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13 Antoine Compagnon, Les antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes,

décomposition. Comme l'art in situ et les happenings, les nouveaux supports de l'art accentuent la qualité éphémère de l'œuvre d'art et posent la question de sa capacité de conservation. La nouveauté artistique est donc problématique : d'une part, elle est fortement valorisée et représentée comme un avancement de la culture, mais, d'autre

part, elle est profondément inquiétante et représentée comme une mise en péril de la

culture. Ainsi se révèle toute l'angoisse qui accompagne le passage du régime scriptural au régime numérique, et de manière générale, des supports traditionnels

aux nouveaux supports. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : de la mise en péril des acquis par les nouveaux supports de l'information et de la culture. L'interruption de

la transmission orale (Augustino n'écoute plus sa grand-mère), la dégradation de la langue (chez Samuel, Augustino et Jermaine), les formes dégradées de l'art, l'effacement des traces (Augustino aime écrire sans « tacher » le papier) et le caractère éphémère de l'œuvre d'art représentent cette mise en péril. L'angoisse qui

accompagne ce sentiment va de pair avec un imaginaire de la fin (c'était aussi le cas

de Rabelais, qui entrevoyait la possibilité que l'art de l'imprimerie cesse ou que tous les livres soient détruits), et nous porte vers la deuxième ligne thématique associée à

la question médiologique : l'influence des nouveaux médias sur le comportement, les

valeurs et la vision du monde.

Chez Biais, les médias électroniques et interactifs sont invariablement liés à

la violence et au désordre social : «[...] la bombe Pipe est très facile à fabriquer, s'écrivaient-ils dans leurs e-mails, elle peut anéantir tout un groupe de personnes en

quelques instants [...]» {Foudre; 199) Les jeux vidéo sont toutefois la cible

[...] Jermaine [n'avait] de goût que pour les voitures de sport, ce que

déplorait Olivier son père, les voitures de sport et ces malfaisants jeux

vidéo, dont ils disposaient tous, lesquels, disait Olivier, développaient de telles capacités d'indifférence, de désintérêt devant le maniement excessif de machines de guerre, d'engins de destruction auxquels nous enfants n'étaient plus même sensibles [...] (Augustino; 25)

[...] Augustino qui aurait bientôt douze ans, ses exigences, pensait

Melanie, n'étaient-elles pas elles aussi du même ordre matériel, la dernière version d'un jeu, d'une bande vidéo, ces jeux, ces films que sa grand-mère interdisait dans la maison, mais qui filtraient par tous les pores, les interstices des écoles, des salles de jeu, du pavillon voisin où Augustino allait jouer, Esther disait à Melanie que cette

vaste industrie de la guerre sur vidéogrammes avait déjà perverti tant

d'esprits [...], combien elle méprisait cette emprise sur les jeunes

cerveaux d'un crétinisme nouveau [...], c'était affligeant, quant à cette crétinisation, Mère la voyait partout, dans la culture

électronique, comment les tissus sains d'un cerveau aussi influençable qu'Augustino pourraient-ils ne pas y succomber? (Foudre; 108)

[...] allons-nous ouvrir des orphelinats pour ces épris des armes qui dès leur cinquième année jouent avec des pistolets en plastiques pour, à onze ans, être maîtres d'engins plus sophistiqués de la tuerie? Allons-nous les couver, les mettre à l'abri, pourquoi ne pas leur

permettre de regarder des jeux vidéo d'une violence extrême pendant

qu'ils sont dans nos centres de détention préventive? (Foudre; 132)

La « culture électronique » est une culture de la violence, de l'insensibilité et de

l'indifférence face à la violence; elle pervertit l'esprit et exerce son emprise sur lui,

elle agit sur les « tissus sains » du cerveau des jeunes. Elle est à l'opposé de la conscience et de la compassion, qui sont les valeurs que soutient le projet idéologique de Biais. La culture électronique marque en quelque sorte l'ultime rupture entre la tradition et le nouveau, et l'expression de cette rupture trouve sa meilleure représentation dans les images de la fin :

[...] Daniel, tout à l'écriture de son livre, s'inquiétait pourtant des messages d'Augustino, de Quake, de Doom et de Karnac , et de ce

funeste Génie du Mal, mais ces messages d'Augustino n'étaient-ils

pas tissés aussi de ce yin, de ce yang de l'humanité future d'Augustino, une humanité en progrès, la phénoménale capacité d'Augustino à apprendre était celle d'une excessive mémoire comme

son ordinateur, il avait de cet ordinateur l'ambiguïté inventive et la

consternante alternance du yin et du yang, [...] mais que penser de cette part plus obscure du monde d'Augustino où un jeu appelé Tremblement de terre propre signifiait un nettoyage sans concession du Vieux Monde [...], cela au prix de tous les désastres, d'une mortalité qui ne convenait plus à cette génération d'Augustino né pour l'immortalité dans le parfait fonctionnement d'un monde renouvelé, là il n'y aurait ni froid ni ombre, [...] tous, en cette humanité future d'Augustino, y seraient heureux après l'oblation du

Vieux Monde [...] {Foudre; 143)

Dans cet extrait, « l'humanité en progrès » ne peut être compris qu'ironiquement, puisque si l'humanité d'Augustino a une « phénoménale capacité » d'apprentissage et de mémoire, cette mémoire, excessive et électronique, plus puissante et plus rapide, est aussi destructible instantanément. L'image de la fin de l'histoire, de

l'oblation du Vieux Monde et de la fin de la mémoire est sous les auspices de

l'imaginaire apocalyptique des romans, qui allie les visions symbolique, prophétique et eschatologique. Plusieurs personnages sont en possession de la Révélation, la fin menace de manière claire et le Millenium, règne messianique de la paix et de la justice, se dessine à l'horizon des croyances mystiques et autour de la jeune génération. L'espoir et la fascination pour la jeune génération sont évidemment problématiques : « Que penser de cette génération blasée » {Foudre; 1 04), se demande Caroline, et « que penser de cette part plus obscure du monde d'Augustino » {Foudre; 143), se demande Daniel. L'écho de ces deux interrogations Quake et Doom sont deux avatars de jeux vidéo et Karnak est le titre d'un jeu

confirme non seulement que les générations ont le sentiment de vivre dans des mondes différents, que l'abondance, la technologie, l'organisation sociale et le bouleversement des valeurs ont créé entre elles un écart indépassable, mais aussi que sous les apparences d'espoir d'un monde nouveau règne un doute profond. L'imaginaire apocalyptique renvoie au discours judéo-chrétien (conservateur), qui, constamment sollicité, fait l'objet d'un important processus d'ironisation. Les blancs cavaliers de l'Apocalypse, par exemple, sont associés aux membres du Ku Klux Klan, et la figure du sauveur, qui naît avec le nouveau millénaire, est malade des poumons. La réinscription ironique de l'imaginaire apocalyptique judéo-chrétien donne à la représentation du monde contemporain une épaisseur symbolique, mais rappelle aussi un certain historicisme « mystique » qui a marqué le vingtième siècle. Car cet imaginaire apocalyptique renvoie également à la vision de l'histoire dans le discours marxiste (révolutionnaire) , auquel la critique du capitalisme (de l'abondance matérielle notamment) et du libéralisme (de l'individualisme) fait écho. Comme le remarque Frank Kermode, l'apocalypse est moins une manière de penser «Nous avons remarqué naguère que Marx avait repris un des grands mythes

eschatologiques du monde asiano-méditéranéen, à savoir : le rôle rédempteur du

Juste (de nos jours, le prolétariat), dont les souffrances sont appelées à changer le statut ontologique du monde. » Mircea Eliade, Aspects du mythe, p. 225. « La société sans classes de Marx et la disparition conséquente des tensions historiques trouvent leur plus exact précédent dans le mythe de l'Age d'Or qui, suivant des traditions multiples, caractérise le commencement et la fin de l'Histoire. Marx a enrichi ce mythe vénérable de toute une idéologie messianique : d'une part, le rôle prophétique et la fonction sotériologique qu'il accorde au prolétariat; d'autre part, la lutte finale entre le Bien et le Mal, qu'on peut facilement rapprocher du conflit apocalyptique entre le Christ et l'Antéchrist, suivi de la victoire définitive du premier. Il est même

significatif que Marx reprenne, à son compte l'espoir eschatologique judéo-chrétien

à'une fin absolue de l'Histoire; il se sépare en cela des autres philosophes historicistes [...] » Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1 989, p. 20.

la fin du monde ou la fin des temps qu'une manière de penser le temps de la crise, où