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9 Régis Debray, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, 1991.

Et à la mienne volunté que chascun laissast sa propre besoigne, ne se souciast de son mestier et mist ses affaires propres en oubly, pour y

[les Grandes et inestimables Chronicques de l'énorme géant Gargantua] vacquer entièrement sans que son esperii feust de ailleurs distraici ny empesché; jusques à ce que l'on les tint par cueur, affin que, si d'adventure l'art de l'imprimerie cessoit, ou en cas que tous livres périssent, on temps advenir un chascun les peust bien au net enseigner à ses enfants, et à ses successeurs et survivens bailler

comme de main en main [. . .]

Pour Mère, le support du message et la vitesse qui lui est associée entraînent une perte, une désubstantialisation. La technologie lui échappe et la dépasse; elle ne parvient pas à comprendre où mène cette course toujours plus folle, puisque le message, délivré toujours plus rapidement, n'en est que plus evanescent. L'utilisation du terme « e-mail », en italique dans le texte, alors qu'il existe un terme francisé dont nous faisons un usage courant, mérite l'attention. Si nous excluons les titres d'œuvres auxquelles les personnages font référence et l'introduction de passages en langue étrangère, l'italique n'est employé que dans deux cas : pour parler du courrier électronique et pour marquer les fautes d'orthographe du jeune Samuel dans... ses messages électroniques. Le « e-mail » semble ici de l'ordre de ce que Régine Robin et Marc Angenot ont nommé Gimage-catalyse : elle fait immédiatement signe et catalyse un débat polémique cible. Le « e-mail » a pour réfèrent un nouveau support du texte; son étrangeté, mise en évidence par une marque scripturale, le rend un signe immédiat de la dégradation de la langue, de son appauvrissement et de son anglicisation, ce que confirme en quelque sorte l'épisode où Daniel pense que son

François Rabelais, Pantagruel, Paris, Gallimard, coll. «Folio classique», 1964,

fils Samuel aurait intérêt à écrire moins de messages électroniques et à plonger son nez dans sa grammaire :

[...] il était peut-être préférable que Samuel n'écrivît pas souvent à son père, lui qui déformait les lettres et les sonorités, bien qu'il fût le fils d'un écrivain, quand donc apprendrait-il sa grammaire, à conjuguer les verbes, comme l'avait écrit Samuel au son dans une lettre à Daniel, mon cher papa, n'es-tu pas déplassé, déclassé, indésiré, auprès de tous ces écrivains et artistes dans ton monastaire espagnol qui sont comme moi tous des jeunes gens, tu es sans doute bien dépayisé, délaissé, te délassant bien peu, toi qui es déjà si vieux, mais je n'ai pas même quarante ans, allait rétorquer Daniel, à son fils, qui lui a donc mis en tête cette idée que son père était vieux? {Foudre;

184)

La dégradation de la langue associée à la jeune génération et au support électronique s'oppose à l'écriture de la génération vieillissante : « [...] il y avait aussi dans cette valise, un journal, quelques notes sur les maîtres italiens transcrites d'une écriture calligraphiée avec soin, comme si Jean-Mathieu eût devant lui beaucoup de temps [...]» Foudre; 191) Pour Augustino, le rapport à l'écriture et au temps est très

différent :

[...] Augustino aimait que les mots fussent vite affichés à l'écran, qu'il n'y eût aucune tache sur le papier, les mots jaillissaient du

boîtier d'un ordinateur, tels des trésors d'un coffre, pigeons voyageurs

de la pensée d'Augustino, rapportant loin leurs messages, les délivrant le jour, la nuit même, jusqu'à ce monastère en Espagne où Daniel s'était retiré pour écrire [...] {Foudre; 58)

Les nouveaux supports du texte, de l'image et du son sont pourtant, de manière générale, le signe d'une dégradation et d'une perte :

[...] les musiciens commençaient leur tapage, et tous les écoutaient, leur verre à la main, c'était donc là cette insolite musique, désagrégée,

proche de l'effritement, que Samuel écoutait sous le casque de ses écouteurs après l'école, lorsqu'il avançait en trombe vers la maison

sur ses patins roulants [ . . .] (Soifs; 116)

[...] une musique carillonnant des sons outrés, une imposture, eût dit la mère de Melanie, on avait disjoint les notes d'un concerto de Beethoven dans une polyphonie hurlante entrecoupée du rythme répétitif, heurté, de la musique rap [...] (Foudre; 20)

L'image du concerto de Beethoven « remixé » fait de la musique rap et de la musique électronique moins des nouveautés que des formes dégradées de la « grande » musique. La télévision, dont l'instantanéité est fascinante, est entrevue d'un œil soupçonneux : « le message télévisé s'estompait vite devant un autre, celui de la glace à la vanille que devait manger Carlos [...]» (Soifs; 41). Et si la télévision permet de diffuser en simultané les images d'une bibliothèque en flammes (qui n'est pas, nous en convenons, une image banale), elle ne permet pas pour autant l'intervention du spectateur. Aussi celui-ci se trouve-t-il à regarder ce spectacle

«dans un lancinant malaise sans recours» (Foudre; 124). Impuissants face à la

prévision des drames, les nouveaux médias et les objets de la technologie ne peuvent

pas non plus les sauver ou les réparer :

[...] c'est le jour où explosent les casiers de métal, où l'on court dans les escaliers, où la bibliothèque est enfumée, c'est le jour de la jungle,

du complot, où la cafétéria, la bibliothèque sous l'explosion des

bombes sont les tombeaux des élèves, nul n'ose se tourner vers les colonnes de feu, aux barricades, les étudiants de la génération de la

soie qui n'allait jamais connaître le sacrifice, la douleur, aux

barricades, c'est le jour anniversaire de Hitler; leurs téléphones cellulaires ne les sauvèrent pas lorsqu'ils appelèrent, des salles de cours, des toilettes où ils s'étaient enfermés, leurs parents, les

policiers de leur quartier, Dieu, qu'ils invoquèrent [...] (Foudre;

199)"

Les multiples images de l'échec de la science, de la technologie et des nouveaux

médias inscrivent dans les textes un sentiment de méfiance à l'égard du progrès . Ce

sentiment, qui a traversé tout le XXe siècle, remet en doute l'utilité du progrès lorsqu'il n'est pas associé à un programme moral. Augustino, qui obtient la permission d'assister à une conférence internationale destinée aux jeunes, tente de répondre à la question suivante : « comment la technologie peut-elle améliorer les

conditions de vie des enfants dans le monde [...]»? {Foudre; 140) Il y répond,

comme les autres de son âge, par de naïves idées, révélant la difficulté que pose ce problème. Signes d'une dégradation et d'une perte, les objets de «la culture électronique » {Foudre; 1 08) ne prouvent toujours que leur impuissance sociale. La question médiologique souligne ainsi la distinction entre le progrès social et le progrès technique (l'innovation), par rapport auxquels les romans se positionnent de