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Le XXe siècle en héritage : l'inscription de l'histoire dans la trilogie Soifs de Marie-Claire Blais

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DE MARIE-CLAIRE BLAIS

Sonia Sara Théberge-Cockerton

Département de langue et littérature françaises Université McGiIl, Montréal

. Août 2008

Mémoire présenté à l'Université McGiIl en vue de l'obtention de la Maîtrise es Arts (M.A.), Langue et littérature françaises

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Dans la trilogie Soifs de Marie-Claire Biais, l'histoire du XXe siècle s'inscrit dans un espace interculturel et interdiscursif à la fois comme histoire « infernale » (chaotique, violente, fragmentée) et comme histoire civilisatrice. L'objectif de cette

étude est d'observer et de commenter cette double inscription, qui prend en charge et

module des signes et des représentations déjà en circulation dans le discours social.

L'auteur cherche à cerner ce travail interdiscursif de manipulation et de transformation du discours social d'un point de vue formel, narratif, linguistique et

idéologique, afin d'identifier, ultimement, le travail idéologique qu'opèrent les

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In Marie-Claire Blais's trilogy Soifs, the history of the 20th Century is

registered in an inter-cultural and inter-discursive realm both as a history which is «infernal » (chaotic, violent, fragmented) and as one which is civilizing. The objective of this study is to observe and comment on this double inscription, to

evaluate how it takes charge of and modulates signs and representations already in circulation in social discourse. The author seeks to discern the inter-discursive work

of manipulation and translation of social discourse from a point of view which is at once formal, narrative, linguistic and ideological, to ultimately identify the ideological work ofBlais's novels on a fundamental stake within current society : the

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J'aimerais souligner ma profonde reconnaissance à tous ceux qui, durant la période de rédaction de ce mémoire, m'ont été d'une aide inestimable. Je tiens à remercier Marc Angenot, qui donne des enseignements et des conseils précieux, et qui a été avec moi d'une rare patience. Ses travaux et son savoir sont une grande source d'inspiration et ne cesseront de faire rêver la chercheure en herbe que je suis. Je souhaite remercier chaleureusement Brent, qui a été une source d'encouragement quotidienne, et qui, par le miracle de son amour et de sa patience, m'a soutenu de la première à la dernière ligne; ma mère, Caroline, qui, avec sa foi inconditionnelle en moi, m'a supporté non seulement durant la rédaction, mais durant toutes les années qui l'ont précédée; Samuel Archibald, qui m'a redonné, dans le moment le plus difficile, l'élan dont j'avais besoin; Caroline Turgeon, qui a fait de ce mémoire une lecture minutieuse en un temps record; et M. François Ricard, qui est, depuis mon arrivée à l'Université McGiIl, un conseiller à qui je dois de très sages décisions. J'aimerais finalement souligner le soutien financier du Département de langue et

littérature françaises de l'Université McGiIl et du Conseil de recherche en sciences

humaines du Canada, qui a permis de faire de cette entreprise un chemin de croix au

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Je rêvais tant d'écrire la vie que je croyais parfois la

posséder; mais quand je voulais écrire les choses du passé,

elles semblaient disparaître dans la brume, ne laissant devant moi sur la page blanche, dans un cahier écorché par l'usure, que la brève silhouette d'un être que j'avais pourtant

longtemps aimé; son dos humilié s'engouffrait dans une rue,

s'éloignait, et songeant plus tard à cette disparition, j'avais soudain l'âme remplie de terreur et de respect. . .

Marie-Claire Biais, Les Apparences Dans une entrevue accordée à Gilles Marcotte pour le dossier d'hiver 1983 de

Voix et images, Marie-Claire Biais décrit l'écrivain comme un témoin de son siècle,

un être visionnaire et même, dans certains cas, un prophète . Elle se dit

« persécutée » par la question de la .mémoire, déjà au centre de sa trilogie Pauline

Archange2, mais d'une mémoire en quelque sorte nouvelle. « La mémoire que j'ai

maintenant, dit-elle, elle est plutôt une mémoire du présent ». Elle enchaîne :

[...] je me sens très nerveuse, excédée par tout ce qui se passe

aujourd'hui, aujourd'hui même, là, et je suis un être curieux, avide de

tout ce qui se passe aujourd'hui, de tout ce que je vis aujourd'hui, dans l'instant présent. [...] Je suis en ce moment dans l'angoisse du

présent, [. . .] dans la hantise du présent, dans le halètement du présent

[...]4

Dix ans plus tard, les romans de Marie-Claire Biais sont toujours imprégnés de cette préoccupation pour la mémoire et le monde actuel. Soifs (1995), Dans lafoudre et la

Gilles Marcotte, « Marie-Claire Biais : "Je veux aller le plus loin possible" », Voix et images, vol.8, no.2 (hiver 1983), pp. 191-209.

2 Les Manuscrits de Pauline Archange (1968), Les apparences (1969), Vivre! Vivre!

(1970).

3 Ibid., p. 206.

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lumière (2001) et Angustino et le chœur de la destruction (2005) se présentent à la fois comme un monumental portrait de la société actuelle et comme l'ultime témoignage que l'artiste livre sur son siècle. Le XXe siècle n'est toutefois pas abordé comme l'Autre du présent, lointain et inatteignable, mais plutôt comme la présence du passé; ces « choses du passé » qui remplissent l'âme de terreur et de respect circulent, fantomatiques et influentes, dans l'air du temps. Véritable microcosme de la société contemporaine, les romans de la trilogie Soifs sont le résultat d'un minutieux travail sur les maux et les enjeux sociaux tels qu'ils sont représentés dans

le discours social, et manifestent une sensibilité aiguë à la multiplicité, à

l'hétérogénéité et aux plus fines nuances des discours. Le récit se donne comme une mosaïque de discours intérieurs, une juxtaposition de questionnements et de méditations formulés par une centaine de personnages de tous âges, toutes origines et

classes sociales. Dressant ainsi une sorte d'inventaire des possibles sociaux

nord-américains au tournant du siècle, Soifs6 crée un espace de tension et de confrontation

des discours au cœur duquel se tient le passé, sa trace, son oubli et ses réminiscences. Car les personnages interrogent leur parcours individuel à travers l'évocation et la

5 L'œuvre de Biais a d'abord été pensée comme une trilogie; l'éditeur et l'auteur la

présentent ainsi. Au printemps 2008, trois ans après la parution du troisième volet, paraît pourtant Naissance de Rebecca à l'ère des tourments, un roman qui met en scène les mêmes personnages et qui arbore la même esthétique. Dans une entrevue accordée au Devoir, Biais déclare que « Soifs est peut-être un très long livre de plusieurs milliers de pages [...]», laissant entendre que le quatrième roman ne conclut pas nécessairement le cycle. (Caroline Montpetit, Le Devoir, 26 et 27 avril 2008) En 2007, Biais a aussi publié un recueil de textes dramatiques {Noces à midi au-dessus de l'abîme) qui reprend le même univers et qui, jusqu'à un certain point, travaille la même esthétique. L'œuvre est ouverte, sans doute, mais notre parti pris est ici de nous limiter aux trois premiers romans, que des indications editoriales présentent comme une trilogie, et qui forment de manière évidente un tout.

6 Pour alléger le texte, Soifs désignera les trois romans de la trilogie. Les références

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lecture du siècle qui s'achève, de même qu'ils ressassent leurs préoccupations actuelles et posent une multitude de questions d'ordre politique, éthique et esthétique. Alliant la virtuosité baroque de sa prose à un terrifiant réalisme, Marie-Claire Biais intègre donc à son portrait du passage au nouveau millénaire tout le siècle dernier : la découverte de l'énergie nucléaire, la tentative d'assassinat de Lénine, le boycott des autobus de Montgomery, le Manifeste du surréalisme, la Deuxième guerre mondiale, Hiroshima, la catastrophe de Tchernobyl, les guerres tribales d'Afrique, etc. Toute cette « matière » ne forme ni un récit historique ni même une fiction de l'histoire; il s'agit de ce par quoi les personnages pensent l'existence, les discours et la société actuelle. La présence de cette matière historique fragmentée et désordonnée sur les plans chronologique et hiérarchique pose d'emblée la question de son rôle dans l'économie de l'œuvre, surtout qu'il semble s'y jouer quelque chose d'important. L'histoire se constitue en effet dans « une épaisseur culturelle interdiscursive et interculturelle qui participe d'une double

inscription7 » : l'histoire infernale, récit de la descente aux enfers et du chaos, de la

violence et de la fragmentation, et l'histoire culturelle, récit de la progression ininterrompue des arts et de la société, du beau et de la condition humaine. Il y a,

dans les romans de Biais, une histoire « malade » et une histoire civilisatrice, toutes deux mises en texte dans un double mouvement de fragmentation et de totalisation,

et toutes imprégnées des signes religieux et artistiques. Le travail idéologique qu'opèrent les romans de Biais sur l'enjeu fondamental qu'est le passé historique

7 Régine Robin, « Pour une socio-poétique de l'imaginaire social » dans Jacques

Neef et Marie-Claire Ropers (dir.), La politique du texte : enjeux sociocritiques,

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semble d'ailleurs reposer en grande partie sur ces signes, qui jouent dans les romans

un rôle ambigu.

Que les préoccupations mémorielles et historiques de Marie-Claire Biais

soient un « reflet » de la société actuelle est évident : nous vivons dans un monde

obsédé par la mémoire du passé. « On ne parle plus que de cela, on n'écrit que sur ce sujet », affirme Régine Robin dans l'introduction de son ouvrage La mémoire

o

saturée. « Le passé vient nous visiter en permanence, à l'échelle mondiale . » Depuis les années 1980, le passé, l'histoire et la mémoire font en effet l'objet d'un intérêt toujours plus grand. Cet intérêt est à la fois curieux et inquiet, puisque au tournant du XXIe siècle, le rapport à l'histoire est, selon la plupart des historiens, sociologues, philosophes et autres penseurs de la conjonture actuelle, singulièrement problématique. D'une part, le XXe siècle résiste à la synthèse et à la signification,

rendant son histoire à la fois difficile à interpréter et à s'approprier; d'autre part, la

fin des Grands récits, en parachevant le long processus de désenchantement du

monde, semble avoir signé la fin de l'histoire.

L'homme des années 2000 est un homme au passé trouble et à l'avenir

incertain, l'héritier d'un siècle dont il a du mal à percer le mystère et dont l'hétérogénéité n'a d'égal que sa violence. Il ne sait plus, et peut-être ne peut plus, rendre raison de l'histoire. Une conséquence de cette indétermination qui entoure le « sens » de l'histoire du XXe siècle est la multiplication de ses représentations selon

diverses combinaisons axiologiques. À ce titre, les œuvres littéraires ne font pas

exception : si elles abordent le passé, elles intègrent et créent des images de celui-ci

8 Régine Robin, La mémoire saturée, Paris, Stock, coll. « Un ordre d'idées », 2003,

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selon divers horizons idéologiques. Le texte littéraire a cependant la particularité de ne pas simplement mimer le social, mais de prendre par rapport à lui une position. Des recherches récentes dans les champs de la sociocritique et de l'analyse des discours montrent en effet que le texte littéraire n'est pas un simple miroir du contexte sociohistorique duquel il émerge, mais que ses rapports avec le social et ses objets discursifs sont d'une nature plus complexe. En tant que lieu de rencontre et de médiation des discours et en tant qu'« espace de circulation et de réinterprétation des

signes hétérogènes9 », le texte littéraire négocie sa signification dans les processus

d'esthétisation et d'idéologisation de ce qu'il prend « du dehors », dans le discours social. « Considéré sous cet angle, l'ancrage social du romancier dans la doxa de son

temps devient l'indice d'une relation complexe10 »; d'une part, l'écrivain est

immergé dans le contexte social et ne peut écrire qu'à partir de lui, d'autre part, son acte d'énonciation et sa manière de représenter le monde et le social constituent un commentaire (critique) sur ce contexte. Cela signifie que pour aborder les préoccupations mémorielles et historiques manifestées dans la trilogie Soifs, il est

essentiel de s'intéresser non seulement à la présence d'éléments discursifs qui se rattachent au contexte d'énonciation des œuvres, mais aussi à la manière dont ces éléments sont réfractés ou modulés. En d'autres termes, il s'agit de voir comment

l'inscription de ces éléments opère sur certaines lignes de sens « préétablies » un changement de direction ou de mode de représentation.

9 Josef Kwaterko, Le roman québécois et ses (inter)discours : analyses

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L'objectif de cette étude est d'observer et de commenter la manière avec

laquelle les derniers romans de Marie-Claire Biais inscrivent l'histoire du XXe siècle

en prenant en charge les signes et les représentations déjà en circulation dans le discours social. Nous ne prétendons pas ici nous intéresser à la représentation du XXe siècle, car cela supposerait qu'il fasse l'objet d'une mise en scène explicite. Or les romans de Biais ne mettent pas en scène le XXe siècle, ils Yévoquent, avec toute la part d'archaïsme que porte ce terme : au sens spirite, ils interrogent un absent, spéculent à partir de traces, à la manière dont on reconstruit l'image d'un Tyrannosaurus rex à partir de ses os. Il s'agit donc de rendre raison de cette

« présence influente » qui n'est pas synthétisée, mais qui, répondant d'une esthétique

du collage, se donnant comme les pièces d'un puzzle disposées sur une table avant d'être assemblées, révèle un tout, avec ses angles obscurs et ses faces cachées, avec ses tensions et ses apories. Pour les fins de notre recherche, nous procéderons d'abord à une analyse du discours, c'est-à-dire au repérage des discours qui exercent sur les romans une influence, et qui sont assimilables à un certain contexte sociohistorique. Il s'agira d'identifier les traits sociolinguistiques, les stratégies argumentatives et les lignes de sens qui expriment des positions idéologiques liées à

des faits de société. Mais il faudra aussi voir la manière avec laquelle ces discours,

ces lexies et ces images s'articulent dans l'œuvre de Biais, afin de cerner le travail qu'opère le texte littéraire sur toute cette matière sociolinguistique. Par inscription, donc, nous entendons le travail interdiscursif de manipulation et de transformation du discours social qu'il est possible de saisir à partir du travail formel, linguistique et narratif sur les discours, et à partir de « conglomérats de figures, d'images, de

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prédicats qui forment des concrétions socio-discursives autour d'un sujet

thématique" ». Plus précisément, il s'agira de s'interroger sur la manière dont les

discours négocient dans les textes l'hégémonie de sens en jouant parfois un double jeu, et sur la manière avec laquelle des images discursives et des mots-clés inscrivent selon un rapport métonymique et synecdotique le tout incommensurable,

insaisissable et informe qu'est le XXe siècle.

Notre travail se veut avant tout un travail d'analyse et ne saurait prétendre aller au-delà des romans qui nous intéressent. Cependant, parce que l'approche

sociocritique s'intéresse aux médiations entre le texte et le social, notre analyse

franchira parfois les frontières textuelles pour établir des liens avec le « hors-texte », les intertextes et les pratiques discursives qui influencent l'œuvre et entrent en interaction avec elle. De manière générale, notre réflexion s'insère dans la problématique du discours social, défini par Marc Angenot comme

[...] tout ce qui se dit, tout ce qui s'écrit dans un état de société donné (tout ce qui s'imprime, tout ce qui se parle aujourd'hui dans les médias électroniques). Tout ce qui se narre et s'agumente, si l'on pose

l'hypothèse que la narration et l'argumentation sont les deux modes

fondamentaux de la mise en discours1 .

Certains axiomes de cette approche, qui propose une étude synchronique de tous les

discours, ne seront pas strictement respectés, puisque nous entendons nous pencher

exclusivement sur trois œuvres d'un même auteur. Cela, évidemment, modifie

11 Régine Robin et Marc Angenot, « L'inscription du discours social dans le texte

littéraire », Sociocriticism, no. 1 , vol. 1 , p.57.

12 Marc Angenot, « Intertextualité, interdiscursivité, discours social », Texte, no.2,

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considérablement les positions épistémologiques de départ. L'analyse textuelle que

nous proposons se veut pourtant sensible aux déterminations sociohistoriques de la production littéraire et soucieuse de son interaction avec les discours extra-littéraires, même si elle ne permet ni une vue d'ensemble du discours social, ni des conclusions

s'appliquant à tous les textes d'une période. Nous aborderons notre corpus en empruntant la voie méthodologique et théorique tracée par Régine Robin et Marc Angenot dans un article intitulé « L'inscription du discours social dans le texte littéraire ». Dans cet article, Robin et Angenot définissent le discours social comme

ce qui vient à l'oreille de l'homme-en-société, et partant de l'écrivain, comme fragment erratique, rumeur démembrée, mais encore porteuse dans le chaos même des enjeux et des débats où elle intervient, des migrations et mutations par quoi elle est passée, des logiques discursives dont elle est un élément .

De ce point de vue, l'écrivain est « celui qui reconnaît pleinement le caractère

problématique, cacophonique, conflictuel, incertain des façons dont le discours

social se donne à représenter le monde, mais qui prétend au-delà y reconnaître, y

inscrire et y déplacer une "figure"14. » Cette figure, qu'ils considèrent du même ordre

que ce que Claude Duchet a défini comme le sociogramme, est une image

culturelle-filtre, traversée de ses vecteurs sémantiques, qui condense autour d'elle un thème

pregnant d'un certain état de société, et qui permet de penser le travail du texte

littéraire. Selon Robin, Angenot et Duchet, la figure et le sociogramme sont des

ensembles flous de représentations qui s'étudient sur une période historique étendue

13 Régine Robin et Marc Angenot, « L'inscription du discours social dans le texte

littéraire », p. 55.

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et requièrent une connaissance approfondie de l'historicité de leur transformation. Encore une fois, notre travail n'a ni l'amplitude ni l'ambition des recherches dont

nous nous inspirons, mais profite certainement de tout le potentiel qu'offre ce concept à l'étude de la littérature en tant que fait social.

Parce que nous nous intéressons ici aux discours et que la littérature en est

une forme, nous voudrons, dans la première section de notre étude, nous pencher

d'abord sur divers aspects formels des trois romans de Marie-Claire Biais. Cette première étape de notre réflexion aura l'avantage de fournir une sorte de description

raisonnée des romans, qui sont complexes et ne le sont pas sans raison. Puisque la sociocritique se fait fréquemment reprocher son insensibilité aux caractéristiques

esthétiques et stylistiques de la littérature, cette première étape se posera aussi

d'emblée contre cette tendance. En suivant le filon thématique de l'histoire, l'observation de certaines caractéristiques formelles, narratives et énonciatives des

romans permettra aussi d'aborder les discours représentés et de situer la pratique romanesque et la réflexion sur l'histoire dans le champ littéraire et le discours social en général. L'étude de l'architecture des romans permettra finalement de jeter les premières hypothèses concernant l'inscription de l'histoire, hypothèses qui lanceront

et orienteront la section suivante. Celle-ci entreprendra l'étude du contenu mémoriel

des romans et posera la question de ce que Biais sélectionne et agence pour tenir lieu, par conjecture, de l'histoire. Cette section sera consacrée à l'analyse plus approfondie des discours qui se disputent dans les romans l'hégémonie de sens. Elle permettra, notamment, de cerner le projet idéologique à l'origine de l'œuvre de Biais et le discours sur lequel s'aligne ce projet, mais aussi de mettre en garde contre une

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lecture trop simple et univoque de l'œuvre. La troisième section s'intéressera à une figure prégnante qui traverse les trois roman : l'héritage. Dans cette figure se confrontent des lignes de sens distinctes, voir contradictoire, et se joue l'enjeu profond des romans. L'étude de cette figure permettra notamment d'observer les processus d'esthétisation et d'idéologisation des discours, qui marquent parfois un écart par rapport au projet idéologique de l'auteur et génèrent ainsi une idéologie textuelle inédite. Elle permettra, ultimement, de formuler une réponse à notre question liminaire portant sur le travail idéologique à l'œuvre dans les romans de

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Soifs, Dans lafoudre et la lumière et Augustino et le chœur de la destruction

contiennent l'histoire comme une vieille boîte à chaussure contient des

photographies et d'autres souvenirs : dans le désordre des objets hétérogènes qui n'ont en commun que de se trouver au même endroit. Daniel, un personnage décrit

comme «un écrivain de son siècle » (Soifs; 221)1, dit de son roman Les Étranges

années, à bien des égards présenté comme une mise en abyme de Soifs, que « dans ce terrifiant roman-collage, on y [voit] défiler l'histoire du siècle dernier [...] ». (Soifs; 282) Cette description convient parfaitement aux romans de Biais, dans lesquels défile sans ordre ni hiérarchie tout le XXe siècle. Encore plus fine et ressemblante est

cette description des œuvres du jeune romancier :

[...] Daniel peignait le monde comme Jérôme Bosch et Max Ernst, tout à fait, dit-il, Daniel n'a pas la fluide maîtrise de ces grands

maîtres, mais son livre est foisonnant de leurs visions, on plonge avec lui dans la Nef des Fous, comme dans le Jardin des Délices, Adrien

s'était trompé lorsqu'il avait cru que le jeune auteur était, comme ces

écrivains du Sud, hanté par l'écrasement de la faute dans une société

puritaine, Daniel était avant tout un peintre débridé, parfois sa pitié

était caricaturale, son écriture richement symbolique, ce que l'on

remarquait à peine à la première lecture du manuscrit, tout doucement il nous dirigeait vers les régions vertigineuses de l'enfer, traitait-il de

la folie des hommes, ce thème si cher à Bosch, de la mort, il

juxtaposait dans ses compositions délirantes le monde moderne et l'ancien, partout un grouillement théâtral, une étrange procession de

la faune humaine, de sa flore, la Nef des Fous, le Jardin des Délices,

et parfois, le Jugement dernier, un ésotérisme insistant, comme Max Ernst il assemble des objets, des collages en trompe-l'œil [...] (Soifs;

274)

Les références aux romans de Marie-Claire Biais renvoient aux éditions suivantes :

Soifs, Montréal, Boréal, coll. «Compact», 1995; Dans la foudre et la lumière, Montréal, Boréal, 2001; Augustino et le chœur de la destruction, Montréal, Boréal, 2005. Elles seront indiquées par les sigles Soifs, Foudre ou Augustino, suivi du folio.

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De ce passage, qui n'est autre chose qu'une image miroir de l'esthétique des romans de Biais, nous retiendrons quelques éléments. D'abord l'affirmation de la forte influence des « grands maîtres », ces Bosch, Ernst et autres artistes qui ont inspiré le romancier et à qui ce dernier emprunte les « visions ». Le commentaire portant sur la critique fautive d'Adrien résonne, dans l'oreille du lecteur qui a déjà lu plus de 250 pages de Soifs, comme une sorte de mise en garde : « Attention! lecteur. Si tu as cru

que mon roman était hanté par l'ombre écrasante de l'Église catholique québécoise

(ce que, inévitablement, le lecteur quelque peu familier avec l'œuvre de Biais a pensé), tu as fait fausse route », semble dire Biais avec un sourire moqueur. Ce clin

d'oeil métadiscursif trouve son écho dans l'affirmation de la qualité parfois

caricaturale du sentiment de pitié, qui affecte le roman d'une tonalité légèrement parodique. La visite des régions de l'enfer fait non seulement référence aux thèmes abordés par l'auteur dans les romans, mais aussi à la relecture de YInferno de Dante, à laquelle Biais (et Daniel, le romancier) procède dans Soifs. Comme l'affirme Karen

Gould,

[...] la narration de Biais dépeint un véritable voyage en enfer dont les parallèles avec la descente souterraine de Dante sont nombreux. En ce sens, la soif de l'innocence, de l'harmonie sociale et de la compassion, dans ce roman, se lie directement au désir plus ancien

d'un paradis perdu ou rêvé2.

La réinscription de YInferno est certainement la pratique intertextuelle la plus prégnante dans le premier roman du cycle, et c'est avec beaucoup de justesse que

2 Karen Gould, « La nostalgie postmoderne : Marie-Claire Biais et la relecture

littéraire dans Soifs », Études littéraires, vol. 31, n° 2 (hiver 1999), p. 76.

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Gould décrit cet emprunt comme « un mode de ré-énonciation de grandes questions morales concernant l'innocence, la culpabilité et la condamnation . » A ces

questions, qui sont aussi développées dans les deux volets suivants de la trilogie,

l'ésotérisme insistant et l'image du Jugement dernier ajoutent une dimension et un intertexte supplémentaires. La coprésence de l'ancien et du moderne est aussi un

aspect essentiel des romans de Biais, puisque le passé et le présent, la tradition et la

nouveauté se côtoient continûment. Les « troublants assemblages » (Soifs; 275)

marquent ainsi l'œuvre de toutes parts, ce que les idées de juxtaposition, d'assemblage et de collage laissent entendre dans l'extrait cité plus haut. Dans la cacophonie de ce « grouillement théâtral », l'histoire résiste à se constituer en tant que récit continu et forme une sorte de constellation. L'histoire avec un grand « h »

n'est toutefois pas seule à résister à l'ordre et à la continuité, puisque l'œuvre entière se déploie dans ce que nous nommerons une esthétique du collage.

L'esthétique du collage fonctionne par juxtaposition d'éléments disparates,

partiels, souvent sans rapport apparent, et opère simultanément sur plusieurs plans. Le premier se rapporte à la forme narrative : chacun des romans se donne dans le flot continu d'un seul paragraphe, constitué d'une suite de petits fragments de pensée ou

de conscience, très souvent incomplets. C'est à la prose d'une infinie liberté que revient le rôle de faire tenir ensemble tous ces morceaux, qui composent une sorte de

mosaïque textuelle dont le seul ciment est la virgule et, très rarement, le point. La longue phrase de Biais a quelque chose de celle de Claude Simon, avec ses

nombreuses enumerations et ses répétitions, ses va-et-vient et son rythme excité et

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instable, mais contrairement à celle-ci, elle est copieusement ponctuée. Elle est tout

de même loin de la longue phrase proustienne, qui ne défie pas l'ordre syntaxique et observe avec une parfaite maîtrise les règles de la subordonnée relative. La phrase de

Biais défie au contraire les attentes du lecteur en installant constamment des zones

d'indécidabilité énonciative et thématique (Qui parle? De quoi est-il question?), qui

brouillent la clarté du texte, et en recourant à une structure « poétique », qui

privilégie l'inversion de l'ordre des mots et l'évocation plutôt que l'affirmation. Du point de vue de la lecture, la structure narrative fragmentée et rapiécée exige du lecteur un travail à la fois strict et souverain. Strict, parce que la complexité du texte oblige à fournir un véritable effort d'attention; souverain, parce que le collage, qui joint des éléments sans véritablement les articuler, et qui se joue d'un langage richement poétique et symbolique, offre une grande liberté d'interprétation au lecteur. Du point de vue de l'écriture, cette structure rappelle les recherches esthétiques des écrivains du début du XXe siècle, qui ont développé diverses techniques pour représenter, par la forme narrative, le monde et la vie intérieure. Elle rappelle aussi celles des nouveaux romanciers, qui ont quant à eux tenté de démystifier et démythifier, peut-être pour mieux mystifier et mythifier, les rapports entre le langage, le monde, le sujet et le texte. En intégrant ainsi les expérimentations esthétiques des écrivains du XXe siècle, Biais réaffirme l'exigence du travail de la forme romanesque, souvent synonyme de rupture, de remise en question, d'autocritique et de déconstruction. Les romans sont ainsi pris dans ce que Frank Kermode a nommé « the prison of the Modem form », c'est-à-dire « the place where we accept the knowledge that our inherited ways of echoing the structure of the

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world have no concord with it, but only, and then under conditions of great

difficulty, with the desires of our own minds4 ». L'esthétique du collage structure

donc les romans selon un principe de rupture qui représente cette inadéquation entre les formes traditionnelles du récit et la structure du monde.

À l'instar de la Recherche de Proust, mais selon des modalités autres, les

romans de Biais sont une « somme » plus qu'une séquence. Les personnages, dont le

nombre s'élève à plus de cent, incarnent non seulement toutes les couches sociales, plusieurs générations et de nombreuses professions, origines et croyances religieuses,

mais aussi différentes postures à l'intérieur même de ces catégories. La figure de l'écrivain, par exemple, est incarnée par huit personnages, parmi lesquels nous

comptons quatre poètes aux idées divergentes, deux journalistes, un intellectuel, un

romancier et un jeune aspirant. Les multiples points de vue ne sont toutefois pas liés, comme dans les romans de William Faulkner, par exemple, à un thème principal ou

une action importante5. Au contraire, les points de vue multiplient les thèmes et les

actions, même si ces dernières sont davantage reflexives qu'effectives. Les romans sont d'ailleurs irréductibles à une aventure ou une intrigue. Il ne s'y passe presque

rien. Sans personnage-phare ni action unificatrice qui agisse comme force centrifuge,

l'unité du « sujet » de l'œuvre est difficilement identifiable.

Frank Kermode, The Sense of an Ending : Studies in the Theory ofFiction, New York, Oxford University Press, 1967, p. 173.

5 Dans As I Lay Dying, la famille Bundren entreprend un long et difficile voyage

pour enterrer leur mère et épouse dans le village voisin. Les aventures qui composent ce périple sont racontées par tous les membres de la famille, y compris la mère

morte. Dans The Sound and the Fury, ce procédé narratif permet aussi de multiplier

les points de vue. Même s'il est largement complexifié par le traitement formel et thématique du temps, il est tout de même rattaché à une seule intrigue.

(24)

La nature de la narration est aussi une sorte d'hybride, oscillant entre la

première et la troisième personne, entre le discours direct, le discours indirect et le

discours indirect libre, entre le courant de conscience et une voix omnisciente. Le

récit se donne comme la juxtaposition des multiples intrusions d'une voix narrative omnisciente dans la conscience des personnages, là où la pensée est non seulement incomplète et vagabonde, mais aussi répétitive, voire obsessive. Lors d'une entrevue précédant la parution du premier roman du cycle, Marie-Claire Biais affirmait que

Soifs était un roman impressionniste6. Il est vrai que les romans adoptent de

nombreuses caractéristiques des œuvres du mouvement pictural français : sujets de la vie courante et contemporaine, mobilité des phénomènes, impressions fugitives, etc. Il y a dans ces romans comme dans les tableaux des peintres impressionnistes une attention marquée pour la saisie des particularités de l'instant. L'instant fait d'ailleurs lui aussi l'objet d'un fractionnement, puisque l'action de chacun des

romans, s'il en est, se déroule toute entière dans un interminable présent, non parce

qu'il est éternel, mais parce qu'il est découpé en tant de morceaux, en tant de points de vue, qu'il reste pour ainsi dire immobile. Au plan narratif, l'esthétique du collage est donc aussi le résultat d'un profond travail sur les possibilités et les polarités des catégories romanesques (le personnage, l'intrigue, la voix narrative, la temporalité, etc.) et, de manière générale, sur la forme du roman.

L'esthétique du collage opère sur un deuxième plan, celui-ci linguistique. En multipliant les personnages, qui ne sont pas de simples « marqueurs » de position

6 Janeita Eyre, « Tendencies and Philosophies » dans Beverley Daurio (ed.), The

Power to Bend Spoons : Interviews with Canadian Novelists, Toronto, Mercury,

(25)

sociale, mais les dépositaires de divers discours, l'esthétique du collage représente

l'hétérogénéité des discours. À l'instar du discours de l'écrivain, dont nous

évoquions plus haut la diversité des représentations, le discours religieux s'incarne dans plusieurs personnages aux croyances et aux desseins différents : un pasteur protestant, une femme révérende, un moine bouddhiste et une illuminée itinérante. L'exemple le plus pregnant est certainement celui du discours féministe, représenté

dans toutes ses nuances et ses variations. Celui-ci s'inscrit dans les romans à la fois

comme une constante et comme une donnée fuyante; toujours là, il est non univoque et confronté à ses propres divisions. Les personnages de Renata et de Mère véhiculent un discours féministe de la première vague, ambigu, situé entre la révolte et la honte, porté par l'opposition et le refus. Toutes deux s'insurgent contre la résignation de la femme aux devoirs maternels et croient la réussite professionnelle garante de l'émancipation féminine. Toutes deux militent activement pour

l'amélioration des conditions de la femme et considèrent que l'accession au pouvoir

politique est l'ultime objectif à atteindre. Ce discours, cependant, se développe selon

des modalités différentes.

Renata incarne en quelque sorte une position d'extrême négativité : séductrice et bohème, elle exploite sa liberté sexuelle et cherche à inverser les rôles dominant/dominé, même si en définitive elle n'y parvient pas et vit toujours dans « ces peines, dont [est] accablée la mortifiante condition féminine [...]». (Soifs; 104) Elle refuse le rôle de mère parce qu'elle ne « voi[t] pas la fin de ces viols, de ces violations, pour la femme et ses enfants [...]» (Soifs; 216). Ses intérêts féministes sont principalement concentrés autour de la violence faite aux femmes, qu'elle

(26)

combat comme elle peut en tant qu'avocate. Mère incarne plutôt une position intermédiaire. Ex-femme d'un chirurgien esthétique et mère de trois enfants, ses intérêts féministes sont tournés vers des préoccupations plus « élitistes », comme

l'accession des femmes à l'université et à des postes de direction.

[...] Renata était bien connue pour ses plaidoiries en défense des

droits de la femme, Mère, elle, ne défendait personne à part ses

enfants, son rôle de directrice de musée n'était-il pas plutôt honorifique, son érudition en peinture de même que son mécénat lui avaient attiré le respect de sa ville, il n'y avait là rien d'étonnant, pensait-elle, dans un milieu décadent où régnait l'ignorance [...]

(Soifs; 109)

Pour Mère, il s'agit moins de sortir les femmes d'une condition misérable que de les élever vers les hautes sphères de la société. Contrairement à Renata, elle ne tente pas de renverser les rôles hommes-femmes et de prendre la place du dominant, mais cherche plutôt à limiter ses rapports avec l'autre sexe. Elle entretient avec son

ex-mari et même avec ses fils une relation mêlée de honte et de haine, tourmentée par

l'adultère de l'un et le jugement des autres. Toute son attention est portée « vers Melanie, son seul enfant lui sembl[e-t-]il parfois [...] » (Soifs; 179), dans l'espoir que cette dernière puisse vivre dans de meilleures conditions, mais aussi dans l'espoir qu'elle donne sens à sa propre vie.

[...] Mère était unique, son unicité, son exceptionnelle valeur n'eussent été reconnues, pensait-elle, que si Melanie eût songé à une carrière en politique, tout semblait annoncer que Melanie serait un jour au Sénat et soudain, elle n'était que mère [...] (Soifs; 109)

(27)

Représentante de la génération qui succède à celle de Renata et de Mère, Melanie porte quant à elle un discours féministe moins « furieux ». Elle ne renonce pas à la maternité, ne cherche ni à dominer ni à écarter les hommes et vit de manière plutôt sereine sa vie familiale. Son discours féministe est moins tourmenté et son

militantisme moins négatif. À Mère, qui s'indigne de voir des mannequins exhiber

leur grossesse dans des magazines de mode, et qui croit que les « couturiers n'eussent pas dû permettre à ces jeunes femmes de s'humilier ainsi » (Soifs; 234), Melanie réplique qu'aucune raison ne justifie que ces femmes, ces «mères évoluées » (Soifs; 234), cessent de travailler durant leur grossesse. Moins révolutionnaire et moins rigide, le féminisme de Melanie ne repose pas sur la conviction selon laquelle le pouvoir « au féminin » est l'ultime objectif ou l'absolue solution, ce que le personnage de Tchouan, une amie de la famille, vient explicitement confirmer :

[...] c'est une femme qu'on attendait à la présidence, quand les hommes régnaient, il n'y avait que des guerres, mais Tchouan répliqua que les femmes, lorsqu'on leur accordait le pouvoir de gouverner, pouvaient être aussi cruelles et ambitieuses que les hommes, pensez à ces « despotes éclairés », dit la mère de Jermaine, qui comme Catherine de Russie ont écrasé d'un joug féodal toute une population de serfs et de paysans, elles étaient impassibles devant la détresse de leur peuple, et ce fut souvent ainsi [...] (Foudre; 19) Ainsi est représenté le discours féministe dans toutes ses subtilités et ses modulations. Comme l'indiquent Régine Robin et Marc Angenot, « le discours social s'incarne dans des personnages multiples qui permettent à l'écrivain soit de créer des

(28)

porte-parole uniques, soit la plupart du temps de figuraliser l'hétérogène [...] ». Sans cette hétérogénéité, le roman deviendrait thèse. Ils ajoutent :

Cette dissémination des voix dans le même camp idéologique, cette figuration de l'hétérogène est à coup sûr de la part de l'écrivain réaliste en particulier, un des moyens les plus adéquats d'inscrire sinon la globalité, du moins dans son épaisseur représentative, le discours social d'une société à un moment donné .

Évidemment, la représentation de l'hétérogénéité des discours n'est pas synonyme de

neutralité. Si Biais s'est assurée qu'à chaque discours corresponde un discours qui

s'y oppose, le lecteur saisit aisément lesquels sont représentés comme étant plus valables que les autres. Cela dit, d'un point de vue linguistique, l'esthétique du collage fragmente et assemble des discours variés, voire opposés, et inscrit ainsi dans le texte la fragmentation culturelle et le morcellement identitaire de la société

nord-américaine actuelle.

Le troisième niveau d'action de l'esthétique du collage est sémiotique et nous ramène plus spécifiquement à la question de l'histoire. Résultat du remaniement

moderne du code romanesque et de son « passage du sémantique au sémiotique9 », le

collage est un processus d'esthétisation qui interroge la référence, ici historique, et qui permet une prise en charge littéraire de l'histoire.

Régine Robin et Marc Angenot, « L'inscription du discours social dans le texte littéraire », p. 76.

8 Ibid., p. 78.

9 Jean-Marcel Léard, « Du sémantique au sémiotique en littérature : la modernité

romanesque au Québec », Études françaises, vol. 10, n°4, avril 1981, cité dans Józef

Kwaterko, Le roman québécois de 1960 à 1975. Idéologie et représentation littéraire, Longueuil, Le Préambule, coll. « L'univers des discours », p.65.

(29)

À ce niveau, la fonction de l'écriture est irréductible à la dénotation du réfèrent historique et idéologique. Si la relation entre le texte et l'idéologie est encore posée comme évidente, c'est pour autant qu'elle

devienne une construction textuelle, ayant partie liée avec un langage connotatif et avec une diversité de discours et de procédés narratifs.

Désormais, le réfèrent est relégué au second plan au profit de « la face signifiante du signe », le signe devient « semi-référentiel ».

Malgré les principes anarchiques qui régissent l'esthétique du collage, malgré l'impossible articulation logique de l'histoire et la tendance à disséminer la cohésion

du récit, « le[s] roman[s] se veu[lent] signification^^ ». Biais recours à diverses

pratiques d'intertextualité : elle emprunte à d'autres auteurs de courtes citations et parfois des pages entières, utilise des figures, des motifs et des trames narratives

issus de diverses traditions, fait référence à d'autres médiums artistiques et fait usage

de langues étrangères. Jeu de signes et de références, l'esthétique du collage campe

dans l'œuvre de Biais une « vision du monde » où le manège de la signification est maître. Pour le lecteur d'Une saison dans la vie d'Emmanuel, cette vision peut

sembler radicalement nouvelle. Mais comme l'explique avec justesse Michel Biron,

il s'agit d'une fausse impression :

Tout semble séparer ce roman [Une saison dans la vie d'Emmanuel] aux phrases courtes et à l'ironie sèche du souffle poétique et de la compassion qui caractérisent ses romans ultérieurs, depuis Le sourd

dans la ville et Vision d'Anna jusqu'à cette trilogie [Soifs] qui constitue toutefois moins une seconde manière que l'aboutissement de toute son œuvre. Car l'œuvre de Marie-Claire Biais a une grande

cohérence, qui se révèle aujourd'hui mieux que jamais [...] Il suffit de relire la première page d'Une saison dans la vie d'Emmanuel pour

Loc. cit. Loc. cit.

(30)

trouver une longue description (des pieds de Grand-Mère Antoinette)

qui aurait très bien pu se retrouver telle quelle dans Augustinox .

Ni cette écriture poétique, qui remonte aux œuvres de jeunesse de la romancière, ni

l'esthétique du collage ne sont une originalité du cycle, puisque depuis les Nuits de

l'Underground (1978), Biais travaille, selon la belle formule d'Élène Cliche, à

« penser le friable13 ». Déjà le Sourd dans la ville (1979) emploie une narration aux

allures du courant de conscience et multiplie les points de focalisation, faisant du

récit un monstre d'impressions et de réflexions. Dans Soifs, la pensée du friable

morcelle l'histoire, l'unité d'action, la conscience des personnages, l'unité

syntaxique et narrative, le temps et les catégories axiologiques du bien, du vrai et du beau, pour interroger de manière générale les problématiques notions d'unité et d'homogénéité. La fragmentation oppose à la continuité et à la linéarité un ordre

brisé, qui échappe à la causalité. La démultiplication oppose à l'unité et à l'unicité la multiplicité et la diversité, tandis que l'accumulation oppose à l'homogénéité et à l'harmonie l'ordre de l'hétérogène et de l'excès. Suivant la typologie qu'élabore Janet M. Paterson dans Moments postmodernes dans le roman québécois, deux

aspects caractérisent le roman postmoderne. Le premier est l'emploi de procédés autoreprésentatifs, qui font que « le roman postmoderne parle inlassablement de

l'écriture, de la lecture, du travail critique et, d'une façon plus générale, de l'art14 ».

Le second est la rupture. Qu'elle soit ontologique, politique, sociale ou encore au

12 Michel Biron, « De la compassion comme valeur romanesque », Voix et images,

vol 3 1 , n° 1 (automne 2005), p. 140.

13 Élène Cliche, «Un rituel de l'avidité », Voix et images, vol.8, n° 2 (hiver 1983),

p. 231.

Janet M. Paterson, Moments postmodernes dans le roman québécois, Ottawa,

(31)

niveau de la représentation, la rupture travaille selon Paterson à « subvertir les

notions de classiques de clôture et de totalisation15 », et ainsi « s'oppose aux notions

d'ordre et d'harmonie16 ». Que l'on choisisse de parler, comme Cliche, de friabilité,

comme nous de fragmentation ou comme Paterson de rupture, cela a peu d'importance, puisque les subtilités qu'apportent ces différents termes à l'idée d'une non-unité sont négligeables. En revanche, il importe de s'interroger sur les enjeux d'une telle pratique discursive qui cherche à installer un ordre du désordre.

Sans vouloir nous aventurer trop loin sur le terrain miné des définitions du postmoderne, nous sommes tentés de faire appel à la réflexion que développe Jean-François Lyotard dans son Rapport sur le savoir. Selon le philosophe français, la « condition postmoderne » est une situation d'« incrédulité à l'égard des

métarécits17 » qui oblige une profonde remise en question des grands discours

(philosophiques, historiques, scientifiques) et des systèmes de pensée rationalistes. En s'appuyant sur cette idée, qui constitue le point de départ de la réflexion de

Lyotard, nous voudrions considérer l'esthétique du collage de Marie-Claire Biais comme le mode scriptural de cette situation d'incrédulité à l'égard du discours

historique. Il est vrai qu'au fil du XXe siècle, les écrivains modernistes (Woolf, Joyce, Faulkner, etc.) et des nouveaux romanciers (Sarraute, Robbe-Grillet, Duras, etc.) ont déjà travaillé à fractionner le récit, à ébranler les usages de la narration, à dérégler la temporalité et à multiplier les voix; il est aussi vrai que la remise en

Loc. cit. Loc. cit.

17 Jean-François Lyotard, La condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris,

(32)

question de l'histoire n'est pas uniquement l'affaire de Marie-Claire Biais et de ses

contemporains :

The provisional, indeterminate nature of historical knowledge, dit

Linda Hutcheon, is certainly not a discovery of postmodernism. Nor

is the questioning of the ontological and epistemological status of the

historical « fact » or the distrust of seeming neutrality and objectivity of recounting. But the concentration of these problematization in1 Q

postmodern art is not something we can ignore .

Mais ces interrogations, amorcées à l'aube du XXe siècle, ont en quelque sorte rencontré leur histoire, puisque le « siècle des catastrophes » (E. Hobsbawm) a apporté beaucoup d'eau à leur moulin. L'importance du discours historique dans les œuvres littéraires contemporaines s'explique certainement, au moins en partie, par la

rencontre des premiers balbutiements d'une réflexion sur le savoir historique et des

événements tragiques qui se sont succédé tout au long du siècle. Il faut toutefois remarquer, à la suite de Linda Hutcheon, que « part of this problematizing return to history is no doubt a response to the hermetic ahistoric formalism and aestheticism

that characterized much ofthe art and theory ofthe so-called modernist period19. »

Les romans de Biais, comme de très nombreuses œuvres littéraires des

années 1980 à aujourd'hui, manifestent un intérêt «positif» pour l'histoire. Plutôt que de se poser, comme les écrivains modernistes et les nouveaux romanciers, contre tous ses principes, plutôt que de l'annihiler complètement, les romancier du tournant du XXIe siècle choisissent d'interroger le système sémiotique de l'histoire et d'affronter la fragilité de la référence et de la trace historiques. Il s'agit moins d'une

18 Linda Hutcheon, A Poetics of Postmodernism : History, Theory, Fiction, New

York/London, Routledge, 1988, p. 88.

(33)

opération de destruction que d'une opération de déconstruction. Comme l'affirme Kibédi-Varga dans un article sur le récit postmoderne, « déconstruire, c'est détruire en trichant, c'est non pas opposer BaA, mais plutôt montrer que A n'est pas tout à

90

fait A et qu'il ressemble peut-être même à B . » En ce sens, la remise en question du discours historique n'est pas un dispositif de rejet qui propose ou impose un nouveau discours plus « vrai » ou plus « valable », mais plutôt quelque chose de l'ordre du changement d'éclairage. L'œuvre de Biais travaille certainement à briser le discours historique traditionnel en rejetant toutes ses règles de composition et de sens, mais elle n'opère pas pour autant sa mise en échec. Elle affirme au contraire son importance et l'importance de l'interroger. Le récit repose donc sur une sorte de tension entre la valorisation et la remise en question du discours de l'histoire. Selon Linda Hutcheon, c'est précisément ce qui caractérise ce type de roman : « It reinstals historical contexts as significant and even determining, but in so doing, it

9 1

problematizes the entire notion of historical knowledge . » Hutcheon ajoute que

l'écriture postmoderne ne se contente pas de confronter les présupposés du discours historiques (objectivité, neutralité, transparence de la représentation), mais confronte aussi la méthode historique elle-même, c'est-à-dire les moyens par lesquels nous accédons à la connaissance du passé.

What fades away with this kind of contesting is any sure ground upon which to base representation and narration, in either historiography and fiction. In most postmodern work, however, that ground is first inscribed and subsequently subverted [...]. As David Carroll has noted, the new and critical « return to history » is one which confronts

20 A. Kibédi-Varga, « Récit et postmodernité » dans A. Kibédi-Varga, (ed.),

Littérature etpostmodernité, Groningen, CRIN, n° 14, 1986, p. 6.9 1

(34)

« the conflictual interpénétration of various series, contexts, and grounds constituing any ground or process of grounding » (1983, 66), but I would add that, in the postmodernist writing of history and literature, it does so by first intalling and then critically confronting both grounding process and those grounds themselves. This is the99 paradox of the postmodern .

Les problèmes que soulèvent les choix formels, narratifs et thématiques des romans de Biais et de ses contemporains sont aussi ceux sur lesquels se penchent depuis longtemps historiens, historiographes et philosophes de l'histoire : les relations entre l'écriture de l'histoire, la narrativisation et la fictionnalisation, la nature textuelle des documents historiques et la nature idéologique de notre compréhension de

l'histoire23. Ces nouveaux « romans historiques », dont on constate la prolifération

en Amérique comme en Europe, s'intéressent pourtant à l'histoire moins en tant que relation des événements passés qu'en tant que lieu (au sens de topos) de réflexion :

« Penser à l'Histoire, se penser dans l'Histoire, repenser l'Histoire ou même se situer

historiquement pour s'interroger comme sujet écrivant sont des constantes [...]24 ».

C'est le cas de romans comme les Géorgiques de Claude Simon, Mein Jahrhundert de Günter Grass et Ragtime de Edgar Laurence Doctorow, pour ne citer que quelques exemples, qui placent l'histoire au premier plan, en tant que discours et savoir

problématique, en tant que lieu privilégié d'une réflexion sur le monde et les

discours. Au Québec, Hubert Aquin avec Trou de mémoire, Jacques Godbout avec Une histoire américaine et Madeleine Ouellette-Michalska avec La Maison Trestler

s'attaquent aussi à ce qu'Hayden White a nommé « le problème du savoir

22 Ibid., p. 92.

23 Ibid., p. 93.

(35)

historique25 ». Ce problème n'est évidemment pas univoque; chaque écrivain y saisit

quelque chose de particulier et l'investit de manière personnelle.

Le principe de rupture sur lequel reposent les romans du cycle Soifs et tant

d'autres romans historiques postmodernes s'inscrit dans un paradigme qui va bien au-delà des frontières de la littérature et de la fiction. Dans le champ disciplinaire de l'histoire, la pratique de la microhistoire est exemplaire du processus de fragmentation du discours historique, et l'œuvre d'un Emmanuel Le Roy Ladurie ou d'un Eric Hobsbawm illustre parfaitement l'impossibilité de refuser le caractère narratif, interprétatif et individuel du discours historique. Paradoxalement, les artistes, historiens et penseurs affrontent maintenant le soupçon qui pèse sur l'histoire et ses récits au cœur de « cet excès de mémoire qui nous envahit

aujourd'hui26 » et qui « pourrait bien n'être qu'une figure de l'oubli27 ». « Les enjeux

de la mémoire », disait Tzvetan Todorov dans son célèbre ouvrage Les Abus de la

98

mémoire, « sont trop grands pour être laissés à l'enthousiasme ou à la colère »,

c'est pourquoi certains d'entre eux tentent, dans un ultime effort de résistance à

l'abus de mémoire et à l'instrumentalisation du passé, de construire ce que Régine Robin nomme la mémoire critique, une mémoire qui « transforme le caractère

imposé d'un récit en dialogue interactif29 », qui intègre et incorpore l'oubli,

Hayden White, Metahistory. The Historical Imagination in Nineteeth-Century Europe, Blatimore and London, John Hopkins University Press, 1973.

Régine Robin, La mémoire saturée, p. 19.

Loc. cit.

28 Tzvetan Todorov, Les Abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1995, p. 14.

90

(36)

l'effacement et l'amnésie, et qui a « une conscience aiguë des apories du mémoriel et

¦if)

de sa fragilité . » Nous croyons que Marie-Claire Biais est de ceux-ci.

Le principe de rupture sur lequel repose les romans du cycle Soifs offre une résistance évidente à structurer l'histoire (celle des romans, mais aussi celle du monde occidental) selon une logique linéaire et causale.

Pourtant, intégré au registre de la fiction, assumé comme discours, cet empêchement s'offre lui-même paradoxalement comme historique et événementiel. En d'autres termes, le refus que l'écriture oppose à l'inscription cohérente des événements narratifs devient une nouvelle construction événementielle du texte (au second degré), productrice•5 ?

de nouvelles possibilités sémantiques .

Dans la foulée de cette idée, et à la lumière de ce que cette première section de notre étude a révélé, nous voudrions proposer l'hypothèse selon laquelle l'esthétique du collage inscrit dans les romans de Marie-Claire Biais une conscience textuelle historique qui refuse les anciennes modalités scripturales, dorénavant considérées

inaptes à représenter le monde et son histoire. Car si le XXe siècle littéraire et

théorique est « anhistorique », comme l'avance Linda Hutcheon , ce n'est que selon certains critères scripturaux (linéarité, homogénéité, cohérence, causalité), linguistiques (transparence du langage et de la référence) et ontologiques. Il est aussi

possible de considérer, comme Hayden White, que le travail de la forme romanesque et les techniques narratives développées par les écrivains du XXe siècle sont des

moyens, peut-être les meilleurs ou même les seuls, de représenter, dans le contexte

Loc. cit.

JòzefKwaterko, Le roman québécois et ses (inter)discours, p. 61.

32 Nous la citions, plus haut : « the hermetic ahistoric formalism and aestheticism

that characterized much of the art and theory of the so-called modernist period »,

(37)

d'aujourd'hui, les événements historiques et l'expérience de l'histoire. Si nous tenons compte de la relation entre l'histoire (enseignée, apprise et commémorée) et

-l'I

l'identité d'une société , nous pouvons même faire un pas de plus et avancer que l'expression de cette conscience historique, qui caractérise notre société, est aussi un moyen de traiter de nouveaux enjeux identitaires.

[...] the stylistic innovations of modernism, born as they were of an effort to come to terms with the anticipated loss of the peculiar sense of history which modernism is ritually criticized for not possessing, may provide better instruments for representing modernist events (and postmodernist events in which we have a typically modernist interest) than the storytelling techniques traditionnaly utilized by historians for the representation of the events of the past that are supposed to be crucial to the development of their communities' identity. Modernist techniques of representation provide the possibility of defitishizing both events and the fantasy accounts of them which deny the threat they pose in the very process of prentending to represent them realistically and clear the way for that process of mourning which alone can relieve the burden of history and make a more if not totally

realistic perception ofcurrent problems possible34.

En guise de conclusion, nous dirons que cette esthétique qui fragmente, désordonné et déhiérarchise dans un constant mouvement d'opposition à l'homogénéité et à l'unité, et qui propose une forme discontinue, fragmentée et opaque de l'histoire, inscrit dans les textes de Marie-Claire Biais un rapport problématique au récit historique et à l'histoire elle-même, rapport qui est interrogateur sans être négateur, générateur de « nouvelles possibilités sémantiques » « La clôture du récit [historique] est [...] au service de la clôture identitaire [...]», Paul Ricœur , La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Seuil, coll. «Points Essais», 2000, p. 104.

34 Hayden White, Figurai Realism. Studies in the Mimesis Effect, Baltimore, John

(38)

et surtout de nouvelles formes du discours historique. Rapport qui est aussi, en

dernière analyse, profondément historique, puisqu'il est l'expression, au plan narratif, diégétique, linguistique et sémiotique, d'une conscience textuelle datée. En nous penchant plus particulièrement sur la question mèmorielle et sur les enjeux que

soulèvent le discours historique et sa problématisation dans les romans, nous

voudrons, dans la prochaine section, nous intéresser davantage au contenu de ce

(39)

La mise en récit de l'histoire est une organisation qui rend le temps humain

en lui donnant une forme1. Articulant le passé, le présent et le futur, le récit

historique donne au temps chronologique une signification, dictée par le contexte et ses enjeux. Car « le passé n'est pas libre. Aucune société ne le laisse à lui-même. Il est régi, géré, conservé, expliqué, raconté, commémoré ou haï. Qu'il soit célébré ou

occulté, il reste un enjeu fondamental du présent2. » Ainsi l'écriture de l'histoire, et

de manière générale la mise en discours du mémoriel, dépend du rapport au passé qui

est informé et modalisé par un certain état du discours social. Nous entendons par

mémoriel ce qui renvoie au passé historique dans les frontières de la mémoire collective d'une société. Il s'agit de l'ensemble des objets de l'histoire et des manières de parler de ceux-ci, ou, pour le dire autrement, du réseau de signes et de lignes de sens qui, dans un état de société, ont une valeur historique. Hayden White a

raison de dire que

[...] it is only insofar as [the events, persons, structures, and processes of the past] are past or are effectively so treated that such entities can be studied historically; but it is not their pasteness that makes them historical. They become historical only in the extend to which they

are represented as subjets of a specifically historical kind ofwriting .

La mise en discours du mémoriel se rapporte en effet aux possibilités historiques des

formes du discours, ce que nous avons entrevu dans la section précédente de notre

-1 Frank Kermode, The Sense ofan Ending, p. 45.

Régine Robin, La mémoire saturée, p. 27.

(40)

étude, mais elle relève aussi d'une topologie des valeurs axiologiques, à laquelle nous voudrions maintenant consacrer cette section.

Lorsque la littérature s'occupe de mémoire et d'histoire, c'est dans et à partir de ce qui se dit dans l'espace social. Au sein du texte littéraire, le mémoriel a pourtant un statut problématique en ce qu'il survit à un processus de tri et de filtrage : il est choisi plus ou moins consciemment, peut être, à des degrés variables, en marge de la mémoire historique canonique, et exploité dans tout son potentiel polémique. L'analyse du contenu mémoriel des romans qui nous intéressent doit donc « [tenir] compte de la double (et contradictoire) nature du texte fictionnel, travaillé par l'idéologique et le manœuvrant tout à la fois ». Nous proposons d'examiner, dans un premier temps, ce que les romans saisissent « du dehors », dans la doxa qui leur préexiste, en portant attention aux objets discursifs mémoriels (mots, expressions, syntagmes) qui, par conjecture, tiennent lieu de l'histoire. Nous voudrons ensuite observer la manière avec laquelle les romans manipulent le dispositif sociodiscursif, gèrent les transactions discursives, et participent ainsi à « la

représentation dialogisée d'un discours idéologiquement valable5 », celui du

narrateur. Les schemes argumentatifs et les topos qui organisent ce discours permettront finalement d'associer l'œuvre de Biais à un projet idéologique.

4 Claude Duchet, « La manœuvre du bélier. Texte, intertexte et idéologie dans

L'Espoir », Revue des sciences humaines, vol. LXXV, no. 204 (octobre-décembre 1986), p.110.

5 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, coll. « Tel »,

(41)

Présence et rôle de l'histoire dans les romans

D'entrée de jeu, il faut noter que dans les romans du cycle Soifs, l'histoire n'est pas mise en récit à la manière d'un roman historique ou d'une fiction de

l'histoire, qu'elle n'est pas engagée dans ce que nous pourrions nommer une

« représentation première » de l'histoire : les personnages n'évoluent pas dans un décor historique ni ne prennent part aux événements du passé. Le cadre sociohistorique du récit est celui de notre monde contemporain, avec ses guerres, sa toile Internet, ses gangs de rue et son culte de la jeunesse. L'histoire est plutôt ce par quoi les personnages pensent le présent et tentent d'assouvir leur « soif

ontologique6 ». Elle surgit dans leur conscience par le biais d'une préoccupation

sociale ou existentielle qui leur est propre et qui, dans le contexte actuel, adresse au

passé une question. Médiatisée par le discours des personnages, l'histoire fait ainsi l'objet d'une « représentation seconde », qui évoque la première en son absence, et qui est appelée, au sens spirite du terme, à fournir des réponses, ou du moins à jeter

sur le présent un éclairage nouveau.

L'évocation de l'histoire est mise en scène de telle manière qu'elle installe

entre les personnages et l'histoire une relation dialectique. Un exemple parmi d'autres est l'épisode dans lequel le pasteur Jeremy est tiraillé entre le sentiment de fierté qu'il éprouve à l'égard de son fils cadet, Carlos, qui gagne des combats de boxe et se montre un jeune homme fort et musclé, et le sentiment de honte qu'il éprouve en découvrant ses délits, comme le vol des bicyclettes dont il trouve les

chaînes et les cadenas dans la remise de la demeure familiale :

(42)

[...] le pasteur Jeremy ne parlerait pas des chaînes de bicyclettes à sa femme, un dimanche, on se décontractait, on jouait au ballon dans la cour, on se baignait dans l'océan et les plus petits apprenaient à marcher près de leur mère sur le sable des plages, et soudain le pasteur Jeremy se souvint que longtemps l'accès aux plages publiques lui avait été interdit, il se revoyait transportant de la terre dans les camions, les jours de congé, le camion circulait dans la ville presque sans bruit, pendant le repas dominical des Blancs cachés sous le tulle des vérandas, contre les moustiquaires, le camion où se tenaient debout, on eût dit, les pieds attachés par des chaînes dans une charrette, cinq garçons noirs aux cheveux hérissés, aux lèvres charnues, dont les yeux, au fond des orbites, semblaient sans rêves.

(Soifs; 32)

De la même manière que les chaînes de bicyclette font surgir dans l'esprit du pasteur la dure réalité des jeunes noirs de sa génération, l'inquiétude de la mère de Carlos envers les écarts de conduite de son fils appelle une figure importante de l'histoire :

[...] que faisait Carlos couché sur la table de la cuisine, à regarder

niaisement Deandra et Tiffany boire leur lait quand il eut dû être à

l'école, pensait-il à son avenir, que dirait le Saint Révérend qui était au ciel, n'était-il pas mort pour lui, Carlos, il dirait [...] as-tu pensé à

ton avenir, mon fils, et à moi, Martin Luther King, qui ai versé mon sang pour toi [. . .]. (Soifs; 67)

Les chaînes et la figure de Martin Luther King sont des signes par lesquels l'histoire pénètre la vie intérieure du pasteur et de Mama. Il en est de même pour Renata et la peine de mort, Daniel et le sort des juifs, Petites Cendres et le mépris de la vieillesse, Mère et l'engagement des femmes, etc. Tous les lieux de réflexion des personnages sont investis par l'histoire et influencés par ses événements. Qui plus est, des figures historiques sont associées à de nombreux personnages et jouent le rôle de modèle ou de point de repère dans leur questionnement identitaire et existentiel. L'histoire n'est donc ni un simple décor ni un amoncellement de reliques poussiéreuses, mais plutôt

(43)

une présence influente par laquelle les personnages entrent en dialogue avec le passé. La représentation de ce rapport à l'histoire ne traduit pas simplement l'obsession du passé qui anime aujourd'hui la société occidentale et sature les discours d'objets mémoriels, mais aussi une manière de penser le social qui a traversé toute la modernité et atteint en quelque sorte aujourd'hui son apogée : dans l'histoire, dans la progression temporelle, dans l'articulation du passé, du présent et de l'avenir. Nous y

reviendrons.

Les formes du mémoriel

De manière générale, le contenu mémoriel des romans prend trois formes. La première est une mémoire de la vie quotidienne, ou une mémoire de l'expérience intime du passé. Il s'agit de portions de discours qui renvoient au passé par le biais de situations de la vie quotidienne telle qu'elle était vécue à certains moments de l'histoire. C'est le cas de l'extrait cité plus haut, où le pasteur Jeremy se rappelle les dimanches de travail forcé lorsqu'il était jeune homme. C'est aussi le cas de Mère, qui se souvient de la « douleur au bord du dégoût » et du sentiment d'impuissance qu'elle éprouvait lorsqu'elle était jeune fille : « Mère avait toujours voulu être remarquée pour l'intelligence de ses répliques dans la maison familiale où, ne savait-elle pas déjà, on songeait à envoyer ses frères étudier à Yale, tandis que, même si savait-elle n'était qu'une fillette, on parlait déjà de son mariage [...] ». (Soifs; 138) Ces portions

de discours constituent, en de nombreuses bribes, une sorte de mémoire de

l'expérience intime du temps où les jeunes hommes noirs étaient forcés de travailler les dimanches, et de celui où les jeunes filles, aussi brillantes furent-elles, n'étaient

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 et
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