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PARTIE I : LE CADRE THÉORIQUE

CHAPITRE 2 : L’émergence de la parole incarnée

2.3 Vers une typologie des gestes coverbaux

2.3.2 Répertoires

Plusieurs systèmes de catégorisation ont été élaborés et proposés. L’utilisation d’une catégorie particulière dépend de l’objectif de la recherche. Établir un répertoire homogène ou une « clé des gestes » remonte aux rhéteurs de l’art oratoire parmi lesquels Quintilien (1e siècle). Mais également Cicéron (106 avant notre ère.), homme d’État romain et grand orateur, qui avait décrit 81 gestes couramment utilisés lors d’un discours politique pour que ce dernier soit percutant (Chétochine, 2008). La rhétorique est une, voire la première, des disciplines à étudier le geste, en se penchant sur le comportement et les mouvements de l’orateur pendant son discours.

Il n’existe pas, à l’heure actuelle, de catégorie universelle des gestes non verbaux ni de théorie qui unifie les différentes catégories des gestes. À cela s’ajoute le domaine de la gestualité, domaine complexe en raison des multiples fonctions des gestes et de leurs rapports avec le langage, le corps, les référents et les locuteurs.

Il existe, néanmoins, des expériences qui ont été menées sur la reconnaissance de stéréotypes gestuels. Descamps (1993 :180-182), avec l’aide d’autres chercheurs, avait mis

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en place, en 1983, l’expérience qui consistait à prendre trente (30) photos en noir et blanc d’un professeur de mime portant une cagoule noire pour éliminer les expressions du visage. Ces photos avaient été soumises à un jury de quinze (15) personnes, ce qui avait permis à Descamps et son équipe d’en conserver les douze (12) les plus caractéristiques. Elles se regroupent en six couples d’attitudes opposées. Ces douze photos avaient été ensuite soumises à une population de quatre-vingt (80) individus de la région parisienne (parité hommes et femmes, adultes et adolescents). Les résultats montraient le caractère universel de ces douze stéréotypes qui sont reconnaissables par tous, indépendamment des variables sociologiques et psychologiques.

Dans les recherches sur l’autisme, la théorie des stéréotypies est bien présente, elle concerne le rapport au corps et au langage. Par stéréotypie, nous comprenons la définition proposée par Cahen en 1901 (cité par Brémaud, 2009/10) :

Des attitudes, des mouvements, des actes de la vie de relation ou de la vie végétative, qui sont coordonnés, qui n’ayant rien de convulsif, ont au contraire l’apparence d’actes intentionnels ou professionnels, qui se répètent longtemps, fréquemment, toujours de la même façon, qui au début, sont conscients, volontaires, et qui deviennent plus tard automatiques et subconscients par le fait même de leur longue durée et de leur répétition. (Cahen, 1901, cité par Brémaud, 2009/10 : 878)

Ce qui se manifeste dans les stéréotypies est « la « non-articulation, la disjonction radicale, l’absence de nouage entre corps et langage […] Corps et langage sont habituellement intimement liés. […] plus le rapport au langage apparaît perturbé, plus le rapport au corps l’est. Car c’est le langage qui donne vie au corps, qui l’anime. […] » (Brémaud, 2009/10 : 890).

Les catégories des gestes se situent souvent au carrefour de trois disciplines classiques : la linguiste, la biologie et l’anthropologie culturelle (Cresswell, 1968). En portant un regard diachronique, elles peuvent se regrouper en trois grands types d’analyse descriptive (Cosnier & Vaysse, 1997 ; Scherer & Ekman, 1982) :

Les méthodes « micro-analytiques » (Birdwhistell, 1970) s’inspirent des linguistes, en réutilisant les concepts et les méthodes de la linguistique pour analyser les gestes. L’analyse du verbal se fait en phonèmes et morphèmes pour élaborer une catégorie du non verbal à partir d’analyses morphologiques. C’est l’élaboration d’une grammaire du geste. Cette catégorie ne semble pas adaptée à notre étude dans la mesure où la

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description strictement morphologique des comportements n’apporte pas d’informations sur ce qui se joue entre les interlocuteurs. Les études du geste aujourd’hui ne conçoivent pas que l’on puisse isoler l’item de son contexte.

Les méthodes « macro-analytiques » (Scherer & Ekman, 1982) consistent à repérer les schèmes d’activité et à les décrire en langage habituel. Exemple : « le sujet rougit, regarde l’observateur et se passe la main sur les cheveux ». Ces méthodes sont traditionnellement utilisées en éthologie, en prédiction d’un comportement de groupe.

Les méthodes « fonctionnelles » (Ekman & Friesen, 1969 ; McNeill, 1992 ; Cosnier & Vaysse, 1997) succèdent à l’observation macro- analytique et classent les schèmes d’activité selon leur fonction communicative. Cette méthode est fondée sur le rapport du geste avec l’activité parolière concomitante et sur la valeur pragmatique qui en résulte (Cosnier & Vaysse, 1997). Ce type de catégorie est le plus utilisé lorsqu’il s’agit d’étudier les interactions et la production orale.

Une des premières approches réalisées, et que nous retrouvons dans les définitions des auteurs cités ci-dessus est celle d’identifier les gestes comme étant des mouvements spontanés (involontaires), appelés également gestes conventionnels, ou bien des mouvements codés (volontaires). Nous pouvons donner comme exemple le geste de « se raser ». Il y a le geste effectué en tant que mouvement dans une action et, le même geste, utilisé comme un signe, uniquement pour communiquer, par exemple, faire le geste de se raser pour exprimer à quelqu’un que l’on s’ennuie. Néanmoins, selon la nature et la fonction des gestes, dans une même catégorie, nous pouvons trouver un geste qui passe de l’expression de sentiments éprouvés par le sujet au geste purement arbitraire. Nous pouvons dire que la plupart sont « motivés », ce qui leur confère un caractère de transparence ou d’universalité (Cosnier, 1977).

Dans ce sens, Pavlovic (1997) propose une classification du geste du bras et de la main qui se résume aux gestes intentionnels et aux mouvements involontaires non- transporteurs d’information sémantique (cf. Figure 4). La taxonomie proposée par Pavlovic est issue de son travail d’interprétation visuelle des gestes de la main pour l’interaction humain-ordinateur.

Les mouvements involontaires sont les mouvements de la main ou du bras qui ne transmettent aucune information significative. Au contraire, la gestuelle peut être de deux types : manipulatrice ou communicative. Les gestes de manipulation sont ceux utilisés pour agir sur des objets dans un environnement. Les gestes de communication ont un but de communication inhérent. Dans un environnement naturel, ils sont normalement

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accompagnés par la parole. Jousse (2008), a également séparé les deux types de gestes, involontaires et volontaires, en appelant, le premier « mimique », l’expression spontanée des émotions et, le deuxième, « mimisme », la capacité de reproduire avec son corps un réel besoin.

Mouvements du bras et de la main

Gestes Mouvements involontaires

Manipulation Communication

Actes Symboles

Mimétiques Déictiques Référentiels Complémenteurs

Figure 4 - Une taxonomie des gestes de la main pour l'interaction personne-machine (Pavlovic, 1997)

Les gestes de communication peuvent être soit des actes, soit des symboles. Les actes sont les gestes se rapportant à l’interprétation du mouvement et les symboles, les gestes qui ont un rôle linguistique. Dans la classe des « actes », on trouve les gestes déictiques qui servent à désigner, à montrer et les gestes mimétiques, qui imitent les attitudes, les actions. Enfin, dans la classe des « symboles », les gestes référentiels se rapportent à des actions référentielles (par exemple, le mouvement circulaire de l’index pour représenter une roue) et les gestes complémenteurs qui complètent le discours.

Il semble que les chercheurs s’accordent plutôt sur une macro-distinction qui consiste à diviser : les gestes liés à la communication et les gestes qui n’ont pas de valeur communicative intentionnelle. Les gestes communicatifs sont produits dans l’intention de communiquer et contribuent ainsi à l’interaction orale soit en illustrant soit en complétant les informations verbales.

Les gestes qui n’ont pas de valeur communicative, appelés également gestes extra- communicatifs, ne participent pas à l’interaction et sont traités comme non pertinents dans

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le contexte de la conversation (Kendon, 2004 ; Tellier, 2006). Néanmoins, ils peuvent avoir une valeur indirecte sur l’interaction dans la mesure où ils informent sur l’état émotionnel du sujet (cf. principe « d’antithèse » de Darwin), par exemple, le fait de se mettre à bailler pendant une conversation ou pianoter nerveusement sur le bord d’une table peut indiquer un signe d’impatience voire d’agacement. L’interlocuteur risque de comprendre qu’il doit arrêter l’échange plus rapidement ou d’en modifier la forme ou le contenu.

Le Tableau 1, inspiré de Tellier (2006), trace la distinction terminologique opérée entre gestes communicatifs et gestes non communicatifs. Les gestes communicatifs régulent une interaction et illustrent les propos (Ekman & Friesen, 1969 ; Argyle, 1975). Ils peuvent aussi être centrés sur les objets et la corrélation avec la parole (Freedman & Hoffman, 1967) ou emblématiques (Ekman & Friesen, 1969). Les gestes non communicatifs ou « non-gestes » d’après McNeill (1992) se rattachent aux mouvements centrés sur le corps et n’ont pas de lien avec la parole (Freedman & Hoffman, 1967). On les considère comme étant de nature autistique (Mahl, 1968), exprimant des états émotifs (Argyle, 1975) ou encore peuvent être autocentrés (Cosnier, 1977). La distinction réalisée par Cosnier (1982) entre gestes communicatifs et extra-communicatifs, retient toute notre attention, car elle illustre notre étude. Elle est suffisamment générale pour contenir toutes les manifestations verbales et non verbales observées dans nos débats formels.

Cette distinction peut être complétée et affinée par les travaux développés par Kendon (1988), Ekman et Friesen (1969), McNeill (1992), Cosnier et Vaysse (1997) et Tellier, Guardiola et Bigi (2011). Ces chercheurs ont étudié les liens du corps et de la parole par l’intermédiaire des gestes et ont traité le geste comme composante coverbale. Ils partagent également une méthode « fonctionnelle », une taxonomie fonctionnelle qui permet de fournir des informations qualitatives sur la production orale étudiée.

Les orientations scientifiques, comme évoquées précédemment, prennent des chemins différents : l’étude de l’activité non verbale de l’apprenant, la gestualité de l’enseignant, le geste « culture », geste emblème (catégorie sur laquelle nous reviendrons par la suite). Notons aussi les gestes non communicatifs, dont les gestes du spectre de l’autisme (un trouble neuro-développemental qui interfère autant sur les aptitudes sensorielles que motrices produisant des gestes qui peuvent être maladroits, peu précis, adoptant une posture particulière, des expressions du visage un peu ternes, des tics moteurs ou des petites manies), des gestes d’adaptation ou de confort (voir Cosnier, 1997).

Notre objectif est celui de parcourir toute cette « théorie gestuelle » pour identifier une taxonomie du geste coeverbal en situation de débat formel.

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Année Auteurs Gestes communicatifs Gestes non communicatifs

1967

Norbert Freedman ; S. P. Hoffman

Mouvements centrés sur des objets et en corrélation avec la parole

Mouvements centrés sur le corps et non en corrélation avec la parole

1968 George F.

Mahl Gestes communicatifs Gestes autistiques

1969 Paul Ekman ; Wallace Friesen Gestes symboliques ou emblématiques. Gestes illustratifs. Gestes régulateurs de l’interaction.

Gestes qui expriment des états émotifs (mimiques faciales)

Gestes d’adaptation

1975 Michael Argyle

Gestes illustratifs et autres signaux en corrélation avec le langage

Signaux conventionnels et langage des signes

Mouvements exprimant des états émotifs et des attitudes interpersonnelles

Mouvement exprimant la personnalité

Mouvements utilisés dans les rituels et les cérémonies

1982 Jacques

Cosnier Gestes communicatifs

Gestes extra-communicatifs (autocentrés, ludiques, de confort)

1992 David McNeill Gestes Non gestes29

1997

Jacques Cosnier ; Jocelyne Vaysse

Gestes communicatifs Gestes non communicatifs ou extracommunicatifs

Tableau 1 - Distinction terminologique entre gestes communicatifs et non communicatifs

L’anthropologue Adam Kendon (1988) et le psycholinguiste David McNeill (1992) considèrent les gestes et les paroles comme deux aspects d’un seul processus cognitif d’élaboration et de communication du message. Autrement dit, le code gestuel et le code linguistique sont à considérer comme deux formes différentes mais fortement imbriquées, dans la faculté du langage. Kendon fait partie des anthropologues qui ont reconsidéré le geste suite aux travaux de Darwin (fin du 19e siècle), en établissant une typologie des

29 « All visible movements by the speaker are first differentiated into gestures and non-gestures; the

latter comprise self-touching (e.g., stroking the hair) and object manipulations. The rest are considered gestures and are classified as to type. » (McNeill, 1992 : 78). [Tous les mouvements

visibles de l’orateur sont d’abord différenciés en gestes et non-gestes ; ces derniers comprennent l’auto-contact (par exemple, se caresser les cheveux) et la manipulation d’objets. Les autres sont considérés comme des gestes et sont classes selon leur type.] (traduit par nous).

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fonctions des gestes. McNeill, sous-titre son ouvrage Hand and Mind (1992) par What Gestures Reveal about Thought, « ce que les gestes révèlent sur la pensée ». Cosnier et Vaysse (1997) valorisent le statut du non verbal qui reste souvent marginal et mal défini par l’affirmation de l’existence d’une « composante gestuelle du langage » (1997 : 1). Dans le cadre d’une étude portée sur la sémiotique des gestes communicatifs, ils proposent une classification de la gestualité conversationnelle déclinée en gestes communicatifs et gestes extra-communicatifs. Leur classification est le résultat d’une synthèse de leurs observations personnelles et de celles d’autres auteurs, en particulier, celle d’Efron (1941), Mahl (1968), Ekman et Friesen (1969) et McNeill (1992). Plus tard, Ekman et Friesen (1969) ont tenté de mettre en évidence la communication non verbale involontaire par « failles, fuites et tromperies » lors de discussions qui laissent apparaître un sentiment non contrôlé, essentiellement par les muscles du visage, des mains, des jambes et des pieds (Ancelin Schützenberger, 2017).

Dans cette continuité, Tellier (2006), adopte la typologie des gestes de McNeill (1992) lors de ses expériences, mais intègre également d’autres gestes. Ces travaux sont orientés sur les gestes de l’enseignant afin d’apprendre à utiliser le geste à meilleur escient. Traditionnellement, l’étude de la relation entre les gestes coverbaux et la parole se fonde sur l’observation spontanée au cours de conversations ou de récits et est plutôt en faveur de l’approche de McNeill (1992).