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Ces trois termes désignent différents types d’habitat dont l’usage se serait limité à des régions spécifiques (Arabie Saoudite pour le premier, Tihâma pour les deux autres). Reprendre les données épigraphiques permet de préciser leurs sens.

Le premier, qry (qarya), apparaît dans les inscriptions :

- Ja 574/4 : (…) hrbw b-qr-hmw b-s1rn dh-S1hm, « (… qu’) ils affrontèrent dans leurs qr dans la vallée du wâdî Sihâm ». Jamme traduit le terme par « fixed settlements »165, de l’arabe qarr ; Beeston par « villages »166. Dans le Dictionnaire sabéen, le terme est traduit par « ville en dehors de la sphère culturelle de l’Arabie du Sud »167. Les événements mentionnés dans le texte ont pour cadre la Tihâma ce qui rendrait cette traduction caduque. - Ry 533/12 : w-y‘dw gm‘ qrytnhn, « Et ils se rendirent maîtres de la totalité de qrytnhn ».

G. Ryckmans traduit le terme par « les deux agglomérations » sous entendant les

« districts ruraux qui dépendent des deux villes »168. Il s’appuie notamment sur la

traduction que propose N. Rhodokanakis à partir de la racine sémitique qîr, qîrya :

« quartier de ville » et « agglomération rurale »169 ; J. C. Biella, s’appuyant sur la

traduction de l’arabe qarya par village et reprenant la traduction de G. Ryckmans, traduit ici « the two rural districts »170 ; A. F. L. Beeston le traduit quant à lui par le toponyme al-Qaryatayn171. Le parti pris de mettre en avant l’aspect rural ne semble se

162 F. Bron 1995, p. 135.

163 J. C. Biella, 1982, p. 357.

164 A. F. L. Beeston, M. A. Ghul, W. W. Müller & J. Ryckmans, 1982, p. 14.

165 A. Jamme, 1962, p. 61.

166 A. F. L. Beeston, 1976 a, p. 27.

167 A. F. L. Beeston, M. A. Ghul, W. W. Müller & J. Ryckmans, 1982, p. 107.

168 G. Ryckmans, 1955, p. 300, 305.

169 N. Rhodokanakis, 1929, p. 108, n. 4.

170 J. C. Biella, 1982, p. 467.

171 A. F. L. Beeston, 1976 a, p. 50, toponyme que l’on retrouverait dans la région du wâdî Harîb dans Ja 649/26.

justifier qu’à travers le sens du terme arabe contemporain qarya « village, bourgade ». Chez al-Hamdânî, ce terme est toutefois perçu dans le sens de « ville » ou « village »172. Son apparition dans le nom de véritables villes, telles que Qaryat al-Fâw, en Arabie Saoudite laisse envisager le caractère urbain du terme qry. Le contexte de l’inscription Ry 533 n’est pas clair, qrytnhn désigne-t-il deux quartiers de Bi’r ‘Alî, au cœur des événements mentionnés dans l’inscription, ou deux localités de la région ? La première hypothèse est envisageable si l’on traduit le terme dans le premier sens que propose N. Rhodokanakis de « quartier de ville ».

Quoi qu’il en soit, deux remarques peuvent être faites. Ce terme ne désigne pas spécifiquement des localités hors de la sphère culturelle sudarabique comme le montrent les deux inscriptions Ry 533 (les localités désignées se trouvent soit dans le Hadramawt méridional, soit sur les plateaux de la région d’al-Baydâ’) et Ja 574 (les localités évoquées sont tihâmies)173. D’autre part, rien ne permet de déterminer le degré d’importance du site. Il désignerait tout comme hgr des sites d’habitat de taille variable ; contrairement à hgr aucun aspect fonctionnel ne transparaît dans ce terme.

Le second terme, ‘sd (‘asad), figurant dans les inscriptions Ja 574/5 et Ja 575/3-4, a d’abord été traduit par « concentration d’ennemis, bande d’insurgés »174 d’après un parallèle établi avec ‘aswada, « combattre ». Y. Shitomi a depuis établi le lien qui semble unir l’emploi

de ce terme avec les populations abyssines de Tihâma175. Il propose d’y voir un emprunt au

guèze ‘asad, « terrain clos, village, campement (militaire) ». Ce terme désignerait selon lui des camps abyssins établis en Tihâma, en relation avec le contexte belliqueux des inscriptions Ja 574 et Ja 575. Toutefois, en considérant les occurrences de ce terme dans al-Mi‘sâl 5 associées aux termes fils (’lwd) et filles (bnt), il préfère y voir l’acception moins connotée de « village », faisant de ce terme un synonyme de dwr. Le contexte de l’inscription Ir 69, découverte depuis et qui mentionne le terme à trois reprises176, confirme l’hypothèse de Y. Shitomi.

Le dernier terme, dwr, attesté dans Ja 574/7-8 et Ja 577/4, nous venons de le dire, doit être entendu comme un synonyme de ‘sd, « village » en Tihâma. A. Jamme avait proposé une première traduction d’après une parenté avec l’arabe ’adwâr, désignant « l’installation comportant quelques maisons ou tentes, la tribu de bédouins », le terme

semblant alors introduire une nuance en désignant un habitat temporaire 177 .

172 L. Forrer, 1942, p.128-29.

173 Même si ce terme soit plus massivement employé dans les langues nordarabiques et levantines pour désigner la ville (Qrt en phénicien ancien, Qryh en araméen, Qryt en moabite – A. Lemaire, 1995, p. 22-24).

174 A. Jamme, 1962, p. 62 ; repris par A. F. L. Beeston, M. A. Ghul, W. W. Müller & J. Ryckmans, 1982, p. 21.

175 Y. Shitomi, 1981, p. 127-129. Ce rapprochement est d’autant plus probant que l’on sait que la Tihâma est sous domination abyssine durant les trois premiers quarts du IIIe s. (Ch. Robin, 1995 b, p. 227-229).

176 F. Bron, 1993.

A. F. L. Beeston proposait quant à lui le terme « patrouille », de l’arabe dawrîya178.

W. W. Müller enfin les identifie aux villages tihâmis179. L’emploi de ce terme désignant

uniquement des installations en Tihâma semble aller dans ce sens. Nous aurions donc un second terme désignant des camps ou villages de Tihâma.

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En observant le champ lexical de la ville et du village dans les langues sudarabiques, on est frappé par une absence apparente de volonté de hiérarchiser par le lexique les sites d’habitat, ni même d’en caractériser les fonctions. Trois termes désignant ponctuellement la ville se recoupent : hgr, msn‘t et qry. Ils comprennent toutefois tous les trois des sens plus larges, le premier désignant aussi le village ou la bourgade, en général fortifiés, le second pouvant désigner la citadelle, le troisième un village ou un district rural. Les termes ‘qbt et ‘r ne désignent jamais la ville et introduisent la présence d’un pôle défensif. Les derniers termes, ‘sd et ’dwr n’ont pas de statut hiérarchique ou de fonction caractéristique clairement définis. L’usage de ces deux derniers termes semble limité dans le temps (vers le IIIe s.) et dans l’espace (région de la Tihâma).

La ville sudarabique ne semble ainsi nullement définie par les acteurs locaux contemporains des événements. Si l’on se penche sur les sources classiques, il est certes fait usage de termes qui pourraient suggérer la présence d’un fait urbain en Arabie du Sud avec l’emploi fréquent du qualificatif polis ou oppidum appliqué aux toponymes locaux. Toutefois, ces auteurs ne se sont pas interrogés concrètement sur l’urbanisme de ces localités, se contentant d’appliquer une terminologie qui correspondait à leurs propres modes de représentation et référents culturels. Oppidum autant que polis ne nous permettent donc pas non plus d’affirmer l’existence d’un fait urbain en Arabie du Sud par simple analogie.

La terminologie urbaine en Arabie du Sud semble avant tout liée à la dimension socioculturelle, à la définition du territoire et à la structure tribale avant de s’attacher à des notions de hiérarchie ou de fonction urbaines. Avant de développer cet aspect, il convient toutefois d’établir la présence d’un fait urbain en Arabie du Sud en employant les critères de définition actuels, sans pour autant s’abstraire de l’environnement socioculturel qui a conditionné l’apparition et le développement de ce fait urbain sudarabique.

178 A. F. L. Beeston, 1976 a, p. 62.

2 - D

ÉFINIR LA VILLE SUDARABIQUE PAR DES CRITÈRES QUANTITATIFS

Les critères administratifs actuellement employés pour qualifier une ville sont numériques : la taille de l’espace occupé par une population agglomérée et la population occupant cet espace180. Pour tester la validité de ce critère, il nous faut dans un premier temps réunir les données chiffrées.

a - L’obtention de données chiffrées : étude surfacique et

paléodémographique

Aucun recensement, aucune source écrite ne nous fournit de donnée démographique fiable en Arabie du Sud avant l’Islam. L’examen bibliographique met en évidence la rareté des données surfaciques et des études paléodémographiques sur l’Arabie méridionale. G. van Beek est l’un des rares à s’être livré à cet exercice181. À son instar, nous avons effectué quelques tentatives de paléodémographie afin de tester le potentiel d’une définition qui se fonderait sur ce critère quantitatif (Tableau 1). Dans son étude, G. Van

Beek a estimé la densité d’occupation sur le tell de Ma’rib, au milieu du XXe s., à 57

structures habitées par hectare, d’après une photo aérienne datée de 1971. Dans une étude similaire des densités d’habitat, notre choix s’est porté sur les seuls sites sur lesquels les structures de l’occupation finale sont encore visibles et publiées, et dont la taille paraît significative : Shabwa, Najrân et Hinû az-Zurayr. Nous y ajoutons le cas de Ma’rib établi par G. van Beek. Sur chaque site, une zone-test où le bâti est bien visible a été délimitée, le nombre de structures y a été comptabilisé, rapporté à une surface d’un hectare. À ce nombre total, nous avons ôté, tout comme l’a fait G. van Beek, 10% des structures, l’ensemble du bâti n’étant pas totalement résidentiel. À l’aide de ces résultats et sur la base

de dix habitants par maison182, des données démographiques peuvent ainsi être avancées,

avec les limites tacites qu’elles impliquent :

180 Les pays définissent comme urbaines des agglomérations ayant dépassé un seuil démographique déterminé : en France, il est de 2 000 habitants agglomérés, en Espagne de 10 000, aux États-Unis de 2 500, en Islande de 300, pour les Nations unies enfin de 20 000 habitants.

181 G. van Beek, 1982.

182 Cette estimation, certes incertaine, se fonde sur le fait que ces habitations devaient abriter des familles élargies, phénomène encore largement attesté aujourd’hui dans ces mêmes régions.

Site Superficie de la zone test (en ha) Nombre de structures Nombre de structures par hectare Nombre de structures résidentielles par hectare Nombre d’habitants par hectare Nombre d’habitants sur le site Shabwa (15 ha) 2 44 22 20 200 3 000 Hinû az-Zurayr (intra-muros, 2 ha) 0,61 35 57 51 510 Hinû az-Zurayr (extra-muros, 0,7 ha) 0,60 43 72 65 650 1 657 Ma’rib (100 ha) 2,53 161 64 57 570 57 000 Najrân (5,2 ha) 3 120 40 36 360 1 872

Tableau 1 : Tests paléodémographiques sur quatre sites sudarabiques.

Les résultats sont épars. Les chiffres obtenus sont relativement importants. Sur une base comparative empirique, on serait tenté de dire que ces chiffres nous paraissent raisonnables pour définir le caractère urbain du site ; en effet, au regard de données paléodémographiques établies sur des établissements urbains antiques ou plus récents, aucun de ces sites, à l’exception des grandes mégapoles de la Méditerranée antique, n’atteint de niveau très élevé. Les différents exemples que l’on peut trouver183 soulignent la relativité des chiffres et le caractère limité des populations urbaines antiques. Dans le cadre de l’Arabie du Sud toutefois, il convient de préciser les limites de leur interprétation.