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17 Michel Biron, « De la compassion comme valeur romanesque », p 142.

18 Loc. cit.

l'objet d'une réalisation monologique, qui effacerait en quelque sorte la fiction et le romanesque derrière une thèse ou une autorité fictive. Au contraire, l'œuvre de Biais

est portée, depuis les écrits de jeunesse, par le souffle d'une opposition à la « terreur

de la dictature morale », religieuse ou autre.

L'extrait suivant permettra d'introduire la manière avec laquelle les romans de Biais manipulent le dispositif discursif; il s'agit d'une scène dans laquelle Caridad visite son fils Lázaro à l'hôpital, où il se remet d'une blessure infligée par son ami

Carlos.

Assise près de son lit, à l'hôpital, Caridad disait à son fils Lázaro, ne

tourne pas la tête du côté du mur comme si tu ne voulais rien

entendre, toi qui as un jour tressailli dans mon ventre, ton père Mohammed, nous étions encore en Egypte, m'a battue quand j'étais enceinte de toi, il m'a enfermé dans sa maison, parce que j'avais demandé le divorce, les femmes, alors, n'en avaient pas encore le

droit, j'avais exigé le divorce parce qu'il me maltraitait, il me

séquestrait dans sa maison, je me disais pendant qu'il me fouettait, quel sera l'avenir de mon enfant, je voulais m'enfuir mais il me

gardait captive, il m'a fallu beaucoup de temps pour comprendre que je n'étais pas seule, d'autres femmes allaient bientôt divorcer, elles

aussi, c'était avant ta naissance, tu serais le fils de cette rébellion, ma

fierté, et que fais-tu maintenant, tu ne sais pas pardonner à ton ami,

veux-tu devenir comme lui, ton père, Mohamed, me suis-je révoltée en vain? Pendant que nos maris nous tenaient prisonnières, nous, les

femmes, ils pouvaient divorcer et épouser plusieurs femmes, la tradition religieuse permettait aux hommes d'avoir quatre épouses à la

fois, et cela se faisait alors couramment parmi les hommes, et ils

n'avaient pas à obtenir une autorisation légale, quant à nous, femmes divorcées, nous ne pouvons espérer le moindre secours financier des pères de nos enfants, que de combats pour nos droits les plus

élémentaires, Lázaro, et toi, tu ne sais pas même pardonner à ton ami,

et Lázaro pensait en serrant les dents, qui a dit cela, quels esprits

avancés dans ces universités qui me répugnent ont osé dire que demain l'homme et la femme seront des être égaux, c'est une

fausseté, j'obéirai à la loi du sang de mes frères, de mes cousins, je

Gilles Marcotte, « Marie-Claire Biais : "Je veux aller le plus loin possible" », p.

suis le fils de Mohammed, cette femme débauchée par des idées nouvelles n'est pas ma mère, non, les hommes et les femmes ne seront jamais égaux, dans les pincements de la douleur à son genou, la fièvre brûlant ses tempes, Lázaro souhaitait de tout son cœur que Carlos fût arrêté, interrogé, jeté en prison, car dès qu'il pourrait se lever, marcher, sans écouter cette mère plaintive, Lázaro, oui, se vengerait, Lázaro qui ce jour-là comprenait qu'il était un homme. {Foudre; 175)

Dans ce passage est mobilisé de nombreux traits discursifs de la doxa féministe québécoise (et nord-américaine) au tournant du XXIe siècle, que le narrateur semble

endosser complètement. Tout le sens de ce passage est ramené à un enjeu unique : le ralliement des femmes, que la répétition du « nous, les femmes » appelle avec force, autour des revendications de justice et d'émancipation. Ce passage fait appel à un imaginaire du combat (« que de combats pour nos droits les plus élémentaires », « tu serais le fils de cette rébellion, ma fierté », « me suis-je révoltée en vain? ») qui se rattache à une dimension sociale, celle d'un discours progressiste (« demain l'homme et la femme seront des êtres égaux », « les idées nouvelles », « esprits avancés dans ces universités ») qui mise à la fois sur le rattrapage historique et la fondation d'un nouvel ordre du monde. Mais les images auxquelles font appel le discours de la femme musulmane divorcée, qui est un symbole fort de rébellion et de nouveauté des valeurs, et le discours du jeune homme aux idées vengeresses et traditionnelles, ne sont pas sans ambiguïté. Certes, les images de violence (la femme battue lorsqu'elle est enceinte, la captivité, la séquestration, la vengeance, la loi du

sang) et d'injustice (la femme captive et l'homme polygame, l'absence d'aide

financière, les droits élémentaires bafoués, l'inégalité) s'alignent sur un axe

son invalidité évidente dans l'économie des romans. Cependant, la tradition

religieuse, qui dans ce passage se voit affublée d'une connotation très négative, est traitée avec beaucoup plus de nuance en d'autres endroits, de même que des images

comme la naissance, l'éducation et la famille sont, à l'échelle des romans,

idéologiquement problématiques. L'extrait suivant devrait permettre d'illustrer plus

clairement la problématicité de ces images :

[...] ses invités arriveraient dès sept heures, elle les accueillerait avec cette élégance que lui avait inculquée Mère avec sa culture, et tant de

velléités rattachées à son rang social, pensait Melanie, Mère, Père,

irréductibles, n'attendaient-ils pas de vous un respect farouche de leurs traditions, que disait Mère à ses amies dans les salons de thé,

dans les cocktails du soir, ma fille est un leader, très jeune, elle

obtenait brillamment son baccalauréat es Arts et Sciences à

l'université, elle partait pour l'Afrique où elle devrait se mesurer aux

duretés du travail communautaire dans la lutte contre l'injustice et la

pauvreté, mais pourquoi s'est-elle mariée, a-t-elle eu des enfants, je ne comprends pas, quand nous avons tant besoin de leaders parmi les

femmes en Amérique [...] (Soifs; 74)

L'imaginaire du combat auquel ce passage fait référence est aussi rattaché à un discours progressiste qui mise sur la fondation d'un nouvel ordre du monde. Cependant, et de manière plus évidente que dans l'extrait précédant, de nombreux éléments ébranlent l'univocité du passage. D'abord, les enseignements de la mère sont traités avec quelque ironie : Mère, « avec sa culture », apprend à sa fille les désirs futiles rattachés à son rang social, et réclame un « respect farouche » des traditions. La lutte contre l'injustice et la pauvreté semble pour elle une formule figée bonne pour les salons de thé et les cocktails, et la maternité a un statut nettement plus négatif que pour Caridad (« toi qui as un jour tressailli dans mon ventre », « quel sera l'avenir de mon enfant », « tu serais le fils de cette rébellion, ma

fierté », disait Caridad, alors que Mère ne comprend pas même pourquoi sa fille a choisi d'avoir des enfants). Si Mère est l'une des principales représentantes du

discours féministe, elle est aussi fortement attachée à des valeurs et des objets

traditionnels : elle n'aime pas l'art moderne ni la musique de son temps, mais tient à

ses Puccini, Schubert et autres, elle se méfie des nouvelles technologies en général,

s'indigne lorsque ses petits-fils font une chose ou l'autre, doute de la qualité des mœurs de la nouvelle génération, et semble tenir fermement à la division sociale des classes, alors que la plupart des personnages des romans rêvent « que se dissipe le gouffre des classes » (Augustino; 29). L'éducation et la famille sont en réalité des représentations doxiques floues, auxquelles nous aurons l'occasion de nous attarder plus longuement dans la troisième section de cette recherche. Contentons-nous pour l'instant de remarquer que ces représentations ont des légitimations idéologiques variées, notamment en raison de leur rapport au passé et à la tradition. Les deux passages que nous avons examinés ont en effet l'intérêt de montrer à quel point la tradition est un nœud thématique important, indifféremment de sa connotation positive ou négative. Connotée négativement lorsqu'elle est abordée, comme dans les extraits cités, selon l'angle de la violence ou des classes sociales, la tradition prend aussi une tangente positive, notamment lorsqu'elle prend part au discours mémoriel ou historique. Il se développe aussi dans les romans tout un discours de conservation culturelle, sur lequel nous aurons également l'occasion de revenir plus

loin.

En plus de la doxa féministe, les trois romans mobilisent de nombreux traits

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les figures possibles de l'engagement, du renoncement et de la dévotion , un mélange du lexique politique et du lexique de la maternité (suggérant l'image d'une politique de la maternité, ou du maternage politique), et mille représentations d'aide :

[...] il y aurait bientôt à la résidence du capitaine, sur ses terres que dévorait l'eau, une fête de charité, un bazar, pensait Vénus, au profit

des enfants qui partaient pour l'école, rue Bahamas, sans déjeuner ni

collation, on ne les avait pas encore immunisés contre la variole, la

méningite, on ne leur avait administré aucun vaccin, les notables de la

ville seraient les hôtes de Vénus [...] (Foudre; 16)

[...] Daniel et Melanie appartenaient à cette Association des enfants rescapés, eux aussi s'appelaient Vincent, Augustino, Samuel, sauvons

les enfants qui ne peuvent plus être sauvés, pensait Melanie, car il est

trop tard, car ils sont devenus à huit ans, parfois plus petits, des

officiers, des commandants des guérilleros qui ont appris à exécuter, à

piller, dans la guérilla des adultes [...] (Soifs; 239)

Nous savons que dans le discours social, le discours humanitaire baigne dans un registre pathétique et fonctionne avant tout avec des images qui suscitent la compassion : jeunes enfants affamés et malades, blessés de guerre, paysages

sinistrés, etc. Dans les romans, l'image des victimes (de l'histoire, de la société, des

criminels ou simplement du hasard), qu'une forte accentuation des polarités singularise (« tuer les enfants de Melanie serait leur revanche sur ce monde défavorisé dans lequel ils étaient nés, eux qui n'avaient jamais été aimés, ni désirés, De nombreux personnages sont politiquement engagés, bien sûr, mais plusieurs sont aussi impliqués dans les activités communautaires de leur région. Un des personnage fait de l'aide humanitaire, un autre est infirmière dans les pays en développement. Un moine bouddhiste parcours les régions dévastées par la guerre ou les catastrophes écologiques pour apporter un support spirituel et nourrir les enfants, une sœur dévouée prend soin de son frère mourant, même s'ils ont eu une relation tumultueuse, une jeune musicienne organise des concerts de musique classique pour

qui étaient laids et gros, d'une obésité qui leur répugnait à eux-mêmes [...]» (Soifs; 246)) se donne ainsi comme l'icône « d'une époque insatiable d'innocentes vies » (Foudre; 59), et invite le lecteur à la compassion. L'univocité de ce discours n'est pas toujours évidente (« sauvons les enfants qui ne peuvent plus être sauvés », dit Melanie dans l'extrait précédent), puisque les personnages engagés dans des actions d'aide humanitaire (Asoka, Melanie, Nora et la jeune Jenny) doivent pour la plupart y sacrifier leur propre famille. Comme le discours féministe, le discours humanitaire met en texte des représentations aux légitimations idéologiques variées, en plus de se

raccrocher à toute une tradition littéraire.

[...] il lui semblait qu'Olivier avait oublié sa fierté d'orateur, pour l'écouter avec prévenance, il avait posé sa main sur l'épaule de Melanie, je pense souvent à vous, dit-il, vous êtes une femme très

active, une combattante, vous visez le bien de l'humanité, et vos enfants hériteront de ces valeurs, [...] qui sait si Samuel n'a pas choisi la véritable voie de l'engagement, avec la danse, dit Melanie, nos

enfants iront plus loin que nous, ils accompliront davantage [...]

(Augustine; 62)

[...] le maître de Samuel à New York, reprit Melanie, est notre

Balanchine noir, dit mon fils, dommage que tout ce qu'il crée soit si

près de la vie, il faut tout de même un peu respecter la tradition, dit

Olivier sur un ton distrait, s'avouant ne rien comprendre aux ballets

scandaleux du chorégraphe que citait Melanie, n'est-il pas trop innovateur, ne lui reproche-t-on pas de repousser trop loin les limites du corps? (Augustine; 66)

L'imaginaire du combat se rattache encore à un discours progressiste (l'action, la visée, le dépassement, l'innovation) qui mise sur les valeurs, les idées et les actions nouvelles, mais il est une fois de plus traversé par l'idée de la tradition et de l'héritage des valeurs. Entre ces deux extraits, Melanie déploie toute une réflexion sur l'œuvre du chorégraphe en question, qui s'inspire d'un événement historique et

veut rendre hommage à ses victimes. La contiguïté du discours progressiste et de

certains éléments d'un discours de conservation des valeurs traditionnelles et des

objets du passé éloigne la possibilité d'une lecture univoque de l'œuvre, où l'unique enjeu du geste narratif serait la défense des droits de l'homme. Derrière le combat pour l'hégémonie de sens que se livrent les éléments du discours progressiste et ceux du discours de conservation se cache nécessairement un enjeu second. En ce sens, il intéressant de remarquer la manière avec laquelle le discours humanitaire se raccroche, par la notion d'engagement, à toute une tradition de l'engagement artistique. De la même manière, et cela ne paraîtra que plus évident au terme de la

troisième section de notre étude, le discours humanitaire se rattache à ses racines

dans la pensée humaniste, aux valeurs de liberté, de tolérance et d'indépendance, bien sûr, mais aussi, et peut-être surtout, à deux visées fondamentales de cette pensée : la quête du savoir et la diffusion du patrimoine culturel.

Rupture et totalisation

Le lecteur attentif remarque d'ailleurs qu'à la fragmentation de la forme narrative et à la multiplication des discours et des voix s'oppose un mouvement totalisant, et que le discours progressiste, qui domine en apparence l'œuvre entière,

se mesure à de nombreux traits d'un discours antimoderne, voire conservateur, qui

soutient la reterritorialisation des valeurs traditionnelles et relève d'un mode de

représentation mythique. En ce qui concerne la forme narrative et la multiplication des voix, il faut d'abord savoir que pour la première fois, Biais renonce à marquer de manière claire la distance qui sépare le discours du narrateur de celui des

personnages. De la Belle Bête jusqu'à l'Ange de la solitude, la narration des romans

de Biais s'employait, même dans le courant de conscience, à maintenir cette

distance. Soit la parole des personnages était rapportée entre guillemets ou en retrait, soit elle était donnée dans le style indirect que Mikhaïl Bakhtine nomme verbalo- analytique, qui « intègre à la construction indirecte les mots et les tournures du

discours d'autrui qui caractérisent la configuration subjective et stylistique de ce

dernier en tant qu'expression . » Dans Soifs, la position verbale du narrateur est

beaucoup plus ambiguë. D'une part, le narrateur « cède la parole » à toute une fresque de personnages, laissant les uns et les autres exprimer leurs opinions et leurs préoccupations, victimes ou bourreaux, criminels ou religieux, artistes ou terroristes.

De nombreux passages semblent en effet venir tout droit de la conscience des personnages. D'autre part, ce qui a les apparences du courant de conscience n'en est pourtant jamais tout à fait, puisque c'est le narrateur qui donne le droit de parole aux

personnages et qui impose son langage. Dans une sorte de jeu de push and pull et

sans indications typographiques, la narration va et vient entre la parole des

personnages, celle du narrateur et une zone intermédiaire. Ce procédé narratif crée

un important brouillage énonciatif :

Et les lampes allumées dans le jardin, la musique et les scintillements de la nuit de fête avaient réveillé Augustino que Jenny rattrapait par les pans de sa cape de surhomme, sous l'oranger aux oranges amères, les cris pointus d'Augustino irritaient les oreilles de Mère, comment, il était plus de minuit et on ne l'avait pas encore couché, ne se

sauvait-il pas dès que Jenny contournait l'arbre dont les longues branches ployaient sous les fruits lourds, la surveillance de Jenny auprès des enfants n'était-elle pas un peu distraite, pensait Mère, elle jouait avec Augustino plus qu'elle ne le surveillait, lui touchant