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L’apport des neurosciences : la théorie de l’énaction et la cognition incarnée

PARTIE I : LE CADRE THÉORIQUE

CHAPITRE 2 : L’émergence de la parole incarnée

2.1 La notion d’émergence et la cognition incarnée

2.1.2 L’apport des neurosciences : la théorie de l’énaction et la cognition incarnée

Les apports des avancées technologiques des recherches en neurosciences de la cognition, dans les années 90, ont conduit à une nouvelle conception des domaines du monde vivant et, in fine, de la considération du rôle du corps dans l’acte de communication (Myras, 2017). Au sein des sciences cognitives, les théories de l’incarnation de la pensée occupent une place grandissante. Ces théories partent toutes du postulat que le corps influence notre cognition, la question est de savoir comment il le fait et jusqu’à quel point et c’est là que les théories diffèrent (Shapiro, 2017). Nous nous appuyons, pour cet exposé, sur la conférence prononcée par Pierre Steiner, à Paris à l’occasion de la 15e Édition du

Forum des Sciences Cognitives en 2016 (Steiner, 2016). Selon lui, on peut concevoir le corps comme jouant sur le cerveau et donc affectant « extérieurement » la cognition.

Nous pouvons, de manière différente, nous intéresser à la manière dont le cerveau ressent le corps par les aires somato-sensorielles des zones du cerveau dédiées à la stimulation d’organes moteurs (la préhension et le visage sont représentés dans le cortex moteur). Mais on peut également soutenir que les relations entre le corps et la cognition sont beaucoup plus proches que les deux modèles précédents. Nous n’aurions pas un corps séparé de la cognition, mais un véritable couplage fondamental qui fait qu’on ne peut séparer les deux aboutissant ainsi à l’idée que la cognition nait d’une interaction perpétuelle du corps avec l’environnement. Ces schémas proposent des acceptions très différentes de la cognition incarnée. Mais, ce qui les unit, c’est l’idée d’une rupture avec les manières classiques de traiter de la cognition comme résidant uniquement dans le cerveau et consistant en une manipulation de symboles.

Pour ce qui est de notre problématique, il est important de mentionner les études menées en sciences cognitives sur le rapport entre gestualité et cognition. De nombreux travaux ont porté sur les aveugles (Galiano, D’Ervau & Alizée, 2014). Quand une personne aveugle peut coupler des gestes avec une caméra elle sera spectaculairement plus efficace et va avoir une sorte de vision de l’objet qu’elle touche indirectement en oubliant la dimension tactile. Le corps est ici un corps en action. De même, de nombreux travaux ont porté sur les animaux, qu’il s’agisse de l’instrumentation chez les macaques ou la détection de bruits significatifs par la femelle grillon.

Les travaux de Goldin-Meadow (1999) ont montré les effets structurants de la gestualité dans des contextes cognitifs non liés à la communication interpersonnelle, par exemple dans des tâches de résolution de problème. Elle a montré que nous faisions des

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gestes lorsque nous sommes dans le noir, au téléphone, sans que notre interlocuteur en soit le destinataire. Elle a également montré que si l’on demandait à des enfants de résoudre des problèmes en leur interdisant de faire des gestes, leur capacité de résolution était fortement réduite. Doit-on voir les gestes comme la conséquence d’une intention, d’une volonté préexistant à leur activation ? Ou doit-on les voir comme constitutifs de la compréhension ou du raisonnement ? Les gestes seraient alors constitutifs de la cognition.

Parmi les nombreux travaux portant sur le langage, deux théories relient cognition incarnée et émergence. Celle de Lakoff et Johnson (1985), d’une part et celle de Varela, Thompson et Rosch (1993), d’autre part, que nous allons détailler plus largement infra. En effet, les concepts d’autopoïèse et d’énaction développés par Varela, Maturana et Uribe (1974) et Varela, Thompson et Rosch (1993) ont servi de base, comme nous le verrons plus tard, aux travaux précurseurs sur le théâtre de Joëlle Aden en didactique des langues et à toutes sortes de recherches dans le domaine de l’utilisation de l’art dramatique (Aden, 2008, 2013, Aden et al. ; Spanghero-Gaillard & Garnier, 2013) ou de la danse (Soulaine, 2010) en classe de langue pour libérer conjointement la parole et le corps à l’oral. Il faut aussi noter les travaux importants menés par Jean Rémi Lapaire en didactique de l’anglais sur les relations entre grammaire et cognition (Lapaire, 2006 et Lapaire & Etcheto, 2010).

L’incarnation sémantique défendue par Lakoff et Johnson (1985) dans leurs travaux sur la métaphore et les processus cognitifs de haut niveau stipulent que, non seulement, les capacités perceptuelles et motrices du corps déterminent comment nous expérimentons les choses mais elles déterminent aussi la signification que nous leur accordons. En définitive, elles modifient la manière dont nous comprenons le monde et l’expliquons avec le langage. Pour Lakoff (2013), notre cerveau est donc si intimement lié au corps, que les métaphores qui en émanent sont nécessairement puisées dans ce corps et son rapport au monde. Et ce, même si ces métaphores seraient largement inconscientes et difficiles à déceler parce que souvent trop éloignées de leur origine pour être remarquées. Pensons à des expressions telles que :

Il reste les pieds sur terre, J’en ai plein le dos, Je suis tombée de haut, La tension était palpable,

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Lakoff a montré que la métaphore la plus souvent utilisée pour un débat intellectuel est celle du combat physique : il a gagné le débat, cette affirmation est indéfendable, il a mis en pièce tous mes arguments, cette remarque va droit au but, etc. Nous verrons si nous retrouvons de telles métaphores, ce langage guerrier, très concret, dans les arguments rhétoriques choisis par les étudiants lors des séances de débat.

Par ailleurs, Mark Johnson (1987) a de son côté identifié des schèmes ou des images qui nous viennent directement de l’expérience corporelle (celle de la source, de la voie et du but, du récipient, etc.). L’image de l’intérieur et de l’extérieur du corps, dont la logique élémentaire est « dedans ou dehors », a par exemple des projections métaphoriques dans plusieurs aspects de nos vies, dont : le champ visuel (où les choses entrent et sortent) ; nos relations personnelles (entrer ou sortir en relation) ; la logique des ensembles (qui contiennent des éléments).

Venons-en à présent à la théorie de l’énaction élaborée par le biologiste Varela. Selon Penelaud (2010), « l’énaction est une notion issue de la biologie pour penser la cognition afin de la relier davantage à l’expérience humaine ». La théorie de l’énaction du neurobiologiste Francisco Varela a montré que nous partageons tous un même environnement, mais que nous le percevons avec plus ou moins de variations. C’est ce qui a donné naissance à une nouvelle forme de science cognitive. À l’origine de cette théorie, nous trouvons le concept de l’autopoïèse, proposé par Varela, Maturana et Uribe en 1974, dans un article publié dans la revue Biosystems. L’autopoïèse est la catégorisation du vivant comme expression d’un processus auto-producteur :

Un système autopoïétique est organisé comme un réseau de processus de production de composants qui (a) régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits, et qui (b) constituent le système en tant qu’unité concrète dans l’espace où il existe, en spécifiant le domaine topologique où il se réalise comme réseau. (Varela, Maturana & Uribe, 1974 : 188)

En 1986, dans la continuité de la théorie de l’énaction, Varela intègre l’Institut des Neurosciences à Paris et oriente ses recherches sur le thème de la cognition comme cognition incarnée (ou embodied cognition) en s’appuyant sur la perspective biologique de la dynamique des ensembles neuronaux. Cette cognition incarnée représente l’un des grands apports récents des sciences cognitives, depuis leur apparition, il y a un peu moins de quarante ans. Pour Merleau-Ponty :

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C’est le corps qui donne au monde son sens et qui est le lieu de l’expressivité fondant l’expression verbale et la signification intellectuelle […] la parole reprend le geste et le geste reprend la parole, ils communiquent à travers le corps […] le corps est justement un système tout fait d’équivalences et de transpositions intersensoriel. (cité par Ancelin Schützenberger, 2017 : 49-50)

En s’appuyant sur la démarche phénoménologique de Merleau-Ponty, Varela, Thompson et Rosch (1993) vont à l’encontre de la thèse défendue par Chomsky selon laquelle l’esprit est semblable à un système de règles formelles. Varela, Thompson et Rosch proposent de voir la cognition comme action de faire émerger, à la fois, le monde et le sujet :

Nous proposons le terme d’énaction [de l’anglais to enact : susciter, faire advenir, faire émerger], dans le but de souligner la conviction croissante selon laquelle la cognition, loin d’être la représentation d’un monde pré- donné, est l’avènement conjoint d’un monde et d’un esprit à partir de l’histoire des diverses actions qu’accomplit un être dans le monde. (Varela, Thompson & Rosch, 1993 : 35)

Il s’agit d’une vision de la cognition incarnée exempte de représentation. Par le mot incarné, Varela,Thompson et Rosch (1993) précisent deux points : « tout d’abord, la cognition dépend des types d’expérience qui découlent du fait d’avoir un corps doté de diverses capacités sensori-motrices ; en second lieu, ces capacités individuelles sensori- motrices s’inscrivent elles-mêmes dans un contexte biologique, psychologique et culturel plus large » (p. 234). Il est possible également de relier la théorie de la cognition incarnée avec celle de la métaphore conceptuelle de George Lakoff et Mark Johnson (1985) et Lakoff, (2013) pour qui les mots prennent sens à partir d’expériences concrètes et de concepts partagés.