• Aucun résultat trouvé

PARTIE I : LE CADRE THÉORIQUE

CHAPITRE 2 : L’émergence de la parole incarnée

2.1 La notion d’émergence et la cognition incarnée

2.1.3 L’émergentisme dans une approche énactive en didactique des langues

Le paradigme de l’énaction a inspiré la réflexion des chercheurs en didactiques des langues. Aujourd’hui on voit émerger une tendance de l’approche par énaction dans la recherche en acquisition et en didactique des langues pour l’apprentissage académique en L2 (Bottineau, 2013 ; Raby, 2015 ; Aden, 2016 ; Hilton, 2016 ; Lowie, 2017 ; Narcy- Combes, J.-P. 2017 ; Myras, 2017 ; Véronique, 2017).

L’une des difficultés d’appropriation de l’énaction provient du cadre épistémique dans lequel on se place pour l’appréhender. En didactique des langues, le cadre épistémique fait écho à l’opposition entre évolutionnistes et déterministes. L’émergentisme dans une

81

approche énactive s’est progressivement étendue à « une approche générale de la cognition qui met l'accent sur l'interaction entre l'organisme et l'environnement et qui nie l'existence de facultés ou de capacités prédéterminées et spécifiques à un domaine » (Raby, 2009). Le terme facultés est ici pris dans le sens d’aptitude naturelle à concevoir, à sentir, à accomplir ou à produire quelque chose. Quant aux « capacités prédéterminées », elles sont, ici, associées aux aptitudes à faire quelque chose (cf. Portail CNRTL, sans pagination). La biologie, les neurosciences et l'informatique ont également largement contribué au développement de la théorie de l’émergence.

Nous changeons et apprenons par nos interactions avec notre environnement. Le nouveau système ainsi créé est en fait le produit de cette interaction. D’après Hall et Fagen (1956, cités par Winkin, 1981), un système est « un ensemble d’objets et les relations entre ces objets et entre leurs attributs » (p. 120). Les « objets » sont les composants ou éléments du système. Les « attributs » sont les propriétés des objets et les « relations », ce qui fait tenir ensemble le système. Par conséquent, le rôle de l’environnement n’est pas seulement de déclencher certaines propriétés innées, il représente les qualités du nouveau système. Nombre de théoriciens de l’émergence font d’ailleurs référence à Darwin et voient dans L’origine des espèces (1859), un texte précurseur. En effet, l’émergentisme stipule que l’opération combinée de la prolifération, de la concurrence et de la sélection est le principal moteur du changement dans tous les systèmes biologiques et sociaux. Le système émergé peut se résumer par l’axiome : « le tout est plus que la somme des parties », car le concept d’émergence s’oppose à celui de réductionnisme, la théorie qui explique les faits complexes par une de leurs composantes, laquelle suffirait à rendre compte des autres.

Aden (2016), qui a réfléchi à la place du corps dans le développement langagier, à la lumière d’un cadre émergentiste et énactif, précise que Varela « présente son paradigme comme une extension de l’émergentisme », mais que, en s’inscrivant dans un cadre plus large, « la perspective énactive s’est développée à partir d’une constellation de théories de systèmes complexes » (Varela, Maturana,Uribe, cité dans Aden, 2016 : 2).

La notion d’émergentisme, toujours d’après Aden, « s’appuie sur l’observation des propriétés physiques, chimiques ou biologiques du vivant qui montrent que tout système complexe auto-produit des propriétés nouvelles. Celles-ci transforment le système et le font évoluer, de façon imprévisible, à différents niveaux de son organisation » (2016 : 1). Dans le domaine des recherches sur l’acquisition des langues et le développement par l’usage, la perspective émergentiste a été élaborée par des chercheurs en acquisition de la langue

82

maternelle et du bilinguisme qui trouvaient dans leurs données des informations infirmant l’hypothèse innéiste de Chomski.

Les théories émergentistes de l’acquisition du langage ont été associées au paradigme analytique des systèmes complexes ou systèmes dynamiques complexes. La langue vue comme système complexe implique que l’acquisition de la LVE relève de l’interaction de quatre grands facteurs : biologiques, affectifs, cognitifs et sociologiques (MacWhinney, 1999). Un certain nombre de principes en découlent :

elle ne s’apprend pas de manière linéaire ;

les erreurs des apprenants sont des marqueurs du développement de l’interlangue et pas nécessairement d’un manque d’attention ou de travail ; l’on acquiert la langue par l’usage et non à partir de connaissances déclaratives ;

le besoin de langue est primordial pour l’apprentissage.

La didactique des langues, parce qu’elle constitue un lieu de synthèse et est fédérée autour d’un objet plutôt que d’une approche, comme les sciences cognitives et les sciences de la communication, a besoin d’éclairages théoriques diversifiés. L’inscription dans le paradigme émergentiste par le positionnement énactif permet d’expérimenter des dispositifs qui prennent en considération la communication non verbale dans les cours de langues. Nous rappelons que dans le paradigme de l’énaction, la notion de représentation est rejetée (Varela, Thompson & Rosch, 1993). C’est la raison pour laquelle Aden (2016) ne mets pas l’accent sur l’indépendance du sujet du monde qu’il perçoit. Elle positionne, en premier rang, le rôle du corps en action dans la cognition.

Comme nous l’avons précisée ci-dessus, la cognition humaine est ancrée dans des interactions avec l’environnement physique et social, « les structures cognitives se développent dans la perception et dans l’action » (Pecher & Zwaan, 2005 : 1). La théorie de l’énaction, s’inscrit dans une vision socioconstructiviste des apprentissages, elle y ajoute la place du corps et l’émergence des savoirs en interaction. En d’autres termes, nous changeons et apprenons par nos interactions avec notre environnement ou encore, nous vivons et nous apprenons avec notre corps ou comme le précisait Wilhelm Reich : « il n’y a rien à l’esprit qui ne se traduise dans et par le corps » (cité par Ancelin Schützenberger, 2017 : 17).

Si aujourd’hui, la place du non verbal dans toute préparation à une prise de parole convaincante n’est plus l’objet principal de questionnement (Mehrabian, 1972) et la

83

nécessité d’en prendre compte ne fait plus de doute (Poyatos, 1994a, 1994b ; Cestero Mancera, 1999, 2014 ; Matsumoto, Hwang & Frank, 2016), les recherches sur le sujet démontrent, néanmoins, que le traitement des signes du non verbal est dépendant de l’objet de l’étude et de l’objectif recherché (Cestero Mancera, 2018 : 71).

2.2 L’émergence du geste : la parole dans l’action inscrite dans une corporalité