une évolution technique et sociale régionale. La maîtrise croissante de l’exploitation des écoulements a permis d’étendre les réseaux irrigués et de maîtriser des wâdîs de plus en plus importants ; la population des petits sites d’habitat, structurée en familles réparties dans ces cellules d’habitat circulaires, puis vraisemblablement en lignages, ont évolué vers des structures claniques à mesure qu’un excédent en permettait la croissance démographique, puis vers des structures sociales hiérarchisées à mesure que des groupes se détachaient des activités agricoles pour se recomposer en groupes associatifs liés au culte ou en une élite dirigeante. On aboutit à la société du VIIIe s. av. J.-C. telle qu’elle a été présentée à travers ces monographies, au terme d’une longue évolution régionale494.

L’étape intermédiaire nous échappe, masquée par des occupations plus récentes sur les sites, masquée par une accumulation alluviale dans les périmètres irrigués. Cette évolution est un processus complexe qui trouve sa continuité dans le courant du Ier millénaire av. J.-C. ; les éléments en ont été présentés, tâchons d’en faire la synthèse.

À l’aube de la période sudarabique, la population de sites tantôt urbains (Barâqish (?), Haram, as-Sawdâ’, Kamna, Inabba’), tantôt proto-urbains (Ma‘în, al-Baydâ’, Jidfir Ibn Munaykhir) apparaît comme structurée en clans, qui sont généralement fédérés en tribu. Ces tribus partagent une même langue, chacune dispose de son propre panthéon et certaines occupent un territoire autonome dont elles tirent leur subsistance, ce territoire est intimement associé à la tribu puisque les deux se confondent dans un même nom (Haram, Inabba’, Kaminahû, Nashshân), résultat probable d’un ancrage territorial profond. Ces chefferies politiquement indépendantes reconnaissent l’autorité d’un dirigeant. Celui-ci ne porte, jusqu’au début du VIIe s. av. J.-C., aucun titre, que ce soit à Haram, Kamna, as-Sawdâ’ ou Ma‘în.

Il est alors tentant de voir dans l’apparition du mot malik un concept imposé ou inspiré par les Sabéens. À Haram, le premier chef ainsi qualifié, Yadhmurmalik, ne se désigne pas lui-même par ce titre mais le reçoit de ses alliés sabéens (RÉS 3945/17) ; son fils récupérera ce titre pour se qualifier. La situation est exactement la même à Kaminahû où Nabat‘alî est ainsi qualifié par son allié (RÉS 3945/17), titre qui n’est repris localement que par son fils Ilîsami‘ Nabat. À as-Sawdâ’, le qualificatif de malik apparaît exactement à la même période, avec Sumhuyafa‘ Yasrân. Il est désigné comme malik par les Sabéens (RÉS 3945/15) ; il s’approprie également ce titre. À Ma‘în, est-ce par effet de contagion que Ilîyafa‘ Riyâm prend ce titre (Shaqab 6) exactement sous le règne du même mukarrib sabéen Karib’îl Watâr ? Seul la tribu d’Inabba’ est dirigée par un personnage se disant malik dès le VIIIe s. av. J.-C. mais nous avons signalé que ce site semble alors sous influence sabéenne.

Dans ces conditions, est-il seulement possible d’évoquer des royautés dans le Jawf et à plus forte raison des cités-États ? Tout au plus préférons-nous employer le terme de chefferies autonomes et indépendantes se définissant en cités-tribus si l’on observe les liens étroits qui associent ces deux entités. Le titre du chef se pérennise à partir du VIIe s. av. J.-C., parlons alors de « royaume » de Ma‘în pour éviter la lourdeur du terme malikat. N’oublions pas toutefois que ce terme masque des nuances régionales et chronologiques importantes.

Une ambiguïté plane continuellement sur ces cités-tribus. Comme nous l’avons constaté à plusieurs reprises, un même nom désigne tantôt le regroupement des clans, le territoire sur lequel ils évoluent voire le centre urbain depuis lequel le territoire est géré. Il est alors intéressant de noter que ces villes, au centre de territoires tribaux indépendants, ne sont jamais, à l’exception de Qarnaw (Ma‘în), des espaces perçus par ceux qui y résident. Avant le IIe s. av. J.-C., aucun des dédicants dans les inscriptions trouvées sur les sites de Haram, Kamna, as-Sawdâ’ ou al-Baydâ’ ne désigne spécifiquement la ville d’où il est originaire, que ce soit par le terme hagar ou tout autre. Les villes ne sont spécifiquement désignées comme telles que par des populations étrangères, tantôt des voisins qui en

mentionnent la conquête (au VIIe s. av. J.-C. avec les inscriptions sabéennes CIH 138 à

propos d’al-Baydâ’ et RÉS 3945 pour as-Sawdâ’), tantôt des populations allogènes qui se réapproprient ces espaces (les tribus Amîr et ‘Athtar à Haram et Kaminahû au IIe s. av. J.-C. par exemple). Les habitants de ces centres urbains du Jawf ne définissent leur identité par rapport aux villes qu’à partir du moment où ils ne sont plus ancrés historiquement dans le

territoire intégrant cette même ville495. Avant que la ville ne devienne un espace perçu et

identitaire, à partir du IIe s. av. J.-C., l’identité se fonde sur des liens lignagers et

territorialisés au sein d’une région prise comme un tout. Ceci est notamment illustré par le symbole de l’unité de la tribu, le sanctuaire fédérateur, systématiquement implanté hors les murs afin de garantir une accessibilité à tous les membres de la tribu. La ville est dépourvue de fonction symbolique, elle apparaît alors en simple espace fonctionnel nécessaire à la gestion du groupe.

Le déplacement progressif des référents identitaires s’opère alors que les sites sont intégrés dans des sphères politiques de plus en plus larges. Au IIe s. av. J.-C., Kaminahû et Haram sont réunies sous l’autorité des tribus de Amîr et ‘Athtar, Nashq et Nashshân sous

celle du royaume des Basses-Terres de Saba’. À partir du Ier s., ces deux derniers sites

apparaissent comme les centres traditionnels d’un royaume s’étendant désormais sur les

495 Cela vaut également pour Ma‘în : même si la ville de Qarnaw est citée à plusieurs reprises en tant que hagar, elle n’apparaît jamais comme un référent identitaire. Ses mentions se justifient souvent par le fait que le royaume de Ma‘în, contrairement aux voisins du Jawf, comporte plusieurs sites urbains (Qarnaw, Yathill, Nashshân et, pour une courte période, al-Baydâ) ; leur désignation spécifique y trouve l’une de ses raisons d’être. L’identité des minéens se définit avant tout par le clan et le lignage ; ceci est particulièrement frappant dans la Liste des Hiérodules où les épouses sont mentionnées d’après leur ville d’origine alors que l’époux et dédicant minéen se distingue par son clan et son sous-clan.

Hautes-Terres et la définition d’une identité par rapport à ces villes se manifeste au détriment du lignage ou de la tribu.

À moindre échelle et sur un autre plan, des transformations sociales s’observent également dans la nature des groupes associatifs. Aux VIIe-Ve s. av. J.-C., les administrateurs de Haram sont tous issus du clan Raymân, monopolisant en même temps le kabîrat et certaines prêtrises. À Ma‘în, les officiants de Wadd sont tous issus du clan Yada‘. Ces associations cléricales s’immiscent largement à la vie séculière de la communauté ; dépassant le seul statut de prêtre ou d’officiant, ces personnages apparaissent comme membres de l’élite dirigeante des tribus. À partir du Ve s. av. J.-C., cette concentration des offices au sein d’un même clan s’atténue pour disparaître rapidement.