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PARTIE I : LE CADRE THÉORIQUE

CHAPITRE 2 : L’émergence de la parole incarnée

2.2 L’émergence du geste : la parole dans l’action inscrite dans une corporalité

2.2.1 La notion de geste et geste coverbal

Parmi les différentes significations du geste, nous inscrivons notre étude dans la catégorie des gestes dits « coverbaux » c’est-à-dire dans la relation qu’entretiennent les gestes et la parole dans une situation académique de débat formel. Nous nous situons ainsi à un double niveau d’analyse de la communication : celui du canal de communication verbale et celui de la communication non verbale. De ce fait, nous n’aborderons pas les techniques du corps ni toute la question de l’expression corporelle, c’est-à-dire l’étude de l’expression par le corps des aspects culturels et sociaux par exemple le geste dans la peinture, la littérature, etc (Candau & Halloy, 2012 : 29).

Arrêtons-nous, dans un tout premier temps, sur cette difficulté première qui est celle d’aborder le terme de « geste » et de lui trouver une définition, la plus appropriée à notre étude. La notion de « geste » prend des significations différentes selon qu’il s’agisse : d’un geste du visage, du geste du balayeur, d’un geste d’accord, d’une gestuelle de réunion, etc. Par gestuelle de réunion, nous nous référons aux différents gestes utilisés, lors de réunions collectives, lorsque l’assemblée est nombreuse, pour pouvoir s‘écouter, s’exprimer sans se gêner. C’est une gestuelle surtout connue pour avoir émergé dans des mouvements populaires tels que le mouvement des Indignés en Espagne (2011), le mouvement Occupy Wall Street (2011) ou encore la Nuit debout en France (2016).

Une grande collection de travaux est consacrée à cette notion de geste. Les travaux sont aussi bien menés par des psychologues (Vendryes, 1950 ; Kendon, 2000 ; McNeill, 1992 ; Fernández-Dols, 2013 ; Messinger, 2009) que par des anthropologues (Birdwhistell, 1970 ; Jousse, 2008), des professeurs d’éducation musicale (Duvillard, 2014), des ingénieurs de recherche (Calbris, 2001) ou encore des ergonomes (Flores & Pueyo Venezia, 2006). Pour ces chercheurs issus de domaines constrastés, l’intérêt partagé est la signification des gestes. Pour exemple, un article de Vendryes (1950) nous présente quelques fonctions significatives des gestes, ceux-ci sont utilisés seuls ou associés à la parole :

On peut établir de façon générale que le mouvement des bras, le jeu des muscles de la face et l’attitude du corps, constituent un ensemble expressif qui est un accompagnement nécessaire de la parole. Non

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seulement il y a des gestes mécaniques qui dessinent les contours de la phrase, en accentuent le début, en ponctuent les divisions, en soulignent la cadence. Mais il y a des gestes expressifs. En suivant du regard deux interlocuteurs, on peut apprendre beaucoup du sujet dont ils s’entretiennent. Sans doute le fond de la conversation échappe. Du moins peut-on sans peine reconnaître les dispositions d’esprit de chacun et même leur caractère propre. On est renseigné sur les sentiments qui les animent, joie ou peine, satisfaction ou mécontentement, admiration, colère, haine ou mépris. On peut suivre le cours de leur discussion. On devine s’il s’agit d’une dispute banale, d’une revendication d’intérêts, d’une information sérieuse ou plaisante, d’une conversation futile. La parole ne va jamais sans le geste qui la complète. (Vendryes, 1950 : 9)

Commençons par porter un regard sur ce que nous précise Le Robert. Il définit le geste comme suit : GESTE. n.m. (fin XIVe ; lat. gestus). Mouvement du corps (principalement des bras, des mains, de la tête) volontaire ou involontaire, révélant un état psychologique, ou visant à exprimer, à exécuter quelque chose (Le Petit Robert, 1985).

Deux éléments retiennent notre attention sur cette première définition. Le synonyme donné à « geste », « mouvement », et le fait que ce mouvement soit volontaire ou involontaire. Mais également, du point de vue fonctionnel, le geste peut être la traduction d’un aspect psychologique, d’un aspect communicationnel (exprimer) ou encore d’un aspect pratique (exécuter).

Descamps (1993), dans le chapitre « Les gestes et la kinésique » de son ouvrage Le langage du corps et la communication corporelle précise cet aspect de mouvement associé au geste : « Le geste peut être défini comme un mouvement corporel qui a un sens. C’est donc bien un acte volontaire qui appartient comme tel à la communication non verbale » (p. 167). Pour Descamps, le geste est un acte volontaire. Ce qui nous intéresse ici est la notion de « sens » donné au mouvement corporel.

Jousse (2008), dans L’anthropologie du geste, synthèse des cours qu’il dispensait dans les années trente, définissait le geste de la manière suivante :

Nous appelons gestes tous les mouvements qui s’exécutent dans le composé humain. Visibles ou invisibles, macroscopiques ou microscopiques, poussés ou esquissés, conscients ou inconscients, volontaires ou involontaires, ces gestes n’en accusent pas moins la même nature essentiellement motrice […] Grâce à l’attention qui se concentre sur eux, certains gestes peuvent également passer par insensible progression, de l’inconscience absolue à la pleine conscience, de l’automatisme purement réflexe au jeu le plus volontaire. (Jousse, 2008 : 687)

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Le geste pour Jousse est inscrit dans des dualités diverses, visibles ou invisibles, conscient ou inconscient, acte purement mécanique ou acte volontaire, etc.

Pour Berthoz (2009), le geste, animal et humain, est : « à la fois signe et organisation, mouvement et intention, contrainte du corps et dépassement des possibilités du corps. […] De façon très synthétique et immédiate, il permet à notre cerveau de saisir une réalité, une intention, une pensée, une relation sociale complexe » (2009 : 128). Il accompagne : « la pensée, la sculpte, il peut résumer toute la complexité d’une situation » (Ibid., 129). Enfin, le geste n’est pas qu’un seul mouvement, puisque « le geste n’est pas seulement mouvement (motus), il est fondateur de la relation avec autrui. Mieux qu’un mot, il simule une action, un acte » (Ibid., 124).

Nous emprunterons à Calbris (2001), spécialiste française des études de gestuelle, une définition de « geste » qui nous semble bien correspondre à l’objet de notre étude : « tout mouvement du corps révélant un état psychologique ou visant à exprimer, à exécuter quelque chose. Le geste est un moyen d’action ou d’expression. Il s’agit de faire ou de dire par le faire, de signifier une chose en la reproduisant, en la figurant » (Calbris, 2001 : 129). Pour Calbris, le mot geste est geste communicatif. Il est également l’expression d’une cognition incarnée : le corps participe activement aux processus mentaux. Cet aspect intéresse tout particulièrement notre travail.

Ce que nous considérons comme étant des gestes coverbaux sont ceux qui accompagnent toujours la parole et sont produits spontanément. Souvent ils sont inconscients et oubliés des individus. Ils peuvent rarement être rappelés, reproduits ou décrits précisément (Gullberg, 1998 : 38). Ils ne sont pas appris, mais, au contraire, créés naturellement avec la parole produite. Ils peuvent également compenser une parole défectueuse, incomplète, voire bloquée.

En conclusion, nous pouvons dire que la question de l’intentionnalité du geste reste ouverte (Tellier, 2008 : 29), car il est mouvement, volontaire ou involontaire, ce dernier étant un « automatisme purement réflexe » selon Jousse, 2008. Il est, à la fois, un signe, une organisation, une communication, un acte. Mais aussi, l’expression d’un corps qui parle, qui parle avec les membres de son corps. Piaget (1969), dans ses travaux sur le développement chez l’enfant de compétences linguistiques en rapport avec les compétences gestuelles, envisageait les gestes de l’enfant en lien avec l’acquisition du langage. Dans ce sens, le geste rentre dans l’un des principaux débats scientifiques contemporains dans les sciences de la cognition : celle du problème du contraste entre diversité et universalité. Ce contraste nous le retrouvons également pour la langue entre les défenseurs d’une

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universalité des langues (la grammaire générative de Chomski, 1981) et les défenseurs d’une diversité des langues et leur richesse (Hagège, 2012).

Notre souci est de s’appuyer sur une définition de geste qui puisse correspondre à notre étude. Si nous reprenons les différents auteurs cités ci-dessus, nous retiendrons les informations suivantes dans l’élaboration du concept « geste » et le définissons comme suit :

Le geste a quatre caractéristiques essentielles. Il est un mouvement du corps, principalement des bras, des mains et de la tête, qui a un sens. Ces mouvements s’exécutent dans des dualités diverses. Il est aussi un acte de communication envers autrui. Le geste rentre dans le domaine du faire ou du dire par le faire. Il est, enfin, l’expression d’une cognition incarnée.

Ces idées étant posées, c’est vers la définition de geste coverbal que nous souhaitons terminer ce point, en nous aidant de Gullberg (2005). Pour ce faire, nous prônons une définition plus stricte dans laquelle nous considérons uniquement le geste coverbal ou spontané, c’est-à-dire tous les mouvements liés à la parole et à l’effort expressif (Kendon, 1988 ; McNeill, 1992) :

Ainsi définis, les gestes sont des mouvements (surtout) manuels produits spontanément par un locuteur en conjonction avec la parole et sans que le locuteur y prête grande attention. […] Il y a un lien temporel et sémantique étroit entre ces mouvements et la parole : les gestes sont organisés rythmiquement en fonction de la parole et ils sont normalement co-expressifs avec la parole concomitante. (Gullberg, 2005 : 155)

Nous reviendrons plus tard sur cette définition, car, même si elle est adaptée à la définition du geste coverbal, elle ne tient pas compte des gestes extra-communicatifs (Cosnier, 1977). En effet, bien que ces gestes soient liés à l’effort expressif, ils ne sont généralement pas spontanés, mais réalisés très consciemment et souvent en remplacement de la parole.

En recherche, le traitement qui est fait de cette composante non verbale associée à la parole se focalise essentiellement sur un de ces différents aspects (les mains, le visage, les jambes, la posture…) pour en explorer les détails. C’est un domaine de recherche en plein développement. L’émergence de travaux sur le geste (Kendon, 1988) inscrit l’étude des mouvements du corps dans une perspective pluridisciplinaire (Schiaratura, 2013).