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9 Claude Duchet, « La manœuvre du bélier Texte, intertexte et idéologie dans

L'insertion des noms propres est un véritable travail de nomination, qui participe à la problématisation thématique du discours historique. Dans le deuxième volet de la trilogie, le personnage de Melanie énonce clairement un aspect de ce problème :

[...] et disait Melanie à Esther, je sais que mes enfants garderont en

mémoire le nom de Gandhi, car on a beaucoup parlé de lui au siècle

passé [...], mais se souviendra-t-on de Rosa Parks et de son calme

défi aux racistes blancs, refusant de céder sa place dans un autobus à

Montgomery, en Alabama [...], oui, on se souviendra d'Einstein, maman [...] on se souviendra aussi de Nelson Mandela libérant l'Afrique du Sud de l'oppression, mais se souviendra-t-on d'une seule

femme, une suffragette, d'Emmeline Pankhurst, mère de quatre enfants, comme moi, fondant un mouvement de femmes en 1903, se souviendra-t-on de cette longue croisade pour le vote des femmes [...]. (Foudre; 217)

L'histoire est le résultat d'une série de choix, et c'est là un problème que les romans

posent de manière claire. Marie-Claire Biais est sensible au fait que la mémoire historique d'une société est le résultat d'une réduction radicale de la complexité de l'histoire à quelques événements et encore davantage à quelques figures importantes.

Comme le laisse entendre Melanie dans l'extrait précédent, le principal enjeu du caractère sélectif du discours historique est la marginalisation, voire l'oubli, de

certains événements et de certains groupes de personnes: «[...] il y a des anniversaires pour les personnes, peu d'anniversaires pour des tragédies qui ont bouleversé le monde, pensait Nora, les victimes ne parlent pas, on fait comme si elles n'avaient pas de voix, oubli ou silence [...] (Angustino; 172) Or, si l'histoire ne peut être que sélective, elle est particulièrement hostile aux femmes. Biais combat

ouvertement cette hostilité et fait de la « marginalité historique des femmes » son

sont aussi représentés. Biais prend ainsi parti pour les méconnus de l'histoire, et ses

romans signent de manière explicite un pacte pour la reconnaissance de leur place

dans le récit de l'humanité. Aussi Mary Ann Schadd Cary, Ida B. Wells Barnett,

Nina Mae McKinney, Ida Gray Mary, Eliza Mahoney, Nora McCorvey et bien d'autres sont nommées, et cela suffit déjà à revendiquer leur place au sein du « grand

récit ».

Dans ce projet, Marie-Claire Biais va très loin : jusqu'à éduquer son lecteur. C'est le cas de ce passage où Melanie réfléchit en écoutant la voix de Vénus, une jeune noire qui chante et se prostitue dans un cabaret de la ville :

[...] [Vénus] se moquait désormais de la compétence des Blancs, elle était Mary McLoed Bethune, née après l'abolition de l'esclavage, elle fondait la première école pour les filles noires en Floride, amie d'Eleanor Roosevelt, elle jouait un rôle important contre la

discrimination raciale, dans le gouvernement de son pays, car si haute était l'étendue de la voix de Vénus que transportait la joie, que s'effritaient contre sa fraîcheur le vieux monde et les ténèbres des ans écoulés [...] (Soifs; 248)

La posture est ici quasi didactique. Il y a dans le ton de cette narration une valeur éducative. Ce type de passage revient à plusieurs reprises, précisément dans les cas

où la personne est présumée inconnue ou méconnue :

[...] Jenny serait plus tard l'une de ces héroïne dont elle relisait

souvent la défiante histoire, dans son album, bien que pour les Blancs ces héroïnes ne fussent que des vestiges, pensait Jenny, leurs

photographies dans les journaux étaient entourées d'un trait de

cendre, elles étaient de retour dans ces limbes de la ségrégation, de l'oubli, où elles avaient toujours vécu, n'est-ce pas Melanie qui avait raconté leur histoire à Jenny, née en 1823, Mary Ann Schadd Cary

avait été la première femme journaliste noire du continent nord-

américain, elle avait publié au Canada le premier journal contre

des Blancs, mais sous les visages de Mary Ann Cary, la première

journaliste noire, comme sous les photographies de Crystal Bird Fauset, spécialiste des relations raciales en 1938, leader d'un parti démocratique à Philadelphie, ou d'Ida B. Wells Barnet, l'éditrice d'un journal pour la liberté d'expression, de Nina Mae McKinney, première actrice noire dans les théâtres de Ney York, d'Ida Gray, première femme chirurgien dentiste noire à Cincinnati, pourquoi tous ces visages entourés d'un trait de cendres étaient-ils encore violentés

au-delà de la mort, comme ils l'avaient été pendant leur vie, car

passaient encore sur eux l'outrage et le rejet, si près encore, le

souvenir de leur croisade contre le lynchage, violentés, ces visages

exigeaient que l'outrage fût réparé [...] (Soifs; 149)

Nous pouvons voir dans ces passages faisant l'éloge des pionnières des énoncés trop transparents ou trop peu « littérarisés », mais nous pouvons aussi les comprendre comme des dispositifs métadiscursifs, donc critiques, qui soulignent une rupture dans la fonction sémiotique des noms propres. Là où la simple nomination devrait suffire, les noms propres échouent à renvoyer à cet espace de reconnaissance que partage le

texte avec le lecteur. Pour ce dernier, Bethune, Schadd Cary et McKinney sont

présumés être des signes vides, sans signifié. Pour insister sur cette absence d'inter- ou de hors-texte, Biais intègre donc à la fiction des portions du texte historique